Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XII

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 189-201).


CHAPITRE XII,


Où entre autres choses M. Bohëmond de Tancarville nous apprend le dénouement du roman de Lalla-Rouhk, sa cousine, et voit reculer le dénouement du sien.




« Je t’attendais, me dit la suivante, pour l’assurer que tu es commensal de cette maison. Viens, suis-moi ; je vais te présenter à ma maîtresse. À ces paroles elle me mena dans un appartement composé de cinq à six pièces de plein pied, toutes plus magnifiquement meublées les unes que les autres. Quel luxe ! quelle magnificence ! Je me crus chez une vice —reine……

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» Si l’on eût écrit toutes les belles choses qui se dirent cette nuit chez Arsénié, on en aurait, je crois, composé un livre très instructif pour la jeunesse. »
Gil Blas.


La soirée d’une danseuse ressemble à toutes les soirées du grand monde. Les plus gaies de ces dames se piquent d’être chez elles d’une décence exemplaire, réservant pour les petits Comités le laisser-aller de leur esprit. Mademoiselle Maria Balai, citée comme une prude par ses camarades, en recevait une ou deux par exception, et n’invitait que les collets-montés des autres grands théâtres. On voyait d’ailleurs dans ses élégants salons presque toutes les notabilités des lettres et des arts, dandys et journalistes, seigneurs étrangers, jeunes pairs de France et députés, deux docteurs et deux avocats, trois agents de change, deux notaires, etc., etc. Dans ce microcosme ou monde en miniature, mademoiselle Maria était toute à tous, se multipliant en quelque sorte pour se montrer en même temps dans les diverses pièces de son appartement, et ayant un mot à dire à chacun, mais sans se laisser prendre à la conversation de ces bavards égoïstes qui s’emparent d’une maîtresse de maison et interceptent jusqu’aux plus timides saluts qu’on lui adresse, de peur de perdre un seul de leurs lieux communs, s’ils la laissent échapper. Il fallait voir M. Farine de Joyeuse-Garde s’étendre à son aise, tantôt dans un fauteuil, tantôt sur un divan, et puis s’approcher de mademoiselle Maria avec un air familier, mais être chaque fois remis à sa place, non par une hautaine répulsion, mais par cette affabilité qui conserve les distances sans fâcher personne. Paul remarqua l’art avec lequel Maria variait en quelque sorte, par les intonations de sa voix ou l’accompagnement de son sourire, les mêmes paroles du vocabulaire des salons, adressées tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Si elle manquait un peu de naturel, trop occupée à représenter, si elle jouait la comédie en faisant la grande dame, c’était pour elle un rôle si bien dans ses goûts et qui lui coûtait si peu d’efforts, qu’elle ne perdait aucune grâce à être digne.

Paul retrouva chez elle le vieux baron de la Roubine : — Mon jeune ami, lui disait celui-ci, je vous félicite de vous être fait présenter ici. Mademoiselle Maria peut former un jeune homme mieux qu’une duchesse… de la nouvelle cour. — Mais quelque aimable que fût le baron, Paul se laissa, sans regret, enlever à sa conversation par M. Bohëmond de Tancarville, qui, lui tendant la main, l’entraîna dans le boudoir de mademoiselle Maria, où il n’y avait alors personne, les salons n’étant pas encore pleins.

— Que je vous retrouve avec plaisir, lui dit Bohëmond quand ils furent dans le sanctuaire de la danseuse. J’avais pensé à vous pour cette soirée ainsi qu’à tous nos compagnons de voyage dont j’ai pu découvrir l’adresse. Mais j’ai vu, en présentant ma liste à mademoiselle Maria, que vous étiez déjà sur la sienne.

— J’ai toujours à vous remercier du souvenir et de l’intention, dit Paul.

— Eh bien, vous savez maintenant, continua M. Bohëmond de Tancarville, le nom de la femme adorable dont dépend le bonheur de ma vie ; vous voyez si j’ai trop vanté sa beauté, sa grâce et son air de reine.

— Et vous voilà décidé à réclamer l’accomplissement de votre promesse réciproque ?

— Ah ! mon cher ami, il ne s’agit plus de cela. Je suis d’une maladresse à en mourir de dépit, et mes affaires sont bien compromises. Le lendemain de mon retour à Paris, aux termes mêmes de sa promesse, mademoiselle Maria se trouvant libre à mon égard, comme moi au sien, m’a donné un nouveau concurrent, un anglais, un milord Suffolk à qui mes délais ont laissé la carrière ouverte. C’est un concurrent sérieux, celui-ci, et qui n’a pas hésité à offrir sa main avec son cœur. Il doit venir ce soir comme moi chercher une réponse définitive, et après avoir conquis péniblement le consentement de mon père, je me vois menacé de perdre le fruit d’un an de constance sinon de fidélité.

— Heureusement votre cousine est toujours là. Vous ferez la paix avec le grand Mogol.

— Ah ! mon cher ami, voilà justement où je maudis ma destinée. Je n’ai plus le choix. Je me suis pris dans mes propres filets. Au débotté de la diligence, si je puis parler ainsi, j’avais vu Maria. Je la trouvai résolue à me circonscrire rigoureusement dans les termes de notre contrat ; j’eus beau lui dire que sa confiance ne répondait pas à mon ardeur, elle resta inflexible et tout fut rompu entre nous. En sortant de chez elle, tout bouillant de dépit, je m’en allai embrasser mon père et lui déclarer que j’étais prêt à lui obéir. Mon père me reçut comme un autre enfant prodigue, et le lendemain nous allâmes ensemble saluer nos cousines, mademoiselle Éléonore de Rollonfort et sa nièce Laure. En entrant, j’ai d’abord le malheur de marcher sur la patte de Misapour, le chien au nom indien. Misapour pousse des cris épouvantables. Jugez de la mauvaise humeur de la savante Lalla Roukh. Je répare de mon mieux ma maladresse envers le quadrupède favori, en le caressant, moi qui autrefois me faisais un plaisir de taquiner la sotte bête, pour mieux dégoûter de moi sa maîtresse. Misapour me montre les dents et je suis forcé de convenir que je me suis fait là un ennemi mortel. Je me mets alors en frais d’amabilité auprès de ma cousine : je suis gai, sentimental tour à tour ; inutiles efforts, pas un sourire pour moi, réception glaciale. Nous sortons fort mécontents mon père et moi, mon père surtout, qui purge sa bile en me reprochant mon ancienne maladresse et en prenant même le parti du chien Misapour contre son propre fils.

Je l’apaise de mon mieux et je lui dis que j’ai un moyen sûr de charmer ma cousine, ma bonne étoile m’ayant fait rencontrer un illustre général qui revient de l’Inde et dont elle me saura gré de lui procurer la connaissance. En effet, dès le même jour, je me mets en quête du généralissime de la reine Somrou, et je le supplie de se laisser présenter le surlendemain à mesdemoiselles de Rollonfort. M. Mazade y consent, et à l’heure convenue nous partons. Je jouissais d’avance de la surprise que j’allais causer. On nous annonce, nous entrons… je triomphe ! À notre vue un sourire effleure déjà les lèvres de la nièce et de la tante ; mais M. Mazade, sans attendre que j’énumère ses titres et qualités, s’avance le premier vers ces dames. Après un salam très peu oriental, il leur baise la main et leur parle comme s’il les avait vues la veille… mon cher, il les avait connues avant son départ pour l’Inde. Le généralissime de la reine Somrou avait aimé, il y a douze ans, ma tendre cousine, et, qui pis est, il en avait été aimé. Ce titre de généralissime, il était allé le chercher sur les bords du Ganges avec l’espoir de revenir un jour en conquérant auprès de sa belle, et celle-ci n’avait étudié l’indoustani, n’avait appelé son chien Misapour, que parce qu’elle ne désespérait pas de revoir un jour son vainqueur.

— Quel roman ! s’écria Paul.

— Un roman, dites-vous : oui sans doute, mon cher, mais un roman comme ceux de Walter Scott, plus vrai que l’histoire. Ah ! si je n’avais trouvé l’aventure originale, quelle figure j’aurais faite en entendant ces deux amants se parler par tendres allusions et se regarder avec des sourires significatifs, pendant que j’étais occupé à me défendre des attaques rancunières de Misapour qui, ce jour-là, ayant reconquis l’offensive, aurait voulu m’emporter au moins un mollet pour venger sa patte encore un peu boiteuse ! Avec mon caractère, je pris mon parti en brave, d’autant plus que la réception de l’avant-veille ne m’avait pas permis de m’expliquer catégoriquement sur mes intentions. D’ailleurs, M. Mazade se mit à raconter à ces dames mes amours avec mademoiselle Maria, et elles promirent d’unir leurs efforts aux miens pour obtenir de mon père qu’il fît fléchir son préjugé aristocratique en faveur de la violence de ma passion et de la sagesse de celle que j’aimais. Malheureusement ces négociations ne sont arrivées à bien que depuis huit jours, et lorsque je suis revenu tomber aux pieds de Maria, j’ai trouvé, comme je vous l’ai dit, que je n’avais plus d’autres droits sur sa main que ceux que me laisse son indécision entre un établissement en Angleterre et un établissement en France.

En ce moment, quelques personnes firent invasion dans le boudoir et interrompirent la confidence moitié bouffonne, moitié sérieuse, de M. Bohëmond de Tancarville. « Voilà mon nouveau rival, dit-il, et je dois, par courtoisie, aller me faire secouer la main. » En effet, il s’approcha de lord Suffolk. Anglais à la taille haute, à la figure sérieuse, qui estropiait notre langue avec une imperturbable assurance, ne se donnant pas la peine de chercher ses mots ni de revenir sur une bévue. Pendant que les deux rivaux causaient ensemble, mademoiselle Maria entra elle-même, et faisant signe à Paul d’approcher : Messieurs, leur dit-elle, je vous présente M. Paul Ventairon, mon avocat, pour vous prier de vous trouver avec lui, dans ce même boudoir, à la fin de la soirée. Il vous dira à quel moyen j’ai dû avoir recours pour qu’aucun de vous ne puisse me reprocher une injuste préférence. Et après avoir débité ces paroles avec un air un peu théâtral, sentant bien qu’elle avait appliqué un dénouement de théâtre à une des affaires les plus graves de la vie, mademoiselle Maria laissa Paul avec ses deux soupirants pour aller continuer à faire les honneurs de ses salons.

Revenus de leur première surprise, lord Suffolk et M. Bohëmond de Tancarville demandèrent à Paul l’explication de ce qu’ils venaient d’entendre. Paul leur apprit alors ce qui s’était passé entre Maria et lui, en donnant le tour le plus favorable à cette invention, qui parut fort originale à milord Suffolk. Ce noble fils d’Albion, toujours avec le plus grand sang-froid, déclara que mademoiselle Maria était, dans son genre, aussi excentrique que lui dans le sien, car il se piquait de n’être pas comme tout le monde, même en Angleterre, où les types d’humoristes ne sont pas encore épuisés.

Le généralissime de la Begum Somrou, de retour de sa petite excursion, avait été invité par mademoiselle Maria ; il se réfugia dans le boudoir, un peu fatigué de l’attention sérieuse qu’excitait sa présence. Un journal du matin avait justement révélé son arrivée à Paris, et désormais il devait s’attendre à attirer partout la foule sur ses pas, comme l’attira deux ans après le général de Runset-Sing. Après avoir échangé quelques paroles avec Paul, il s’empara de son futur cousin, M. Bohëmond de Tancarville, et s’entretint presque exclusivement avec lui, laissant notre jeune avocat faire plus ample connaissance avec lord Suffolk.

Enfin les salons naguère trop pleins commencèrent à se dégarnir ; plus de joueurs aux tables d’écarté, plus d’artistes, plus de diplomates, plus d’hommes de lettres ; les derniers plateaux de glaces et de sorbets retournaient presque intacts à l’office, et mademoiselle Maria Balai, entrant dans son boudoir, n’y trouva plus que lord Suffolk et Bohëmond de Tancarville avec Paul Ventairon.

— Eh bien ! Paul, dit-elle, remettez à l’un de ces messieurs le papier qui doit faire de moi la femme fidèle et soumise de celui à qui le sort m’a destinée.

Tous les trois suivirent des yeux, avec émotion, la main de Paul ; mais, ô désappointement… — J’ai égaré mon portefeuille ! dit-il.

— Est-il possible ! s’écrièrent à la fois lord Suffolk, Bohëmond et Maria. Paul eut beau chercher…… Rien.

— Eh bien ! dit Bohëmond, tirons nous-mêmes au sort.

— Non pas, reprit lord Suffolk, le portefeuille doit se retrouver, et je parie quatre mille livres sterling, si vous voulez bien les tenir, monsieur Bohëmond, que je suis plus heureux que vous. Je vous préviens que je ne suis pas moins heureux en gageure qu’en amour.

— Quatre mille livres sterling ! Cent mille francs ! dit Bohëmond. Perdre cent mille francs et mademoiselle Maria ! Non, milord. Je consens à attendre que le portefeuille se retrouve.

— Heureusement, dit Paul, je me rappelle toutes les maisons où je suis allé aujourd’hui, et le numéro du cocher qui m’a conduit ici à l’heure du dîner.

— Demain, dit milord, je ferai afficher dix mille francs de récompense pour celui qui vous rapportera le portefeuille. Contenait-il de plus fortes valeurs ?

— Non certes, milord, c’est un portefeuille d’avocat sans cause et qui ne vaut pas dix francs.

— J’espère donc bien, dit milord, qu’on vous le rapportera pour dix mille francs… Monsieur de Tancarville, je renouvelle l’offre de ma gageure.

M. de Tancarville ne renouvela que son refus.

Conclusion. La séance fut levée et le dénouement de ce singulier mariage fut reculé jusqu’à ce que Paul eût retrouvé son portefeuille.