Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 50

(Tome 2p. 496-503).

L


Plus encore que Mme Blanche, tante Médie avait été épouvantée de la visite si extraordinaire de Martial de Sairmeuse au château de Courtomieu.

En dix secondes, il lui passa par la cervelle plus d’idées qu’en dix ans.

Elle vit les gendarmes au château, sa nièce arrêtée, conduite à la prison de Montaignac et traduite en cour d’assises…

Il est vrai que si elle n’eût eu que cela à craindre !…

Mais elle-même, Médie, ne serait-elle pas compromise, soupçonnée de complicité, traînée devant les juges, et accusée, qui sait, d’être seule coupable !

Incapable de supporter une plus longue incertitude, elle s’échappa de sa chambre, et se glissant sur la pointe du pied dans le grand salon, elle alla coller son oreille à la porte du petit salon bleu, où elle entendait parler Blanche et Martial.

Dès les vingt premiers mots qu’elle recueillit, la parente pauvre reconnut l’inanité de ses terreurs.

Elle respira, comme si sa poitrine eût été soulagée d’un poids énorme, longuement et délicieusement. Mais une idée venait de germer dans sa cervelle, qui devait poindre, bientôt grandir, s’épanouir et porter des fruits.

Martial sorti, tante Médie ouvrit la porte de communication et entra dans le petit salon, avouant par ce seul fait qu’elle avait écouté…

Jamais, la veille seulement, elle n’eût osé une énormité pareille. Mais son audace, pour cette fois, fut absolument irréfléchie.

— Eh bien ! Blanche, dit-elle, nous en sommes quittes pour la peur.

La jeune femme ne répondit pas.

Encore sous le coup de sa terrible émotion, toute saisie des façons de Martial, elle réfléchissait, s’efforçant de déterminer les conséquences probables de tous ces événements qui se succédaient avec une foudroyante rapidité.

— Peut-être l’heure de ma revanche va-t-elle sonner, murmura Mme Blanche, comme se parlant à soi-même.

— Hein ! Tu dis ? interrogea curieusement la parente pauvre.

— Je dis, tante, qu’avant un mois je serai marquise de Sairmeuse autrement que de nom. Mon mari me sera revenu, et alors… oh ! alors…

— Dieu t’entende ! fit hypocritement tante Médie.

Au fond elle croyait peu à la prédiction, et qu’elle se réalisât ou non, peu lui importait.

— Encore une preuve, reprit-elle tout bas de ce ton que prennent deux complices quand ils parlent de leur crime, encore une preuve que ta jalousie s’est trompée, là-bas, à la Borderie, et que… ce que tu as fait était inutile.

Tel avait été, tel n’était plus l’avis de Mme Blanche.

Elle hocha la tête, et de l’air le plus sombre :

— C’est, au contraire, ce qui s’est passé là-bas qui me ramène mon mari, répondit-elle. J’y vois clair, à cette heure… C’est vrai, Marie-Anne n’était pas la maîtresse de Martial, mais Martial l’aimait… Il l’aimait, et les résistances qu’il avait rencontrées avaient exalté sa passion jusqu’au délire. C’est bien pour cette créature qu’il m’avait abandonnée, et jamais, tant qu’elle eût vécu, il n’eût seulement pensé à moi… Son émotion en me voyant, c’était un reste de son émotion quand il a vu l’autre… Son attendrissement n’était qu’une expression de sa douleur… Quoi qu’il advienne, je n’aurai que les restes de cette créature, que ce qu’elle a dédaigné !…

Ses yeux flamboyaient, elle frappa du pied avec une indicible rage.

— Et je regretterais ce que j’ai fait, s’écria-t-elle… jamais !… non, jamais.

Ce jour-là, en ce moment, elle eût recommencé, elle eût tout bravé…

Mais des transes terribles l’assaillirent quand elle apprit que la justice venait de commencer une enquête.

Il était venu de Montaignac le procureur du roi et un juge qui interrogeaient quantité de témoins, et une douzaine d’hommes de la police se livraient aux plus minutieuses investigations. On parlait même de faire venir de Paris un de ces agents au flair subtil, rompus à déjouer toutes les ruses du crime.

Tante Médie en perdait la tête, et ses frayeurs à certains moments étaient si évidentes que Mme Blanche s’en inquiéta.

— Tu finiras par nous trahir, tante, lui dit-elle.

— Ah !… c’est plus fort que moi.

— Ne sors plus de ta chambre, en ce cas.

— Oui, ce serait plus prudent.

— Tu te diras un peu souffrante, on te servira chez toi.

Le visage de la parente pauvre s’épanouissait.

— C’est cela, approuvait-elle en battant des mains, c’est cela !

Véritablement, elle était ravie.

Être servie chez soi, dans sa chambre, dans son lit le matin, sur une petite table au coin du feu, le soir, cela avait été longtemps le rêve et l’ambition de la parente pauvre. Mais le moyen !… Deux ou trois fois, étant un peu indisposée, elle avait osé demander qu’on lui montât ses repas, mais elle avait été vertement repoussée.

— Si tante Médie a faim, elle descendra se mettre à table avec nous, avait répondu Mme Blanche. Qu’est-ce que ces fantaisies !…

Positivement, c’est ainsi qu’on la traitait, dans ce château où il y avait toujours dix domestiques à bayer aux corneilles.

Tandis que maintenant…

Tous les matins, sur l’ordre formel de Mme Blanche, le cuisinier montait prendre les ordres de tante Médie, et il ne tenait qu’à elle de dicter le menu de la journée, et de se commander les plats qu’elle aimait.

Et la tante Médie trouvait cela excellent d’être ainsi soignée, choyée, mignotée et dorlotée. Elle se délectait dans ce bien-être comme un pauvre diable dans des draps bien blancs, sans être resté des mois sans coucher dans un lit.

Et ces jouissances nouvelles faisaient naître en elle quantité de pensées étranges et lui enlevaient beaucoup des regrets qu’elle avait du crime de la Borderie…

L’enquête cependant était le sujet de toutes ses conversations avec sa nièce. Elles en avaient des nouvelles fort exactes par le sommelier de Courtomieu, grand amateur de choses judiciaires, qui avait trouvé, dans sa cave, le secret de se faufiler parmi les agents venus de Montaignac.

Par lui, elles surent que toutes les charges pesaient sur défunt Chupin. Ne l’avait-on pas aperçu, le soir du crime, rôdant autour de la Borderie ? Le témoignage du jeune paysan qui avait prévenu Jean Lacheneur paraissait décisif.

Quant au mobile de Chupin, on le connaissait, pensait-on. Vingt personnes l’avaient entendu déclarer avec d’affreux jurons qu’il ne serait pas tranquille tant qu’il resterait un Lacheneur sur la terre.

Ainsi, tout ce qui eût dû perdre Mme Blanche la sauva, et la mort du vieux maraudeur lui parut véritablement providentielle.

Pouvait-elle soupçonner que Chupin avait eu le temps de révéler son secret avant de mourir ?…

Le jour où le sommelier lui dit que juges et agents de police venaient de repartir pour Montaignac, elle eut grand peine à dissimuler sa joie.

— Plus rien à craindre, répétait-elle à tante Médie… plus rien !…

Elle échappait en effet à la justice des hommes…

Restait la justice de Dieu.

Quelques semaines plus tôt, cette idée de « la justice de Dieu » eût peut-être amené un sourire sur les lèvres de Mme Blanche.

Femme positive s’il en fut, un peu esprit fort même, à ce qu’elle prétendait, elle eût traité cette incompréhensible justice de lieu commun de morale ou encore d’épouvantail ingénieux imaginé pour contenir dans les limites du devoir les consciences timorées…

Le lendemain de son crime, elle haussait presque les épaules en songeant aux menaces de Marie-Anne mourante…

Elle se souvenait de son serment, mais elle n’était plus disposée à le tenir.

Elle avait réfléchi, et elle avait vu à quels périls elle s’exposerait en faisant rechercher l’enfant de Marie-Anne.

— Le père saura bien le retrouver, songeait-elle.

Ce que valaient les menaces de sa victime, elle devait l’éprouver le soir même…

Brisée de fatigue, elle s’était retirée dans sa chambre de fort bonne heure, et, au lieu de lire, comme elle en avait l’habitude, elle éteignit sa bougie dès qu’elle fut couchée, en se disant :

— Il faut dormir.

Mais c’en était fait du repos de ses nuits…

Son crime se représentait à sa pensée, et elle en jugeait l’horreur et l’atrocité… Elle se percevait double, pour ainsi dire ; elle se sentait dans son lit, à Courtomieu, et cependant il lui semblait être là-bas, dans la maison de Chanlouineau, versant le poison, puis ensuite épiant ses effets, cachée dans le cabinet de toilette…

Elle luttait, elle dépensait toute la puissance de sa volonté pour écarter ces souvenirs odieux, quand elle crut entendre grincer une clef dans sa serrure. Brusquement elle se dressa sur ses oreillers.

Alors, aux lueurs pâles de sa veilleuse, elle crut voir sa porte s’ouvrir lentement, sans bruit… Marie-Anne entrait… Elle s’avançait, elle glissait plutôt comme une ombre. Arrivée à un fauteuil, en face du lit, elle s’assit… De grosses larmes roulaient le long de ses joues, et elle regardait d’un air triste et menaçant à la fois…

L’empoisonneuse, sous ses couvertures, était baignée d’une sueur glacée.

Pour elle, ce n’était pas une apparition vaine… c’était une effroyable réalité.

Mais elle n’était pas d’une nature à subir sans résistance une telle impression. Elle secoua la stupeur qui l’envahissait et elle se mit à se raisonner, tout haut, comme si le son de sa voix eût dû la rassurer.

— Je rêve ! disait-elle… Est-ce que les morts reviennent !… Suis-je enfant de me laisser émouvoir ainsi par les fantômes ridicules de mon imagination !…

Elle disait cela, mais le fantôme ne se dissipait pas.

Elle fermait les yeux, mais elle le voyait à travers ses paupières… à travers ses draps, qu’elle relevait sur sa tête, elle le voyait encore…

Au petit jour seulement, Mme Blanche reposa.

Et ce fut ainsi le lendemain, et le surlendemain encore, et toujours, et toujours, et l’épouvante de chaque nuit s’augmentait des terreurs des nuits précédentes.

Le jour, aux clartés du soleil, elle retrouvait sa bravoure et les forfanteries du scepticisme. Alors elle se raillait elle-même.

— Avoir peur d’une chose qui n’existe pas, se disait-elle, est-ce stupide !… Ce soir je saurai bien triompher de mon absurde faiblesse…

Puis, le soir venu, toutes ces belles résolutions s’envolaient ; la fièvre la reprenait, quand arrivaient les ténèbres avec leur cortège de spectres.

Il est vrai que toutes les tortures de ses nuits, Mme Blanche les attribuait aux inquiétudes de la journée.

Les gens de justice étaient encore à Sairmeuse, et elle tremblait. Que fallait-il pour que de Chupin on remontât jusqu’à elle ? Un rien, une circonstance insignifiante. Qu’un paysan l’eût rencontrée avec Chupin, lors de leur rendez-vous, et les soupçons étaient éveillés et le juge d’instruction arrivait à Courtomieu.

— L’enquête terminée, pensait-elle, j’oublierai.

L’enquête finit, et elle n’oublia pas.

Darvin l’a dit : « C’est quand l’impunité leur est assurée que les grands coupables connaissent véritablement le remords. »

Mme Blanche devait justifier le dicton du plus profond observateur du siècle.

Et cependant l’atroce supplice qu’elle endurait ne détournait pas sa volonté du but qu’elle s’était fixé le jour de la visite de Martial.

Elle joua pour lui une si merveilleuse comédie, que touché, presque repentant, il revint cinq ou six fois, et enfin un soir demanda à ne pas rentrer à Montaignac.

Mais ni la joie de ce triomphe, ni les premiers étonnements du mariage, n’avaient rendu la paix à Mme Blanche.

Entre ses lèvres et les lèvres de Martial, se dressait encore, implacable épouvantement, le visage convulsé de Marie-Anne.

Il est vrai de dire que ce retour de son mari lui apportait une cruelle déception. Elle reconnut que cet homme, dont le cœur avait été brisé, n’offrait aucune prise, et qu’elle n’aurait jamais sur lui la moindre influence.

Et pour comble, il avait ajouté à ses tortures déjà intolérables, une angoisse plus poignante encore que toutes les autres.

Parlant un soir de la mort de Marie-Anne, il s’oublia et avoua hautement ses serments de vengeance. Il regrettait que Chupin fût mort, car il eût éprouvé, disait-il, une indicible jouissance à tenailler, à faire mourir lentement au milieu d’affreuses souffrances, le misérable empoisonneur.

Il s’exprimait avec une violence inouïe, d’une voix où vibrait encore sa puissante passion…

Et Mme Blanche se demandait quel serait son sort, si jamais son mari venait à découvrir qu’elle était coupable… et il pouvait le découvrir…

C’est vers cette époque qu’elle commença à regretter de n’avoir pas tenu le serment fait à sa victime, et qu’elle résolut de faire rechercher l’enfant de Marie-Anne.

Mais, pour cela, il fallait à toute force qu’elle habitât une grande ville, Paris, par exemple, où, avec de l’argent, elle trouverait des agents habiles et discrets…

Il ne s’agissait que de décider Martial.

Le duc de Sairmeuse aidant, ce ne fût pas difficile, et, un matin, Mme Blanche rayonnante, put dire à tante Médie :

— Tante, nous partons d’aujourd’hui en huit.