Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 51

(Tome 2p. 503-512).


LI


Dévorée d’angoisses, obsédée de soucis poignants, Mme Blanche n’avait pas remarqué que tante Médie n’était plus la même.

Le changement, à vrai dire, était peu sensible, il ne frappait pas les domestiques, mais il n’en était pas moins positif et réel, et se trahissait par quantité de petites circonstances inaperçues.

Par exemple, si la parente pauvre gardait encore son air humblement résigné, elle perdait petit à petit ses mouvements craintifs de bête maltraitée ; elle ne tressaillait plus quand on lui adressait la parole, et il y avait par instants des velléités d’indépendance dans son accent.

Depuis la fameuse semaine où on l’avait servie dans sa chambre, elle hasardait toutes sortes de démarches insolites.

S’il venait des visites, au lieu de se tenir modestement à l’écart, elle avançait sa chaise et même se mêlait à la conversation. À table, elle laissait paraître ses dégoûts ou ses préférences. À deux ou trois reprises elle eut une opinion qui n’était pas celle de sa nièce, et il lui arriva de discuter des ordres.

Une fois, Mme Blanche qui sortait, l’ayant priée de l’accompagner, elle se déclara enrhumée et resta au château.

Et le dimanche suivant, Mme Blanche ne voulant pas aller aux vêpres, tante Médie déclara qu’elle irait, et comme il pleuvait, elle demanda qu’on lui attelât une voiture, ce qui fut fait.

Tout cela n’était rien en apparence ; en réalité, c’était monstrueux, inimaginable.

Il était clair que la parente pauvre s’exerçait timidement à l’audace…

Jamais devant elle il n’avait été question de ce départ que sa nièce lui annonçait si gaiement ; elle en parut toute saisie…

— Ah !… vous partez, répétait-elle, vous quittez Courtomieu…

— Et sans regrets…

— Pour où aller, mon Dieu !…

— À Paris… Nous nous y fixons, c’est décidé. Là est la place de mon mari. Son nom, sa fortune, son intelligence, la faveur du roi lui assurent une grande situation. Il va racheter l’hôtel de Sairmeuse et le meubler magnifiquement. Nous aurons un train princier…

Tous les tourments de l’envie se lisaient sur le visage de la parente pauvre.

— Et moi ?… interrogea-t-elle d’un ton plaintif.

— Toi, tante, tu resteras ici ; tu y seras dame et maîtresse. Ne faut-il pas une personne de confiance qui veille sur mon pauvre père !… Hein ! te voilà heureuse et contente, j’espère.

Mais non ; tante Médie ne paraissait point satisfaite.

— Jamais, pleurnicha-t-elle, jamais je n’aurai le courage de rester seule dans ce grand château.

— Eh ! sotte, tu auras près de toi des domestiques, le concierge, les jardiniers…

— N’importe !… j’ai peur des fous… Quand le marquis se met à hurler le soir, il me semble que je deviens folle moi-même.

Mme Blanche haussait les épaules.

— Qu’espérais-tu donc ? interrogea-t-elle, de l’air le plus ironique.

— Je pensais… je me disais… que tu m’emmènerais avec vous…

— À Paris ! tu perds la tête, je crois. Qu’y ferais-tu ? bon Dieu !

— Blanche, je t’en conjure, je t’en supplie.

— Impossible, tante, impossible !

Tante Médie semblait désespérée :

— Et si je te disais, insista-t-elle, que je ne puis rester ici, que je n’ose, que c’est plus fort que moi, que j’y mourrai !…

Le rouge de l’impatience commençait à empourprer le front de Mme Blanche.

— Ah ! tu m’ennuies, à la fin, dit-elle rudement.

Et avec un geste qui ajoutait à la cruauté de sa phrase :

— Si Courtomieu te déplaît tant que cela, rien ne t’empêche de chercher un séjour plus à ton gré ; tu es libre et majeure…

La parente pauvre était devenue excessivement pâle, et elle serrait à les faire saigner ses lèvres minces sur ses dents jaunies.

— C’est-à-dire, fit-elle, que tu me laisses le choix entre mourir de frayeur à Courtomieu, ou mourir de misère à l’hôpital. Merci, ma nièce, merci, je reconnais ton cœur ; je n’attendais pas moins de toi, merci !

Elle relevait la tête et une méchanceté diabolique étincelait dans ses yeux.

Et c’est d’une voix qui avait quelque chose du sifflement de la vipère se redressant pour mordre, qu’elle poursuivit :

— Eh bien ! cela me décide. Je suppliais, tu m’as brutalement repoussée, maintenant je commande et je dis : je veux ! Oui, j’entends et je prétends aller avec vous à Paris… et j’irai. Ah ! ah !… cela te surprend d’entendre parler ainsi cette pauvre bonne bête de tante Médie. C’est comme cela. Il y a si longtemps que je souffre, que je me révolte à la fin. Car j’ai souffert la passion chez vous. C’est vrai, vous m’avez recueillie, vous m’avez nourrie et logée, mais vous m’avez pris en échange ma vie entière, heure par heure. Quelle servante jamais endurerait tout ce que j’ai supporté… As-tu jamais, Blanche, traité une de tes femmes comme tu me traitais, moi qui porte votre nom ! Et je n’avais pas de gages, moi ; bien au contraire je vous devais de la reconnaissance, puisque je vivais à vos crochets. Ah ! le crime d’être pauvre, vous me l’avez fait payer cher. M’avez-vous assez ravalée, assez abaissée, assez foulée aux pieds !… À une livre de pain par humiliation, vous êtes en reste avec moi !…

Elle s’arrêta.

Tout le fiel qui depuis des années, goutte à goutte, s’amassait en elle, lui remontait à la gorge et l’étouffait.

Mais ce fut l’affaire d’une seconde, et d’un ton d’amère ironie :

— Tu me demandes ce que je ferai à Paris, continua-t-elle. J’y prendrai du bon temps, donc ! Qu’y feras-tu toi-même ? Tu iras à la cour, n’est-ce pas, au bal, au spectacle. Eh bien ! je t’y suivrai. Je serai de toutes tes fêtes. J’aurai enfin de belles toilettes, moi qui depuis que je me connais ne me suis jamais vue que de tristes robes de laine noire. Avez-vous jamais songé à me donner la joie d’une toilette ? Oui, deux fois par an on m’achetait une robe de soie noire, en me recommandant de bien la ménager… Mais ce n’était pas pour moi que vous vous décidiez à cette dépense, c’était pour vous, et pour que la pauvresse fît honneur à votre générosité. Vous me mettiez ça sur le dos, comme vous cousiez du galon d’or aux habits de vos laquais, par vanité. Et moi, je me soumettais à tout, je me taisais petite, humble, tremblante, souffletée sur une joue, je tendais l’autre… il faut manger. Et toi Blanche, combien de fois, pour m’inspirer ta volonté m’as-tu pas dit : « Tu feras ceci ou cela, si tu tiens rester à Courtomieu. » Et j’obéissais, force m’était bien d’obéir, puisque je ne savais où aller… Ah ! vous avez abusé de toutes les façons ; mais mon tour est venu, et j’abuse…

Mme Blanche était à ce point stupéfiée qu’il lui eût été impossible d’articuler seulement une syllabe pour interrompre tante Médie.

A la fin, cependant, d’une voix à peine intelligible, elle balbutia :

— Je ne te comprends pas, tante, je ne te comprends pas.

Comme sa nièce, l’instant d’avant, la parente pauvre haussa les épaules.

— En ce cas, prononça-t-elle lentement, je te dirai que du moment où tu as fait de moi, bien malgré moi, ta complice, tout, entre nous, doit être commun. Je suis de moitié pour le danger, je veux être de moitié pour le plaisir. Si tout se découvrait !… Penses-tu à cela quelquefois ? Oui, n’est-ce pas, et tu cherches à t’étourdir. Eh bien ! je veux m’étourdir aussi… J’irai à Paris avec vous…

Faisant appel à toute son énergie, Mme Blanche avait un peu repris possession de soi.

— Et si je répondais non ? fit-elle froidement.

— Tu ne répondras pas non.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que… parce que…

— Iras-tu donc me dénoncer à la justice ?

Tante Médie hocha négativement la tête,

— Pas si bête, répondit-elle, ce serait me livrer moi-même… Non, je ne ferais pas cela, seulement, je raconterais à ton mari l’histoire de la Borderie.

La jeune femme frissonna. Nulle menace n’était capable de l’épouvanter autant que celle-là.

— Tu viendras avec nous, tante, lui dit-elle, je te le promets.

Et plus doucement :

— Mais il était inutile de me menacer. Tu as été cruelle, tante, et injuste en même temps. Il se peut que tu aies été fort malheureuse dans notre maison ; c’est à toi seule que tu dois t’en prendre. Pourquoi ne nous rien dire ?… J’attribuais toutes tes complaisances à ton amitié pour moi…

Elle eut un sourire contraint et ajouta encore :

— Quant à deviner que toi, une femme si simple et si modeste, tu souhaitais des toilettes tapageuses… avoue que c’était impossible. Ah ! si j’avais su !… Mais tranquillise-toi, je réparerai ma sottise…

Et comme la parente pauvre, ayant obtenu ce qu’elle voulait, balbutiait quelques excuses :

— Bast ! s’écria Mme Blanche, oublions cette vilaine querelle… Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?… Allons, viens, embrasse-moi comme autrefois.

La tante et la nièce s’embrassèrent en effet, avec de grandes effusions de tendresse, comme deux amies qu’un malentendu a failli séparer.

Mais les patelinages de cette réconciliation forcée ne trompaient pas plus l’inepte tante Médie que la perspicace Mme Blanche.

— Ah ! je ferai sagement de rester sur le qui-vive, pensait la parente pauvre. Dieu sait avec quel bonheur ma chère nièce m’enverrait rejoindre Marie-Anne.

Peut-être, en effet, quelque pensée pareille traversa-t-elle l’esprit de Mme Blanche.

Sa sensation était celle du forçat qui verrait river à sa chaîne d’ignominie son ennemi le plus exécré, son dénonciateur, par exemple, l’agent de police qui l’a arrêté.

— Ainsi, pensait-elle, me voici maintenant et pour toujours liée à cette dangereuse et perfide créature. Je ne m’appartiens plus, je suis à elle. Qu’elle exige, je devrai obéir. Il me faudra adorer ses caprices… et elle a quarante ans d’humiliation et de servitude à venger.

Les perspectives de cette existence commune la faisaient frémir, et elle se torturait à chercher par quels moyens elle parviendrait à se débarrasser de cette complice.

Elle n’en apercevait aucun pour le présent, mais il lui semblait en entrevoir vaguement plusieurs dans l’avenir…

Serait-il donc impossible, avec beaucoup d’adresse, d’inspirer à tante Médie l’ambition de vivre indépendante dans une maison à soi, servie par des gens à soi !…

Était-il prouvé qu’on ne réussirait pas à pousser au mariage cette vieille folle, qui paraissait avoir encore des velléités de coquetterie et la passion de la toilette… L’appât d’une bonne dot attirerait toujours un mari.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, il fallait à Mme Blanche de l’argent, beaucoup d’argent, dont elle pût disposer sans avoir à en rendre compte à personne.

Cette conviction la décida à détourner de la fortune de son père, une somme de deux cent cinquante mille francs environ, en billets et en or…

Cette somme représentait les économies du marquis de Courtomieu depuis trois ans, personne ne la lui connaissait, et maintenant qu’il était devenu imbécile, sa fille, qui connaissait la cachette, pouvait sans danger s’emparer du trésor.

— Avec cela, se disait la jeune femme, je puis, à un moment donné, enrichir tante Médie, sans avoir recours à Martial.

La tante et la nièce semblaient d’ailleurs, depuis la scène décisive, vivre mieux qu’en bonne intelligence. C’était, entre elles, un perpétuel échange d’attentions délicates et de soins touchants.

Et, du matin au soir, ce n’était que des « petite tante chérie, » ou des « chère nièce aimée, » à n’en plus finir.

Même, il était temps que le départ arrivât. Plusieurs femmes de hobereaux du voisinage, accoutumées aux façons d’autrefois, au ton impérieux de l’une et à l’humilité de l’autre, commençaient à trouver cela drôle.

Ces dames eussent eu un bien autre texte de conjectures, si on leur eût appris que Mme Blanche avait fait venir, pour que tante Médie n’eût pas froid en route, un manteau garni de précieuses fourrures, exactement pareil au sien.

Elles eussent été confondues, si on leur eût dit que tante Médie voyageait, non dans la grande berline des gens de service, mais dans la propre chaise de poste des maîtres, entre le marquis et la marquise de Sairmeuse.

C’était trop fort pour que Martial ne le remarquât pas, et à un moment où il se trouvait seul avec sa femme :

— Oh ! chère marquise, dit-il, d’un ton de bienveillante ironie, que de petits soins ! Nous finirons par la mettre dans du coton, cette chère tante.

Mme Blanche tressaillit imperceptiblement et rougit un peu.

— Je l’aime tant, cette bonne Médie ! fit-elle. Jamais je ne reconnaîtrai assez les témoignages d’affection et de dévouement qu’elle m’a donnés quand j’étais malheureuse.

C’était une explication si plausible et si naturelle, que Martial ne s’était plus inquiété d’une circonstance toute futile en apparence.

Il avait, d’ailleurs, à ce préoccuper de bien d’autres choses.

L’homme d’affaires qu’il avait envoyé à Paris pour racheter, si faire se pouvait, l’hôtel de Sairmeuse, lui avait écrit d’accourir, se trouvant, marquait-il, en présence d’une de ces difficultés qu’un mandataire ne saurait résoudre. Il ne s’expliquait pas davantage.

— La peste étouffe le maladroit ! répétait Martial. Il est capable de manquer une occasion que mon père attendait depuis dix ans. Je ne saurais me plaire à Paris, si je n’habite l’hôtel de ma famille.

Sa hâte d’arriver était si grande, que le second jour de voyage, le soir il déclara que s’il eût été seul il eût couru la poste toute la nuit.

— Qu’à cela ne tienne, dit gracieusement Mme Blanche, je ne me sens aucunement fatiguée, et une nuit en voiture est loin de me faire peur…

Ils marchèrent en conséquence toute la nuit, et le lendemain, qui était un samedi, sur les neuf heures du matin, ils descendaient à l’hôtel Meurice.

C’est à peine si Martial prit le temps de déjeuner.

— Il faut que je voie où nous en sommes, fit-il en se dépêchant de sortir, je serai bientôt de retour.

Il reparut, en effet, moins de deux heures après, tout joyeux, cette fois.

— Mon homme d’affaires, dit-il, n’est qu’un nigaud. Il n’osait pas m’écrire qu’un coquin, de qui dépend la conclusion de la vente, exige un pot-de-vin de cinquante mille francs ; il les aura, pardieu !

Et d’un ton de galanterie affectée qu’il prenait toujours en s’adressant à sa femme :

— Je n’ai plus qu’à signer, ma chère amie, ajouta-t-il ; mais je ne le ferai que si l’hôtel vous convient. Je vous demanderais, si vous n’êtes pas trop lasse, de venir le visiter. Le temps presse, nous avons des concurrents…

Cette visite, assurément, était de pure forme. Mais Mme Blanche eût été bien difficile si elle n’eût pas été satisfaite de cet hôtel de Sairmeuse, qui est un des plus magnifiques de Paris, dont l’entrée est rue de Grenelle et dont les jardins ombragés d’arbres séculaires s’étendent jusqu’à la rue de Varennes.

Cette belle demeure malheureusement avait été fort négligée depuis plusieurs années.

— Il faudra six mois pour tout restaurer, disait Martial d’un ton chagrin, un an peut-être… Il est vrai qu’on peut, avant trois mois, avoir ici un appartement provisoire très-habitable.

— On y serait chez soi, du moins, approuva Mme Blanche, devinant le désir de son mari.

— Ah !… c’est aussi votre avis !… En ce cas, comptez sur moi pour presser les ouvriers.

En dépit, ou plutôt en raison de son immense fortune, le marquis de Sairmeuse savait qu’on n’est guère bien servi, vite et selon ses désirs que par soi-même. Pressé, il résolut de s’occuper de tout. Il s’entendait avec les architectes, il voyait les entrepreneurs, il courait les fabricants.

Sitôt levé, il décampait, déjeunait dehors, le plus souvent, il ne rentrait que pour dîner.

Réduite par le mauvais temps à passer toutes ses journées dans son appartement de l’hôtel Meurice, Mme Blanche ne se trouvait pourtant pas à plaindre.

Le voyage, le mouvement, la vue d’objets inaccoutumés, le bruit de Paris sous ses fenêtres, un entourage étranger, toutes sortes de préoccupations enfin, l’arrachaient pour ainsi dire à soi-même. Les épouvantements de ses nuits faisaient trêve, une sorte de brume enveloppait l’horrible scène de la Borderie, les clameurs de sa conscience devenaient murmure…

Même, elle en arrivait à haïr moins tante Médie, qui, à la condition près de faire deux toilettes par jour, reprenait ses vieilles habitudes de servilité et lui tenait compagnie…

Le passé s’effaçait, croyait-elle, et elle s’abandonnait aux espérances d’une vie toute nouvelle et meilleure, quand un jour un des domestiques de l’hôtel parut, et dit :

— Il y a en bas un homme qui demande à parler à madame la marquise.