Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 6

(Tome 2p. 50-59).

VI


Il y avait bien des années déjà que Maurice et Marie-Anne s’aimaient.

Enfants, ils avaient joué ensemble sous les ombrages magnifiques de Sairmeuse et dans les allées du parc d’Escorval.

Alors, ils couraient après les papillons, ils cherchaient parmi le sable de la rivière les cailloux brillants, ou ils se roulaient dans les foins pendant que leurs mères se promenaient le long des prairies de l’Oiselle.

Car leurs mères étaient amies…

Mme Lacheneur avait été élevée comme les filles des paysans pauvres, et c’est à grand’peine que, le jour de son mariage, elle parvint à former sur le registre les lettres de son nom.

Mais, à l’exemple de son mari, elle avait compris que prospérité oblige, et avec un rare courage, couronné d’un succès plus rare encore, elle avait entrepris de se donner une éducation en rapport avec sa fortune et sa situation nouvelle.

Et la baronne d’Escorval n’avait pas résisté à la sympathie qui l’entraînait vers cette jeune femme si méritante, en qui elle avait reconnu, sous ses simples et modestes dehors, une intelligence supérieure et une âme d’élite.

Quand était morte Mme Lacheneur, Mme d’Escorval l’avait pleurée comme une sœur préférée.

De ce moment, l’attachement de Maurice prit un caractère plus sérieux.

Élevé à Paris dans un lycée, il arrivait quelquefois que ses maîtres avaient à se plaindre de son application.

— Si tes professeurs sont mécontents, lui disait sa mère, tu ne m’accompagneras pas à Escorval aux vacances, tu ne verras pas ta petite amie…

Et cette simple menace suffisait pour obtenir du turbulent écolier un redoublement d’ardeur au travail.

Ainsi, d’année en année était allée s’affirmant cette grande passion qui devait préserver Maurice des inquiétudes et des égarements de l’adolescence.

Noble et chaste passion d’ailleurs, et de celles dont le spectacle réjouit, dit-on, et rend jaloux les anges du ciel.

Ils étaient, ces beaux enfants si épris, timides et naïfs autant l’un que l’autre.

De longues promenades à la brune, sous les yeux de leurs parents, un regard où éclatait toute leur âme quand ils se revoyaient, quelques fleurs échangées, — reliques précieusement conservées… — telles étaient leurs joies.

Ce mot magique et sublime : amour, si doux à bégayer et si doux à entendre, ne monta pas une seule fois de leur cœur à leurs lèvres.

Jamais l’audace de Maurice n’avait dépassé un serrement de main furtif. Jamais Marie-Anne n’avait été osée autant que ce matin même, en reconduisant son ami.

Cette tendresse mutuelle, les parents ne pouvaient l’ignorer, et s’ils fermaient les yeux, c’est qu’elle ne contrariait en rien leurs desseins.

M. et Mme d’Escorval ne voyaient nul obstacle à ce que leur fils épousât une jeune fille dont ils avaient pu apprécier le noble caractère, bonne autant que belle, et la plus riche héritière du pays, ce qui ne gâtait rien.

M. Lacheneur, de son côté, était ravi de cette perspective de devenir, lui, l’ancien valet de charrue, l’allié d’une vieille famille dont le chef était un homme considérable.

Aussi, sans que jamais un seul mot direct eût été hasardé, soit par le baron, soit par M. Lacheneur, une alliance entre les deux familles était arrêtée en principe…

Oui, le mariage était parfaitement décidé…

Et cependant, à l’impétueuse et inattendue déclaration de Maurice, il y eut dans le salon un mouvement de stupeur.

Ce mouvement, le jeune homme l’aperçut malgré son trouble, et inquiet de sa hardiesse, il interrogea son père du regard.

Le baron était fort grave, triste même, mais son attitude n’exprimait aucun mécontentement.

Cela rendit courage au pauvre amoureux.

— Vous m’excuserez, monsieur, dit-il à Lacheneur, si j’ai osé vous présenter ainsi une telle requête… C’est en ce moment où le sort vous accable que vos amis doivent se montrer… heureux si leurs empressements peuvent vous faire oublier les indignes traitements dont vous avez été l’objet…

Tout en parlant, il gardait assez de sang-froid pour observer Marie-Anne.

Rougissante et confuse, elle détournait à demi la tête, peut-être pour dissimuler les larmes qui inondaient son visage, larmes de reconnaissance et de joie.

L’amour de l’homme qu’elle aimait sortait victorieux d’une épreuve qu’il serait imprudent à beaucoup d’héritières de tenter.

Maintenant, oui, elle pouvait se dire sûre du cœur de Maurice.

Lui, cependant, poursuivait :

— Je n’ai pas consulté mon père, monsieur, mais je connais son affection pour moi et son estime pour vous… Quand le bonheur de ma vie est en jeu, il ne peut vouloir que ce que je veux… Il doit me comprendre, lui qui a épousé ma chère mère sans dot…

Il se tut, attendant son arrêt…

— Je vous approuve, mon fils, dit M. d’Escorval d’un son de voix profond, vous venez de vous conduire en honnête homme… Certes, vous êtes bien jeune pour devenir le chef d’une famille, mais, vous l’avez dit, les circonstances commandent.

Il se retourna vers M. Lacheneur, et ajouta :

— Mon cher ami, je vous demande pour mon fils la main de Marie-Anne.

Maurice n’avait pas espéré un succès si facile…

Dans son délire, il était presque tenté de bénir cet haïssable duc de Sairmeuse, auquel il allait devoir un bonheur si prochain…

Il s’avança vivement vers son père, et lui prenant les mains, il les porta à ses lèvres, en balbutiant :

— Merci !… vous êtes bon !… je vous aime !… Oh ! que je suis heureux !

Hélas ! le pauvre garçon se hâtait trop de se réjouir. Un éclair d’orgueil avait brillé dans les yeux de M. Lacheneur, mais il reprit vite son attitude morne.

— Croyez, monsieur le baron, que je suis profondément touché de votre grandeur d’âme… oh ! oui, bien profondément. Vous venez d’effacer jusqu’au souvenir de mon humiliation… Mais pour cela précisément, je serais le dernier des hommes si je ne refusais pas l’insigne honneur que vous faites à ma fille.

— Quoi !… fit le baron stupéfait, vous refusez…

— Il le faut.

Foudroyé tout d’abord, Maurice s’était redressé, puisant dans son amour une énergie qu’il ne se connaissait pas.

— Vous voulez donc briser ma vie, monsieur, s’écria-t-il, briser notre vie, car si j’aime Marie-Anne… elle m’aime…

Il disait vrai, il était aisé de le voir. La malheureuse jeune fille, si rouge l’instant d’avant, était devenue plus blanche que le marbre, elle semblait atterrée et adressait à son père des regards éperdus.

— Il le faut, répéta M. Lacheneur, et plus tard, Maurice, vous bénirez l’affreux courage que j’ai en ce moment.

Effrayée du désespoir de son fils, Mme d’Escorval intervint.

— Ce refus, commença-t-elle, a des raisons…

— Aucune que je puisse dire, madame la baronne. Mais jamais, tant que je vivrai, ma fille ne sera la femme de votre fils.

— Ah !… vous tuez mon enfant !… s’écria la baronne.

M. Lacheneur hocha tristement la tête.

— M. Maurice, dit-il, est jeune, il se consolera, il oubliera…

— Jamais ! interrompit le pauvre amoureux, jamais !…

— Et votre fille ? interrogea la baronne.

Ah ! c’était bien là vraiment la place faible, celle où il fallait frapper ; l’instinct de la mère ne s’était pas trompé. M. Lacheneur eut une minute d’hésitation visible, mais se raidissant contre l’attendrissement qui le gagnait.

— Marie-Anne, répondit-il lentement, sait trop ce qu’est le devoir pour ne pas obéir quand il commande… Quand je lui aurai dit le secret de ma conduite, elle se résignera, et si elle souffre, elle saura cacher ses souffrances…

Il s’interrompit. On entendait dans le lointain, comme une fusillade, des feux de file que dominait la voix puissante du canon.

Tous les fronts pâlirent. Les circonstances donnaient à ces sourdes détonations une signification terrible.

Le cœur serré d’une pareille angoisse, M. d’Escorval et Lacheneur se précipitèrent sur la terrasse.

Mais déjà tout était rentré dans le silence. Si large que fût l’horizon, l’œil n’y découvrait rien. Le ciel était bleu, pas un nuage de fumée ne se balançait au-dessus des arbres.

— C’est l’ennemi, gronda M. Lacheneur d’un ton qui disait bien quel cœur il eût, comme cinq cent mille autres, pris le fusil et marché aux alliés…

Il s’arrêta… Les explosions reprenaient avec plus de violence, et durant cinq minutes elles se succédèrent sans interruption.

M. d’Escorval écoutait les sourcils froncés.

— Ce n’est pas là, murmurait-il, le feu d’un engagement…

Demeurer plus longtemps dans cet état d’anxiété était impossible.

— Si tu veux bien me le permettre, père, hasarda Maurice, je vais aller aux informations ?

— Va !… répondit simplement le baron, mais s’il y a quelque chose, ce dont je doute, ne t’expose pas, reviens.

— Oh !… sois prudent !… insista Mme d’Escorval, qui voyait déjà son fils exposé aux plus affreux dangers.

— Soyez prudent, insista Marie-Anne, qui était seule à comprendre quels attraits devait avoir le péril pour ce malheureux désespéré.

Les recommandations étaient inutiles. Au moment où Maurice s’élançait vers la porte, son père le retint.

— Attends, lui dit-il, voici venir là-bas quelqu’un qui nous donnera peut-être des renseignements.

En effet, au coude du chemin de Sairmeuse, un homme venait d’apparaître.

Il marchait à grands pas, au milieu de la route poudreuse, la tête nue sous le soleil, et par moments il brandissait son bâton, furieusement, comme s’il eût menacé un ennemi visible pour lui seul.

Bientôt on put distinguer ses traits.

— Eh !… c’est Chanlouineau, exclama M. Lacheneur.

— Le propriétaire des vignes de la Borderie ?

— Précisément… Le plus beau gars du pays et le meilleur aussi. Ah ! il a du bon sang dans les veines, celui-là, et on peut se fier à lui.

— Il faut le prier de monter, dit M. d’Escorval.

M. Lacheneur se pencha sur la balustrade, et appliquant ses deux mains en guise de porte-voix devant sa bouche, il appela :

— Ohé !… Chanlouineau.

Le robuste gars leva la tête.

— Monte !… cria Lacheneur, monsieur le baron veut te parler.

Chanlouineau répondit par un geste d’assentiment, on le vit dépasser la grille, traverser le jardin, enfin il parut à la porte du salon.

Ses traits bouleversés, ses vêtements en désordre trahissaient quelque grave événement. Il n’avait plus de cravate, et le col de sa chemise déchiré laissait voir son cou musculeux.

— Où se bat-on ? demanda vivement Lacheneur ; avec qui ?…

Chanlouineau eut un ricanement nerveux qui ressemblait fort à un rugissement de rage.

— On ne se bat pas, répondit-il, on s’amuse. Ces coups de fusil que vous entendez sont tirés en l’honneur et gloire de M. le duc de Sairmeuse.

— C’est impossible…

— Je le sais bien… et cependant c’est la pure vérité. C’est Chupin, le misérable maraudeur, le voleur de fagots et de pommes de terre, qui a tout mis en branle… Ah ! canaille !… si je te trouve jamais à portée de mon bras, dans un endroit écarté, tu ne voleras plus !…

M. Lacheneur était confondu.

— Enfin, que s’est-il passé ? interrogea-t-il.

— Oh !… c’est simple comme bonjour. Quand le duc est arrivé à Sairmeuse, Chupin, le scélérat, ses deux gredins de fils et sa femme, l’infâme vieille, se sont mis à courir après la voiture, comme des mendiants après une diligence, en criant : « Vive monsieur le duc ! » Lui, enchanté, qui s’attendait peut-être à recevoir des pierres, a fait remettre un écu de six livres à chacun de ces gueux. L’argent, vous m’entendez, a mis Chupin en appétit, et il s’est logé en tête de faire à ce vieux noble une fête comme on en faisait à l’Empereur. Ayant appris par Bibiane, une langue de vipère, tout ce qui s’était passé chez le curé entre vous, monsieur Lacheneur, et M. le duc de Sairmeuse, il est venu le conter sur la place… Voilà aussitôt tous les acquéreurs de biens nationaux saisis de peur. Le Chupin comptait là-dessus… et bien vite il se met à raconter à ces pauvres imbéciles qu’ils n’ont qu’à brûler de la poudre au nez du duc pour obtenir la confirmation des ventes…

— Et ils l’ont cru ?

— Dur comme fer… Ah ! les préparatifs n’ont pas été longs. On est allé prendre à la mairie les fusils des pompiers, on a sorti de leur hangar les trois pierriers des fêtes publiques, le maire a donné de la poudre… et vous avez entendu. Quand j’ai quitté Sairmeuse, ils étaient plus de deux cents braillards devant le presbytère, qui criaient : Vive monseigneur, vive M. le duc de Sairmeuse !…

C’est bien là ce qu’avait deviné M. d’Escorval.

— Voilà, en petit, l’ignoble comédie du roi à Paris, murmura-t-il. La bassesse et la lâcheté humaines sont semblables partout !…

Cependant, Chanlouineau poursuivait :

— Enfin, fête complète !… Le diable avait sans doute prévenu les nobles des environs, car tous sont accourus… On dit que M. de Sairmeuse est le grand ami du roi et qu’il en obtient tout ce qu’il veut… Aussi, il fallait voir comment les autres lui parlaient !… Je ne suis qu’un pauvre paysan, moi, — il disait « pésan » — mais jamais je ne me mettrais à plat devant un homme, comme ces vieux, si fiers avec nous autres, devant le duc… Ils lui léchaient les mains… Et lui se laissait faire. Il se promenait sur la place avec le marquis de Courtomieu…

— Et son fils ?… interrompit Maurice.

— Le marquis Martial, n’est-ce pas ?… Il se promenait aussi devant l’église, donnant le bras à Mlle Blanche de Courtomieu… Ah ! je ne sais pas comment il y a des gens pour la trouver jolie… une fille qui n’est pas plus grande que ça, si blonde qu’on dirait qu’elle a des cheveux morts sur la tête… Enfin !… ils riaient tous deux, ils se moquaient des paysans… On dit qu’ils vont se marier. Et même, ce soir, on donne un grand dîner au château de Courtomieu en l’honneur du duc…

Il avait conté tout ce qu’il savait, il s’arrêta.

— Tu n’as oublié qu’une chose, fit M. Lacheneur, c’est de nous dire pourquoi tes habits sont déchirés comme si tu t’étais battu ?…

Le robuste gars hésita un moment, puis brusquement :

— Je puis bien vous le dire tout de même, répondit-il. Pendant que Chupin prêchait, je prêchais aussi, et pas pour le même saint… Encore un peu, et je faisais manquer son coup. Le coquin a couru tout rapporter. Aussi, en traversant la place, le duc s’est arrêté devant moi : « Tu es donc une mauvaise tête ? » m’a-t-il dit. J’ai répondu que non, mais que je connaissais mes droits. Alors il m’a pris par ma cravate, et il m’a secoué en me disant qu’il me corrigerait et qu’il me reprendrait ses vignes… Saint bon Dieu !… Quand j’ai senti la main de ce vieux, tout mon sang n’a fait qu’un tour… Je l’ai empoigné à bras le corps !… Heureusement on s’est jeté à six sur moi et j’ai été obligé de lâcher prise… Mais qu’il ne s’avise jamais de venir rôder autour de mes vignes !…

Ses poings se crispaient, toute sa personne menaçait ; le feu des révoltes flambait dans ses yeux.

Et M. d’Escorval se taisait, épouvanté de ces haines si imprudemment allumées, et dont l’explosion, pensait-il, serait terrible…

Mais M. Lacheneur s’était redressé.

— Il faut que je regagne ma masure, dit-il à Chanlouineau, tu vas m’accompagner, j’ai un marché à te proposer…

M. et Mme d’Escorval, stupéfaits, essayèrent de le retenir ; mais il ne se laissa pas fléchir, et il sortit entraînant sa fille.

Pourtant Maurice ne désespérait pas encore.

Marie-Anne lui avait promis qu’elle l’attendrait le lendemain, dans le bois de sapins qui est au bas des landes de la Rêche.