Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap X


CHAPITRE X,


Où le jeune avocat dîne tête à tête avec une fille
de Therpsicore.




To farmer Moss in Langar vale, came down
His only daughter, from her school in town ;
A tender, timid maid ! who knew not how
To pass a pig-sty, or to face a cow :
Smiling she came, with petty talents grac’d.
A fair complexion, and a slender waist[1].

Crabbe. The widow’s tale.


Le lendemain Paul reçut la stalle promise et se rendit à l’Opéra avec la double curiosité que lui inspiraient le spectacle et l’actrice. Non prévenu, il eût été ravi : mademoiselle Maria Balai était réellement une charmante danseuse. Si elle ne méritait pas tous les éloges qu’en faisait M. Farine de Joyeuse-Garde, si elle n’était pas la première déesse de cet olympe où Mercure s’amuse à faire le commerce des contremarques à la porte, il n’y en avait pas qui fussent assez belles ni assez gracieuses pour lui disputer la seconde place. Ce qui ajoutait à l’émotion de Paul, c’est qu’il reconnaissait très bien Mion Escoube, ses yeux, ses traits, sa taille, ses pieds mignons, sa jambe arlésienne, etc. Mais comme le costume, la musique, les décorations et les autres accessoires de la scène divinisaient ces dons de la nature !! Par moment l’illusion était tellement complète qu’il croyait être transporté en rêve au pays de féerie : autour de lui on applaudissait ; mais lui, il était en extase, et ses yeux ne perdaient pas un seul des mouvements de cette jeune fille métamorphosée en nymphe. Pour mettre le comble à son ravissement, il lui sembla bientôt que la nymphe ou la fée l’avait remarqué, qu’elle lui souriait et lui adressait les gestes parlants de sa pantomime. On conçoit tout l’enchantement d’une pareille communication ; il n’est pas de fascination aussi puissante. Si la toile ne fût pas enfin tombée entre Paul et la divinité, il serait, je crois, resté toute sa vie immobile dans sa stalle comme le Thésée des enfers classiques, mais plus heureux que lui[2].

Cette nuit-là, je ne parierais pas que Paul fut fidèle dans ses songes à sa belle et sérieuse cousine. Le matin, il allait sortir lorsqu’un jockey en livrée bleue et jaune lui remit un billet légèrement ambré où il lut ces mots :

« J’ai su hier que M. Paul Ventairon croyait avoir besoin d’être présenté à mademoiselle Maria Balai. Je me chargerai volontiers de l’introduire chez elle, puisqu’il veut bien se souvenir de sa compatriote

» Mion Escoube.

» P. S. Si M. Paul est libre, qu’il vienne aujourd’hui même à l’heure du dîner, rue de la Paix. »

Si Paul eût été un fat, il eût douté de cette sagesse de Mion tant vantée par M. Farine de Joyeuse-Garde ; il aima mieux croire que cette galante invitation n’exprimait que la franchise de la danseuse. Quand sonnèrent cinq heures, il se dirigea vers la rue de la Paix enveloppé de son manteau, probablement avec la chaste intention de le laisser, comme Joseph, si les danseuses de l’Académie Royale de Musique étaient trop tendres pour leurs compatriotes. Heureusement pour sa conscience de cousin amoureux, il ne fut pas mis à cette épreuve. M. Farine de Joyeuse-Garde n’avait dit que la vérité sur la vertu de mademoiselle Balai. Toutefois, cette vertu n’empêcha pas la danseuse de recevoir avec une joie cordiale notre jeune Arlésien.

— Ah ! lui dit-elle, monsieur Paul, vous vous êtes défié de ma mémoire ! j’ai oublié beaucoup en effet mais vous, vous dont la mère fut une amie pour la mienne ? Donnez-moi de ses nouvelles. Que vous êtes heureux de l’avoir conservée ! Ah ! si ma mère eût vécu ! Dites-moi, monsieur Paul, comment se portent Polonie, Estivalette, etc., etc. ? savent-elles ce que je suis devenue ? Parle-t-on quelquefois de moi ?

— Je crois que toutes vos amies ne seraient pas moins surprises que je l’ai été avant-hier si elles apprenaient votre brillante fortune.

— Quelques unes seraient encore plus scandalisées que surprises, n’est-ce pas ? Enfin j’espère les revoir sous un autre titre que celui de danseuse de l’Opéra !….

— Cependant l’éclat qui vous environne, votre talent, votre gloire……

— Vraiment, monsieur Paul, avez-vous été content de mon rôle d’hier, ou me flattez-vous ?

Paul exprima son admiration en des termes qui convainquirent Mion de sa sincérité.

— Eh bien, dit-elle, vous me faites plaisir, car j’aime les éloges, et je suis un peu blasée sur ceux qui me sont adressés chaque jour, monotone stéréotypie, formules toutes faites d’avance, grâces auxquelles un journaliste peut rendre compte d’une représentation qu’il n’a même pas vue.

— Ceci s’applique-t-il à notre ami Farine de Joyeuse-Garde ?

— À lui plus qu’à tout autre, quoique je ne me plaigne pas de son assiduité : Dieu sait, au contraire, qu’il n’est que trop exact à son poste ; il me semble que sa plume de fer est toujours là suspendue sur ma tête à chaque pas que je fais.

— Vous parlez de cette plume comme vous parleriez d’un stylet. Heureusement qu’en bon compatriote il ne le tourne pas contre vous !

— Il a des raisons pour cela ;… ah, mon cher Paul, si vous saviez ce qu’il en coûte pour avoir du talent et comme nos amours-propres d’artistes sont obligés d’en rabattre lorsque nous additionnons les frais de nos apothéoses ! Quant à moi, qui suis toute vanité, j’en conviens, il me tarde de changer de piédestal ; et tenez, mon cher Paul, il me semble, en vous voyant, revoir un frère ; je veux m’ouvrir à vous comme une sœur… Il y a si long-temps que je n’ai pu me livrer à cet instinct d’une amitié confiante qui n’a pas été heureusement éteint en moi par la tyrannie de ma marâtre ! Mon ami, je vous demande vos conseils ; connaissez-moi bien pour me guider dans la dernière crise de ma vie.

Vous souvenez-vous par quelle invention obligeante vous me sauvâtes d’une des scènes affreuses qui m’attendaient à la maison lorsque je me hasardais à aller secrètement voir une amie, assister à quelque fête, ou recevoir une leçon de danse ? Je ne l’ai pas oublié, moi, et vous fîtes même intervenir votre mère dans cet officieux mensonge, le seul peut-être qu’elle ait à se reprocher, la vertueuse femme ! Malheureusement ma marâtre ne manquait pas de prétextes pour me punir ou m’humilier, et, tout en prétendant qu’elle voulait, pour mon bien, me corriger de l’orgueil qui faisait en effet, j’en conviens, le fond de mon caractère, il n’était sorte de vils traitements auxquels je ne fusse condamnée. Moi qui revenais d’une pension où j’avais pris la robe de demoiselle, je me voyais réduite à être la servante de celle qui avait été la servante de ma mère. Mon père, complice malgré lui de ses mauvais traitements, ne s’apercevait pas que cet orgueil qu’on voulait ainsi étouffer sans ménagement ne faisait au contraire que se roidir et s’enraciner plus profondément encore dans mon cœur. Plus on reprochait à la mémoire de ma mère son ambition de faire de moi une demoiselle, plus cette ambition devenait la mienne, plus je me disais que ma mère avait bien compris que je n’étais pas née pour être confondue avec une femme grossière comme celle que le fatal caprice de mon père ne pouvait m’empêcher de mépriser. Malgré elle je serai dame, me disais-je en moi-même ; je réaliserai les rêves de ma mère et les miens quand petite fille encore, en m’endormant sur le genou maternel, je ne prévoyais pas que, devenue orpheline, je passerais par les dures épreuves de mon héroïne favorite. Cette héroïne était la pauvre Cendrillon ; mais je m’identifiais surtout à Cendrillon chaussant les deux pantoufles de verre, passant sa robe brodée, et montant dans son beau carrosse pour se rendre à la fête où elle fit l’admiration de toute la cour.

Ces espérances présomptueuses non seulement me soutenaient contre l’avilissement et le désespoir, mais elles furent aussi d’un grand secours pour mon inexpérience de jeune fille à la fois délaissée et opprimée, lorsque les beaux messieurs de la ville m’offraient leurs perfides consolations. Je sentis de bonne heure que j’étais perdue si ma marâtre pouvait me reprocher un faux pas avec un noble ou un bourgeois qui m’aurait trompée par une vaine promesse de mariage. Ma fierté me défendait encore mieux contre mes égaux. Cependant la persécution pouvait finir par me jeter dans les bras de quelque amant, peut-être même d’un malotru, qui m’aurait arrachée à une odieuse domination, si la pensée que je pouvais être un jour malheureuse sous les yeux de ma persécutrice et l’irrésistible entraînement de ma destinée ne m’avaient décidée à fuir le pays.

J’avais rencontré chez madame A***, la marchande de modes, madame Phillis, une des actrices de la troupe départementale qui venait à Arles donner des représentations d’été. Ma figure lui avait plu au premier abord ; elle m’avait invitée à monter quelquefois dans la chambre garnie qu’elle occupait dans la maison de madame A***. Je l’intéressai en lui racontant combien j’étais à plaindre, et je n’hésitai pas long-temps à la suivre lorsqu’elle me proposa de partir secrètement avec elle pour Lyon où elle venait d’être engagée au grand théâtre. Je n’avais encore aucun projet arrêté sur ce que je pourrais faire dans cette ville ; mais j’étais bien décidée à y mourir de faim plutôt que de retourner à Arles sous la dépendance de ma belle-mère. Je vécus trois mois à Lyon avec madame Phillis, qui avait cru me reconnaître des dispositions pour la comédie. J’appris même un rôle que j’osai débiter avec assurance devant le directeur ; dans ce rôle je devais feindre la folle et exécuter un pas de danse. Le directeur eut la franchise de me dire : Mon enfant, vous serez applaudie à triple salve lorsque vous danserez, mais je crains que vous n’arriviez pas sans encombre jusque là. D’ailleurs j’ai besoin d’une danseuse, et j’ai une amoureuse de trop. — Je le remerciai de l’avis, et, après un mois d’études, mon début fut annoncé dans le ballet de Clary. Soit que le parterre de Lyon y mît de l’indulgence, soit que je fusse bien inspirée, j’obtins un succès qui me prouva que le directeur avait raison. Ce succès se prolongea six mois, et, au bout de ce terme, je reçus des offres pour l’Académie royale de musique. Voilà bientôt deux ans que la faveur du public parisien ne s’est pas démentie, et cet été le public de Londres m’a jeté aussi des couronnes. Eh bien ! mon cher Paul, je vous l’avouerai, ma vanité n’est pas satisfaite ; je ne suis encore que princesse de théâtre, ou plutôt il me semble quelquefois, pour revenir à mon rêve de la pantoufle de verre, qu’il est temps que Cendrillon quitte le bal et que le prince qui est devenu amoureux d’elle vienne lui offrir sa main. Un désir ne m’a jamais abandonnée, moi qui ai semblé renoncer à tous les souvenirs du pays natal, moi qui ai traduit mon nom en français de peur que mes compatriotes ne me reconnussent sur l’affiche où il est écrit en grosses lettres pour attirer la foule…. Il me serait doux de retourner en carrosse à Arles, d’aller fièrement pardonner à ma marâtre, de porter des cadeaux à toutes mes anciennes compagnes, et de m’entendre appeler par elles Madame la Comtesse, ou Milady…. car j’ai le choix, monsieur Paul : au lieu d’un mari, il s’en présente deux.

— Avec le premier, continua mademoiselle Maria, je reste en France ; avec le second, je passe en Angleterre. Avec le premier, j’entre dans une noble et riche famille, mais malgré elle, et probablement j’y serai froidement accueillie ; avec le second, je m’exile chez une nation étrangère dont les mœurs me sont antipathiques. Le premier est Français, mais sa taille, un peu contrefaite, peut prêter au ridicule ; le second est plus agréable, mais il est Anglais, et j’ai horreur des Anglais autant que des bossus. Voilà mon embarras ; il s’agit de me prononcer avant huit jours, et vous êtes le seul ami désintéressé qui puisse me dire si je dois être plus heureuse comtesse en France que milady en Angleterre. Arrivé d’hier, ne connaissant ni mon soupirant de Paris, ni celui de Londres, vous ne pouvez pas comme mes autres amis être gagné soit par M. Bohëmond de Tancarville, soit par lord Suffolk.

— Ma pauvre amie, répondit Paul, vous avez du malheur en vous adressant à mon impartialité. Je connais un de vos prétendus, si on connaît M. de Tancarville après avoir voyagé avec lui de Lyon à Paris. Mais, entre nous, je vois que vous êtes vous-même au-dessus de toutes les préventions de cœur et de caprice qui trompent tant de femmes dans le choix d’un mari ; puisque vous n’aimez ni l’un ni l’autre de vos prétendus, et qu’il y a autant d’objections contre le comte que contre le milord, et réciproquement, à votre place je m’en remettrais au sort, qui jusqu’ici vous a si bien servie en vous conduisant des bords du Rhône aux bords de la Seine, de chez Avy votre premier maître de danse au théâtre gouverné par M. Véron.

— L’idée est drôle, dit mademoiselle Maria en riant. Forcée de prononcer moi-même l’arrêt de l’un de mes soupirants, ne voulant pas avoir sur la conscience le désespoir qui pourrait bien pousser milord au suicide si c’est monsieur le comte qui est le préféré, que le hasard en décide ! — À ces mots, elle remit une plume à Paul, et le pria d’écrire les noms de Suffolk et de Tancarville sur deux feuilles de papier qu’elle glissa dans deux enveloppes pareilles : puis, mettant dans une corbeille doublée de soie rose ces deux plis cachetés, elle les mêla et en retira un.

— Voilà l’heureux mortel, dit-elle, qui sera mon seigneur et maître !

— Voyons, dit Paul.

— Non pas encore, mon cher ami. Je ne dois me prononcer que d’aujourd’hui en huit, et je ne veux pas pendant huit jours avoir des regrets si la victime du sort allait tout-à-coup se rendre plus aimable que son rival. Restez le dépositaire de ce papier, Paul ; je vais brûler l’autre…. (elle le jeta au feu). Vous me le remettrez à une soirée que je donne la semaine prochaine pour prendre congé de mes amis, car mon engagement est rompu avec M. Véron, et, si je ne me mariais pas, c’est en Russie que j’irais le mois prochain continuer le long bal de Cendrillon.

Paul mit l’enveloppe dans son portefeuille après y avoir écrit, par suscription, les noms de Maria Balai, et sourit en pensant à M. Bohëmond de Tancarville. Si ce n’est pas lui que le sort a désigné, se dit-il en se rappelant le mot de Ninon de l’Enclos, il pourra s’écrier lui aussi : Ah ! le bon billet qu’a milord Suffolk !

Ce jour-là Paul et mademoiselle Maria Balai dînèrent tête à tête, et notre jeune avocat put admirer l’excellent ton de sa compatriote… Elle était réellement née pour les grandeurs ! il admira encore plus sa vertu : L’ambition qui perd tant de pauvres filles en les livrant au premier séducteur qui leur parle de mariage, avait conservé celle-ci sage et pudique sous la robe chiffonnée que sa marâtre la condamna jadis à porter, comme sous la tunique de gaze, de soie et d’or des nymphes d’Opéra.




  1. La fille du fermier Moss, dans le vallon de Langar, vint de son pensionnat en ville chez son père ; délicate et timide fille ! qui ne savait comment passer devant une loge à pourceaux, ni regarder en face une vache ; elle vint souriante, parée de petits talents, avec un teint blanc et une taille svelte.
    Crabbe. Le conte de la veuve.
  2.        Sedet æternumque sedebit
    Infelix Thesaeus.
    Virgile.