Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 49

(Tome 2p. 490-495).


XLIX


Ainsi, moins d’un an après ce terrible ouragan de passions qui avait bouleversé la paisible vallée de l’Oiselle, c’est à peine si on en retrouvait des vestiges qui allaient s’effaçant de jour en jour, sous les tombées de neige du temps.

Que restait-il pour attester la réalité de tous ces événements si récents et cependant déjà presque du domaine de la légende ?…

Des ruines noircies par l’incendie, sur les landes de la Rèche.

Une tombe, au cimetière, où on lisait :

        Marie-Anne Lacheneur, morte à vingt ans.
             Priez pour elle !…

Seuls, quelques vieux politiques de village, en dépit des soucis des récoltes et des semailles, se souvenaient…

Souvent, les longs soirs d’hiver, à Sairmeuse, quand ils se réunissaient au Bœuf couronné pour faire la partie, ils posaient leurs cartes grasses et gravement s’entretenaient des choses de l’an passé.

Pouvaient-ils ne pas remarquer que presque tous les acteurs de ce drame sanglant de Montaignac avaient eu « une mauvaise fin ? »

Vainqueurs et vaincus semblaient poursuivis par une même fatalité inexorable.

Et que de noms déjà sur la liste funèbre !…

Lacheneur, mort sur l’échafaud.

Chanlouineau, fusillé.

Marie-Anne empoisonnée.

Chupin, le traître, assassiné.

Le marquis de Courtomieu, lui, vivait, ou plutôt se survivait. Mais la mort devait paraître un bienfait, comparée à cet anéantissement de toute intelligence. Il était tombé bien au-dessous de la brute, qui, du moins, a ses instincts. Depuis le départ de sa fille, il restait confié aux soins de deux valets qui, avec lui, en prenaient à leur aise. Ils l’enfermaient, quand ils avaient envie de sortir, non dans sa chambre, mais à la cave, pour qu’on n’entendit pas ses hurlements du dehors.

Un moment, on crut que les Sairmeuse éviteraient la destinée commune ; on se trompait. Ils ne devaient pas tarder à payer leur dette au malheur.

Par une belle matinée du mois de décembre, le duc de Sairmeuse partit, à cheval, pour courre un loup signalé aux environs.

A la nuit tombante, le cheval rentra seul, renâclant et soufflant, tremblant d’épouvante, les étriers battant ses flancs haletants et ruisselants de sueur…

Qu’était donc devenu le maître ?

On se mit en quête aussitôt, et toute la nuit vingt domestiques armés de torches battirent les bois en appelant de toutes leurs forces.

Mais ce n’est qu’au bout de cinq jours, et quand on renonçait presque aux recherches, qu’un petit pâtre, tout pâle de saisissement, vint annoncer au château qu’il avait découvert, au fond d’un précipice, le cadavre fracassé et sanglant du duc de Sairmeuse.

Comment avait-il roulé là, lui, si excellent cavalier ? Cet accident eût paru louche, sans l’explication que donnèrent les palfreniers.

— M. le duc montait une bête très-ombrageuse, dirent ces hommes, elle aura eu peur, elle aura fait un écart… il n’en faut pas davantage.

Ce n’est que la semaine suivante que Jean Lacheneur abandonna définitivement le pays.

La conduite de ce singulier garçon avait donné lieu à bien des conjectures.

Marie-Anne morte, il avait commencé par refuser son héritage.

— Je ne veux rien de ce qui lui vient de Chanlouineau, répétait-il partout, calomniant ainsi la mémoire de sa sœur comme il avait calomnié sa vie.

Puis, à quelques jours de là, après une courte absence, sans raison apparente, ses résolutions changèrent brusquement.

Non-seulement il accepta la succession, mais il fit tout pour hâter les formalités.

On eût dit qu’il méditait quelque méchante action et qu’il s’efforçait d’écarter les soupçons, tant il mettait d’insistance à justifier sa conduite et à donner, à tout propos, les explications les plus embrouillées.

A l’entendre, il n’agissait pas pour lui, il ne faisait que se conformer aux volontés de Marie-Anne mourante ; on verrait bien que pas un sou de cet héritage n’entrerait dans sa poche.

Ce qui est sûr, c’est que, dès qu’il fut envoyé en possession, il vendit tout, s’inquiétant peu du prix pourvu qu’on payât comptant.

Il ne s’était réservé que les meubles qui garnissaient la belle chambre de la Borderie, et il les brûla.

On connut cette particularité, et ce fut le comble.

— Ce pauvre garçon est fou ! devint l’opinion généralement admise.

Et ceux qui doutaient n’eurent plus de doutes, quand on sut que Jean Lacheneur s’était engagé dans une troupe de comédiens de passage à Montaignac.

Les bons conseils, cependant, ne lui avaient pas manqué.

Pour déterminer ce malheureux jeune homme à retourner à Paris terminer ses études, M. d’Escorval et l’abbé Midon avaient mis en œuvre toute leur éloquence…

C’est que ni le prêtre, ni le baron n’avaient besoin de se cacher désormais. Grâce à Martial de Sairmeuse, ils vivaient au grand jour, comme autrefois, l’un à son presbytère, l’autre à Escorval.

Acquitté par un nouveau tribunal, rentré en possession de ses biens, ne gardant de son effroyable chute qu’une légère claudication, le baron se fût estimé heureux, après tant d’épreuves imméritées, si son fils ne lui eût causé les plus poignantes inquiétudes.

Pauvre Maurice !… son cœur s’était brisé au bruit sourd des pelletées de terre tombant sur le cercueil de Marie-Anne ; et sa vie, depuis lors, semblait ne tenir qu’à l’espérance qu’il gardait encore de retrouver son enfant.

Du moins avait-il des raisons sérieuses d’espérer.

Sûr déjà du puissant concours de l’abbé Midon, il avait tout avoué à son père, il s’était confié au caporal Bavois devenu le commensal d’Escorval, et ces amis si dévoués lui avaient promis de tenter l’impossible.

La tâche était difficile cependant, et les volontés de Maurice diminuaient encore les chances de succès.

Au contraire de Jean, il mettait son honneur à garder l’honneur de la morte, et il avait exigé que le nom de Marie-Anne ne fût jamais prononcé.

— Nous réussirons quand même, disait l’abbé ; avec du temps et de la patience, on vient à bout de tout…

Il avait divisé le pays en un certain nombre de zones, et chacun, chaque jour, en parcourait une, allant de porte en porte, interrogeant, questionnant, non sans précautions toutefois, de peur d’éveiller des défiances, car le paysan qui se défie devient intraitable.

Mais le temps passait, les recherches restaient vaines et le découragement s’emparait de Maurice.

— Mon enfant est mort en naissant… répétait-il.

Mais l’abbé le rassurait.

— Je suis moralement sûr du contraire, répondait-il. Je sais exactement, par une absence de Marie-Anne, à quelle époque est né son enfant. Je l’ai revue dès qu’elle a été relevée, elle était relativement gaie et souriante… tirez la conclusion.

— Et cependant il n’est bientôt plus, aux environs, un coin que nous n’ayons fouillé.

— Eh bien !… nous étendrons le cercle de nos investigations…

Le prêtre, en ce moment, cherchait surtout à gagner du temps, sachant bien que le temps est le guérisseur souverain de toutes les douleurs.

Sa confiance, très-grande au commencement, avait été singulièrement altérée par la réponse d’une bonne femme qui passait pour une des meilleures langues de l’arrondissement.

Adroitement mise sur la sellette, cette vieille répondit qu’elle n’avait aucune connaissance d’un bâtard mis en nourrice dans les environs, mais qu’il fallait qu’il s’en trouvât quelqu’un, puisque c’était la troisième fois qu’on la questionnait à ce sujet…

Si grande que fut sa surprise, l’abbé sut la dissimuler.

Il fit encore causer la bonne femme, et d’une conversation de deux heures résulta pour lui une conviction étrange.

Deux personnes, outre Maurice, cherchaient l’enfant de Marie-Anne.

Pourquoi, dans quel but, quelles étaient ces personnes ? voilà ce que toute la pénétration de l’abbé ne pouvait lui apprendre.

— Ah !… les coquins sont parfois nécessaires, pensait-il, ah ! si nous avions sous la main des gens tels que les Chupin autrefois ?

Mais le vieux maraudeur était mort, et son fils aîné, celui qui savait le secret de Mme Blanche était à Paris.

Il n’y avait plus à Sairmeuse que la veuve Chupin et son second fils.

Ils n’avaient pas su mettre la main sur les vingt mille francs de la trahison, et la fièvre de l’or les travaillant, ils s’obstinaient à chercher. Et, du matin au soir, on les voyait, la mère et le fils, la sueur au front, bêcher, piocher, creuser, retourner la terre jusqu’à six pieds de profondeur autour de leur masure.

Cependant il suffit d’un mot d’un paysan au cadet Chupin pour arrêter ces fouilles.

— Vrai, mon gars, lui dit-il, je ne te croyais pas si benêt que de t’obstiner à dénicher des oiseaux envolés depuis longtemps… ton frère qui est à Paris te dirait sans doute où était le trésor.

Chupin cadet eut un rugissement de bête fauve…

— Saint-bon Dieu !… s’écria-t-il, vous avez raison… Mais, laissez faire, je vais gagner de quoi faire le voyage, et on verra…