Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 8

(Tome 2p. 63-67).

VIII


Ceux-là seuls qui, aux jours radieux de l’adolescence, ont aimé, ont été aimés et ont vu, tout à coup, s’ouvrir entre eux et le bonheur un abîme infranchissable, ceux-là seuls peuvent comprendre la douleur de Maurice d’Escorval.

Tous les rêves de sa vie, tous ses projets d’avenir reposaient sur son amour pour Marie-Anne.

Cet amour lui échappant, l’édifice enchanté de ses espérances s’écroulait, et il gisait foudroyé au milieu des ruines.

Sans Marie-Anne, il n’apercevait ni but, ni sens à son existence.

C’est qu’il ne s’abusait pas. Si tout d’abord son rendez-vous pour le lendemain lui était apparu comme le salut même, il se disait, en y réfléchissant froidement, que cette entrevue ne changerait rien, puisque tout dépendait d’une volonté étrangère, la volonté de M. Lacheneur.

Il garda donc, tout le reste de la journée, un morne silence. L’heure du dîner venue, il se mit à table, mais il lui fut impossible d’avaler une bouchée, et il demanda bientôt à ses parents la permission de se retirer.

M. d’Escorval et la baronne échangèrent un regard affligé, mais ils ne se permirent aucune observation.

Ils respectaient cette douleur qu’ils étaient si dignes de partager. Ils savaient qu’il est de ces chagrins cuisants qui s’irritent de toute consolation, pareils à ces blessures qui saignent, si légère que soit la main qui les panse.

— Pauvre Maurice !… murmura Mme d’Escorval, dès que son fils se fut retiré.

Et son mari ne répondant pas :

— Peut-être, ajouta-t-elle d’une voix hésitante, peut-être serait-il sage à nous de ne pas l’abandonner seul aux inspirations de son désespoir.

Le baron tressaillit. Il ne devinait que trop l’horrible appréhension de sa femme.

— Nous n’avons rien à redouter, prononça-t-il vivement ; j’ai entendu Marie-Anne promettre à Maurice de l’attendre demain au bois de la Rèche.

La malheureuse mère respira plus librement. Tout son sang s’était glacé à cette idée que son fils songerait peut-être au suicide ; mais elle était mère, elle voulait savoir.

Elle monta rapidement à la chambre de son fils, entre-bâilla doucement la porte, et regarda… Il était si bien perdu dans ses tristes rêveries, qu’il n’entendit rien et ne soupçonna même pas la sollicitude qui veillait sur lui.

Maurice était à sa fenêtre, les coudes sur la barre d’appui, le front entre ses mains, et il regardait…

Bien que sans lune, la nuit était claire, et par delà le léger brouillard blanc qui indiquait le cours de l’Oiselle, il apercevait la masse imposante du château de Sairmeuse, avec ses tourelles et ses toits dentelés.

Que de fois il l’avait contemplé ainsi, au milieu du silence, ce château qui abritait ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux au monde.

De sa fenêtre, il apercevait les fenêtres de Marie-Anne, et son cœur battait plus fort quand il les voyait s’éclairer.

— Elle est là, se disait-il, dans sa blanche chambre de jeune fille… Elle s’agenouille pour dire ses prières… Elle murmure mon nom après celui de son père en implorant la bénédiction de Dieu…

Mais ce soir, il n’avait pas à attendre qu’une lumière brillât derrière les vitres de cette fenêtre chérie.

Marie-Anne n’était plus à Sairmeuse… elle en avait été chassée.

Où était-elle, maintenant ?… Elle n’avait plus d’autre asile, elle, accoutumée aux recherches de la richesse, qu’une misérable masure couverte de chaume, dont les murs n’étaient même pas blanchis à la chaux, sans autre plancher que le sol même, poudreux en été comme la grande route et boueux en hiver.

Elle en était réduite à garder pour elle-même l’aumône que, charitable en sa prospérité, elle destinait à de pauvres gens.

Que faisait-elle à cette heure ?… Elle pleurait sans doute…

À cette idée, le cœur du pauvre Maurice se brisait.

Mais que devint-il, quand un peu après minuit, il vit soudainement s’illuminer le château de Sairmeuse ?

Le duc et son fils rentraient ; après le dîner de fête du marquis de Courtomieu, et avant de se coucher, ils visitaient cette magnifique demeure où avaient vécu leurs pères. Ils reprenaient pour ainsi dire possession de ce château dont M. de Sairmeuse n’avait pas franchi le seuil depuis vingt-deux ans, et que Martial ne connaissait pas.

Maurice vit les lumières courir d’étage en étage, de chambre en chambre, et enfin les fenêtres de Marie-Anne s’éclairèrent.

À ce spectacle, le malheureux ne put retenir un cri de rage.

Des hommes, des étrangers, entraient dans ce sanctuaire d’une vierge, où il osait à peine, lui, pénétrer par la pensée.

Ils foulaient insoucieusement le tapis de leurs lourdes bottes, ils parlaient haut. Maurice frémissait, en songeant à ce que se permettait peut-être leur insolente familiarité. Il lui semblait les voir examiner et toucher ces mille riens dont aiment à s’entourer les jeunes filles, ils ouvraient les armoires, ils lisaient une lettre inachevée laissée sur le pupitre…

Jamais avant cette soirée Maurice n’eût voulu croire qu’on pouvait haïr quelqu’un autant qu’il haïssait ces Sairmeuse.

Désespéré, il se jeta sur son lit, et le reste de la nuit se passa à songer à ce qu’il dirait à Marie-Anne et à chercher une issue à une inextricable situation.

Levé avant le jour, il erra dans le parc comme une âme en peine, redoutant et appelant le moment où son sort serait fixé. Mme d’Escorval eut besoin de toute son autorité pour le décider à prendre quelque chose ; il ne s’apercevait pas que depuis la veille au matin il n’avait rien mangé.

Enfin, comme onze heures sonnaient, il partit.

Les landes de la Rèche étant situées de l’autre côté de l’Oiselle, Maurice dut gagner, pour traverser la rivière, un endroit où il y avait un bac, à une portée de fusil d’Escorval. Quand il arriva au bord de l’eau, il y trouva six ou sept paysans, hommes et femmes, qui attendaient le passeur.

Ces gens ne remarquèrent pas Maurice. Ils causaient ; il écouta.

— Pour vrai, c’est vrai, disait un gros garçon à l’air réjoui, et moi qui vous parle, je l’ai entendu de la propre bouche de Chanlouineau, hier soir… Il ne se tenait pas de joie… « Je vous invite tous à la noce ! criait-il, j’épouse la fille de M. Lacheneur, c’est décidé. »

Cette stupéfiante nouvelle atteignait Maurice comme un coup de bâton sur la tête. Sa stupeur fut telle, qu’il perdit jusqu’à la faculté de réfléchir.

— Du reste, poursuivait le gros garçon, il y a assez longtemps qu’il en était amoureux… c’est connu. Il fallait voir ses yeux, quand il la rencontrait… des brasiers, quoi !… Il en maigrissait. Tant que le père a été dans les grandeurs, il n’a rien osé dire… dès qu’il l’a su tombé, il s’est déclaré et on a topé.

— Mauvaise affaire pour lui, hasarda un petit vieux.

— Tiens !… pourquoi donc ?

— S’il est ruiné, comme on dit…

Les autres éclatèrent de rire.

— Ruiné !… M. Lacheneur ! disaient-ils tous à la fois, quelle farce… Il a beau faire le pauvre, il est encore plus riche que nous tous… On sait ce qu’on sait… Le croyez-vous donc assez bête pour n’avoir rien mis de côté, en vingt ans !… Il en a placé, allez, de cet argent ; pas en terres, parce que ça se voit, mais autrement… Même il parait qu’il volait M. le duc de Sairmeuse comme il n’est pas possible…

— Vous mentez !… interrompit Maurice indigné, M. Lacheneur quitte Sairmeuse aussi pauvre qu’il y était entré.

En reconnaissant le fils de M. d’Escorval, les paysans étaient devenus fort penauds. Mais lui, en intervenant, s’était enlevé tout moyen de se renseigner. Il questionna, on ne lui dit que des niaiseries, des choses vagues. Le paysan interrogé ne répond jamais que ce qu’il pense devoir être agréable à qui l’interroge ; il a peur de se compromettre.

Ce fut une raison pour Maurice de hâter sa course quand il eut traversé l’Oiselle.

— Marie-Anne épouser Chanlouineau ! répétait-il, c’est impossible ! c’est impossible !…