Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 7

(Tome 2p. 59-63).


VII



Lorsqu’il disait quelles démonstrations avaient accueilli M. le duc de Sairmeuse, Chanlouineau restait au-dessous de la vérité.

Chupin avait trouvé le secret de chauffer à blanc l’enthousiasme de commande des paysans si froids et si calculateurs qui l’entouraient.

C’était un dangereux gredin, que ce vieux maraudeur, pénétrant et cauteleux, hardi comme qui n’a rien, patient autant qu’un sauvage ; enfin, un de ces coquins complets et tout d’une venue, tels qu’on n’en trouve qu’au fond de la campagne.

On le craignait, et cependant on ne le connaissait pas complètement.

Toutes les ressources de son esprit, il les avait jusqu’alors dépensées misérablement à côtoyer, sans y tomber, les précipices du Code rural.

Pour se garder des gendarmes et pour dérober quelques sacs de blé, il avait dépensé des trésors d’intrigue à faire la fortune de vingt diplomates.

Les circonstances, il le disait souvent, l’avaient mal servi.

Aussi, est-ce désespérément qu’il s’accrocha à l’occasion rare et unique qui se présentait.

Comme de juste, ce rusé gredin n’avait rien dit des circonstances qui entouraient la restitution de Sairmeuse.

Les paysans ne connurent par lui que le fait brutal dont il allait semant la nouvelle de groupe en groupe.

— M. Lacheneur a rendu Sairmeuse, disait-il. Château, bois, vignes, terres à blé, il rend tout !…

C’était plus qu’il n’en fallait pour bouleverser tous ces propriétaires de la veille.

Si M. Lacheneur, cet homme si puissant à leurs yeux, se jugeait assez menacé pour aller au-devant d’une revendication, que ne devaient-ils pas craindre, eux, pauvres diables, sans appui, sans conseils, sans défense ?…

On leur affirmait que la loi allait les trahir, qu’un décret se préparait qui rendrait comme des chiffons de papier leurs titres de propriété, ils ne virent de salut que dans la générosité de M. de Sairmeuse, cette générosité que Chupin faisait briller devant leurs yeux comme un miroir à alouettes.

— Quand on n’est pas le plus fort, comme l’ormeau, disaient les orateurs de leurs délibérations, on plie comme l’osier, qui se relève quand l’orage est passé.

Et ils plièrent… Et leur soi-disant enthousiasme déborda avec un délire d’autant plus extravagant que la rancune et la peur s’y mêlaient.

À bien écouter, on eût reconnu dans certains cris l’accent de la rage et de la menace.

Enfin, comme il est rare que l’homme des campagnes, travaillé de défiances, ne garde pas une arrière-pensée, chacun d’eux se disait à part soi :

— Que risquons-nous à crier : « Vive M. le duc ! » Rien absolument. S’il se contente de cela pour tout loyer, bon ! S’il ne s’en contente pas, il sera toujours temps de voir à trouver autre chose.

Là-dessus, ils clamaient à s’égosiller…

Et tout en savourant son café dans la petite salle du presbytère, le duc se laissait aller à son ravissement.

Il devait, lui, le grand seigneur du temps passé, l’incorrigé et l’incorrigible, l’homme des grotesques préjugés et des illusions obstinées, il devait prendre pour argent comptant les acclamations, fausse monnaie de la foule, « véritable monnaie de singe, » prétendait Chateaubriand.

— Que me chantiez-vous donc, curé ? disait-il à l’abbé Midon. Comment avez-vous pu me peindre vos populations comme mal disposées pour nous ? Ce serait à croire, jarnibleu ! que les mauvaises dispositions n’existent que dans votre esprit et votre cœur.

L’abbé Midon se taisait. Qu’eût-il pu répondre !…

Il ne concevait rien à ce revirement brusque de l’opinion, à cette allégresse soudaine, succédant au plus sombre mécontentement.

— Il y a quelqu’un sous tout ceci !… pensait-il.

Ce quelqu’un ne tarda pas à se révéler.

Enhardi par son succès, Chupin osa se présenter au presbytère.

Il s’avança dans le salon, l’échine arrondie en cerceau, humble, rampant, l’œil plein des plus viles soumissions, un sourire obséquieux aux lèvres.

Et, par l’entre-bâillement de la porte, on apercevait dans l’ombre du corridor le profil peu rassurant de ses deux fils.

Il venait en ambassadeur, il le déclara après une interminable litanie de protestations. Il venait conjurer « monseigneur » de se montrer sur la place.

— Eh bien !… Oui ! s’écria le duc en se levant, oui, je veux me rendre aux désirs de ces bonnes gens !… Suivez-moi, marquis !

Il parut sur le seuil de la porte de la cure, et aussitôt un immense hurrah s’éleva, tous les fusils des pompiers furent déchargés en l’air, les pierriers firent feu… Jamais Sairmeuse n’avait ouï pareil fracas d’artillerie. Il y eut trois vitres de cassées au Bœuf couronné.

Véritable grand seigneur, M. le duc de Sairmeuse sut garder sa froideur hautaine et indifférente, — s’émouvoir est du commun — mais en réalité il était ravi, transporté.

Si ravi qu’il chercha vite comment récompenser cet accueil.

Un simple coup d’œil jeté sur les titres remis par Lacheneur lui avait appris que Sairmeuse lui était rendu presque intact.

Les lots détachés de l’immense domaine et vendus séparément étaient d’une importance relativement minime.

Le duc pensa qu’il serait politique et peu coûteux d’abandonner ces misérables lopins de terre, partagés peut-être entre quarante ou cinquante paysans.

— Mes amis, cria-t-il d’une voix forte, je renonce pour moi et mes descendants à tous les biens de ma maison que vous avez achetés, ils sont à vous, je vous les donne !…

Par cette donation grotesque, M. de Sairmeuse pensait porter au comble sa popularité. Erreur. Il assurait simplement la popularité de Chupin, l’organisateur de la comédie, de Chupin qui se dessinait en personnage.

Et pendant que le duc se promenait d’un air fier et satisfait au milieu des groupes, les paysans riaient et se moquaient. Ne venaient-ils pas de jouer « l’ancien seigneur, » comme disaient les vieux.

Même, s’ils s’étaient si promptement déclarés contre Chanlouineau, c’est que la donation leur semblait un peu fraîche… sans cela…

Mais le duc n’eut pas le temps de se préoccuper de cet incident qui frappa vivement son fils…

Un de ses anciens amis de l’émigration, le marquis de Courtomieu, qu’il avait prévenu de son arrivée par un exprès, accourait à sa rencontre, suivi de sa fille, mademoiselle Blanche.

Martial ne pouvait pas ne pas offrir son bras à la fille de l’ami de son père, et ils se promenèrent à petits pas, à l’ombre des grands arbres, pendant que le duc de Sairmeuse renouvelait connaissance avec toute la noblesse des environs…

Il n’était pas un hobereau qui ne tînt à serrer la main de M. de Sairmeuse. D’abord, il possédait, affirmait-on, plus de vingt millions en Angleterre. Puis, il était l’ami du roi, et chacun, pour soi, pour ses parents, pour ses amis, avait quelque requête à faire appuyer…

Pauvre roi !… il eût eu la France entière à partager comme du gâteau entre tous ces appétits, qu’il ne les eût pas satisfaits…

Ce soir-là, après un grand dîner au château de Courtomieu, le duc coucha au château de Sairmeuse, dans la chambre qu’avait occupée Lacheneur, comme Louis XVIII, disait-il en riant, dans la chambre de « Buonaparte. »

Il était gai, causeur, plein de confiance dans l’avenir.

— Ah !… on est bien chez soi, répétait-il à son fils.

Mais Martial ne répondait que du bout des lèvres.

Sa pensée était obsédée par le souvenir de deux femmes qui, dans cette journée, l’avaient ému, lui si peu accessible à l’émotion. Il songeait à ces deux jeunes filles si différentes :

Blanche de Courtomieu… Marie-Anne Lacheneur.