Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 3

(Tome 2p. 25-35).

III


Peu de gens à Sairmeuse connaissaient autrement que de nom ce terrible duc dont l’arrivée mettait le village en émoi.

C’est à peine si quelques anciens du pays se rappelaient l’avoir entrevu, autrefois, avant 89, lorsqu’il venait, à de longs intervalles, rendre visite à sa tante, la vieille demoiselle Armande.

Sa charge le retenait à la cour.

S’il n’avait pas donné signe de vie tant qu’avait duré l’Empire, c’est qu’il n’avait pas eu à subir les misères et les humiliations qui attendaient les émigrés dans l’exil.

Il y avait au contraire trouvé, en échange de la fortune délabrée que lui enlevait la Révolution, une fortune royale.

Réfugié à Londres après le licenciement de l’impuissante armée de Condé, il avait eu le bonheur de plaire à la fille unique d’un des plus riches pairs d’Angleterre, lord Holland, et il l’avait épousée.

Elle lui apportait en dot 250,000 livres sterling, plus de six millions de francs.

Cependant ce ménage ne fut pas heureux. Le compagnon des plaisirs trop faciles de M. le comte d’Artois, le gentilhomme qui avait prétendu reprendre sous Louis XVI les mœurs de la Régence, ne pouvait pas être un bon mari.

La jeune duchesse songeait à une séparation quand elle mourut en donnant le jour à un garçon, qui fut baptisé sous les noms de Anne-Marie-Martial.

Cette mort ne désola pas le duc de Sairmeuse.

Il se retrouvait libre et plus riche qu’il ne l’avait jamais été.

Dès que les convenances le lui permirent, il confia son fils à une parente de sa femme et se remit à courir le monde.

La renommée disait vrai : Il s’était battu, et furieusement, contre la France, tantôt dans les rangs Autrichiens, tantôt dans les rangs Russes.

Et jarnibleu ! — c’était un de ses jurons, — il ne s’en cachait guère, disant qu’en cela, il n’avait fait que strictement son devoir. Il estimait bien et loyalement gagné le grade de général que lui avait conféré sur le champ de bataille l’empereur de Russie.

On ne l’avait pas vu, lors de la première Restauration, mais son absence avait été bien involontaire. Son beau-père, lord Holland, venait de mourir, et il avait été retenu à Londres par les embarras d’une immense succession.

Les Cent-Jours l’avaient exaspéré.

Mais « la bonne cause, » ainsi qu’il disait, triomphant de nouveau, il se hâtait d’accourir.

Hélas ! Lacheneur soupçonnait bien les véritables sentiments de son ancien maître, quand il se débattait sous les obsessions de sa fille.

Lui qui avait été obligé de se cacher en 1814, il savait bien que les « revenants » n’avaient rien appris ni rien oublié.

Le duc de Sairmeuse était comme les autres.

Cet homme qui avait tant vu n’avait rien retenu.

Il pensait, et rien n’était si tristement grotesque, qu’il suffisait d’un acte de sa volonté pour supprimer net tous les événements de la Révolution et de l’Empire.

Quand il avait dit : « Je ne reconnais pas tout ça !… » il s’imaginait, de la meilleure foi du monde, que tout était dit, que c’était fini, que ce qui avait été n’était pas.

Et si quelques-uns de ceux qui avaient vu Louis XVIII à l’œuvre en 1814, lui affirmaient que la France avait quelque peu changé depuis 1789, il répondait en haussant les épaules :

— Bast !… nous nous montrerons, et tous ces coquins dont la rébellion nous a surpris rentreront dans l’ombre.

C’était bien là, sérieusement, son opinion.

Tout le long de la route accidentée qui conduit de Montaignac à Sairmeuse, le duc, confortablement établi dans le fond de sa berline de voyage, développait ses plans à son fils Martial.

— Le roi a été mal conseillé, marquis, concluait-il, sans compter que je le soupçonne d’incliner plus qu’il ne conviendrait vers les idées jacobines, S’il m’en croyait, il profiterait, pour faire rentrer tout le monde dans le devoir, des douze cent mille soldats que nos amis les alliés ont mis à sa disposition. Douze cent mille baïonnettes ont un peu plus d’éloquence que les articles d’une charte.

C’est seulement lorsque la voiture approcha de Sairmeuse, qu’il s’interrompit.

Il était ému, lui, si peu accessible à l’émotion, en se sentant dans ce pays où il était né, où il avait joué enfant, et dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis la mort de sa tante.

Tout avait bien changé, mais les grandes lignes du paysage étaient restées les mêmes, les coteaux avaient gardé leurs ombrages, la vallée de l’Oiselle était toujours riante comme autrefois.

— Je me reconnais, marquis, disait-il avec un plaisir qui lui faisait oublier ses graves préoccupations, je me reconnais !…

Bientôt les changements devinrent plus frappants.

La voiture entrait dans Sairmeuse, et cahotait sur les pavés de la rue unique du village.

Cette rue, autrefois, c’était un chemin qui devenait impraticable dès qu’il pleuvait.

— Eh ! eh !… murmura le duc, c’est un progrès, cela !…

Il ne tarda pas à en remarquer d’autres.

Là où il n’y avait jadis que de tristes et humides masures couvertes de chaume, il voyait maintenant des maisons blanches, coquettes et enviables avec leurs contrevents verts, et leur vigne courant au-dessus de la porte.

Bientôt il aperçut la mairie, une vilaine construction toute neuve, visant au monument, avec ses quatre colonnes et son fronton.

— Jarnibleu !… s’écria-t-il, pris d’inquiétude, les coquins sont capables d’avoir bâti tout cela avec les pierres de notre château !…

Mais la berline longeait alors la place de l’Église, et Martial observait les groupes qui s’y agitaient.

— Que pensez-vous de tous ces paysans, monsieur le duc ? demanda-t-il à son père, leur trouvez-vous la mine de gens qui préparent une triomphante réception à leur ancien maître ?

M. de Sairmeuse haussa les épaules. Il n’était pas homme à renoncer pour si peu à une illusion.

— Ils ne savent pas que je suis dans cette chaise de poste, répondit-il. Quand ils le sauront….

Des cris de « Vive M. le duc de Sairmeuse ! » lui coupèrent la parole.

— Vous entendez, marquis ? fit-il.

Et tout heureux des cris qui lui donnaient raison, il se pencha à la portière de la voiture, saluant de la main l’honnête famille Chupin, qui courait et criait.

Le vieux maraudeur, sa femme et ses fils, avaient des voix formidables, et il ne tint qu’à M. de Sairmeuse de croire que le pays entier l’acclamait. Il le crut, et lorsque la berline s’arrêta devant la porte du presbytère, il était bien persuadé que le prestige de la noblesse était plus grand que jamais.

Sur le seuil de la cure, Bibiane, la vieille gouvernante, se tenait debout. Elle savait déjà quels hôtes arrivaient à son maître, car la servante du curé est toujours et partout la mieux informée.

— Monsieur le curé n’est pas revenu de l’église, répondit-elle aux questions du duc ; mais si ces messieurs veulent entrer l’attendre, il ne tardera pas à arriver, car il n’a pas déjeuné le pauvre cher homme…

— Entrons !… dit le duc à son fils.

Et guidés par la gouvernante, ils pénétrèrent dans une sorte de salon, où une table était dressée.

D’un coup d’œil, M. de Sairmeuse inventoria cette pièce. Les habitudes de la maison devaient lui dire celles du maître. Elle était propre, pauvre et nue. Les murs étaient blanchis à la chaux ; une douzaine de chaises composaient tout le mobilier ; sur la table, d’une simplicité monastique, il n’y avait que des couverts d’étain.

Ce logis était celui d’un ambitieux ou d’un saint.

— Ces messieurs prendraient peut-être quelque chose ? demanda Bibiane.

— Ma foi ! répondit Martial, j’avoue que la route m’a singulièrement aiguisé l’appétit.

— Doux Jésus !… s’écria la vieille gouvernante, d’un air désespéré, et moi qui n’ai rien !… C’est-à-dire, si, il me reste encore un poulet en mue, le temps de lui tordre le cou, de le plumer, de le vider…

Elle s’interrompit prêtant l’oreille, et on entendit un pas dans le corridor.

— Ah !… dit-elle, voici monsieur le curé.

Fils d’un pauvre métayer des environs de Montaignac, le curé de Sairmeuse devait aux privations de sa famille son latin et sa tonsure.

À le voir, on reconnaissait bien l’homme annoncé par le presbytère.

Grand, sec, solennel, il était plus froid que les pierres tombales de son église.

Par quels prodiges de volonté, au prix de quelles tortures avait-il ainsi façonné ses dehors ? On s’en faisait une idée en regardant ses yeux, où, par moments, brillaient les éclairs d’une âme ardente.

Bien des colères domptées avaient dû crisper ses lèvres involontairement ironiques, désormais assouplies par la prière.

Etait-il vieux ou jeune ? Le plus subtil observateur eût hésité à mettre un âge sur son visage émacié et pâli, coupé en deux par un nez immense, en bec d’aigle, mince comme la lame d’un rasoir.

Il portait une soutane blanchie aux coutures, usée et rapiécée, mais d’une propreté miraculeuse, et elle pendait le long de son corps maigre aussi misérablement que les voiles d’un navire en pantenne.

On l’appelait l’abbé Midon.

À la vue de deux étrangers assis dans son salon, il parut légèrement surpris.

La berline arrêtée à sa porte lui avait bien annoncé une visite, mais il s’attendait à trouver quelqu’un de ses paroissiens.

Personne ne l’ayant prévenu, ni à la sacristie, ni en chemin, il se demandait à qui il avait affaire, et ce qu’on lui voulait.

Machinalement, il se retourna vers Bibiane, mais la vieille servante venait de s’esquiver.

Le duc comprit l’étonnement de son hôte.

— Par ma foi !… l’abbé, fit-il avec l’aisance impertinente d’un grand seigneur qui se croit partout chez soi, nous avons pris sans façon votre cure d’assaut, et nous y tenons garnison, comme vous voyez… Je suis le duc de Sairmeuse, et voici mon fils, le marquis.

Le curé s’inclina, mais il ne parut pas qu’il fût fort touché de la qualité de ses visiteurs.

— Ce m’est un grand honneur, prononça-t-il d’un ton plus que réservé, de recevoir chez moi les anciens maîtres de ce pays.

Il souligna ce mot : anciens, de telle façon qu’il était impossible de se méprendre sur sa pensée et ses intentions.

— Malheureusement, continua-t-il, vous ne trouverez pas ici, messieurs, les aises de la vie auxquelles vous êtes accoutumés, et je crains…

— Bast !… interrompit le duc, à la guerre comme à la guerre, ce qui vous suffit nous suffira, l’abbé… Et comptez que nous saurons reconnaître de façon ou d’autre le dérangement que nous allons vous causer.

L’œil du curé brilla. Ce sans-gêne, cette familiarité choquante, cette dernière phrase outrageante atteignirent la fierté de l’homme violent caché sous le prêtre.

— D’ailleurs, ajouta gaiment Martial, que les angoisses de Bibiane avaient beaucoup amusé, d’ailleurs nous savons qu’il y a un poulet en mue…

— C’est-à-dire qu’il y avait, monsieur le marquis…

La vieille servante, qui reparut soudain, expliqua la réponse de son maître. Elle semblait au désespoir.

— Doux Jésus !… monsieur, clamait-elle, comment faire ?… Le poulet a disparu… On nous l’a volé pour sûr, car la mue est bien fermée.

— Attendez, avant d’accuser votre prochain, interrompit le curé, on ne nous a rien volé… La Bertrande est venue ce matin me demander quelques secours au nom de sa fille qui se meurt ; je n’avais pas d’argent, je lui ai donné cette volaille dont elle fera un bon bouillon…

Cette explication changea en fureur la consternation de Bibiane.

Elle se campa au milieu du salon, un poing sur la hanche, gesticulant de l’autre main.

— Voilà pourtant comme il est, s’écria-t-elle en montrant son maître, moins raisonnable qu’un enfant, et sans plus de défense qu’un innocent… Il n’y a pas de paysanne bête qui ne lui fasse accroire tout ce qu’elle veut… Un bon gros mensonge arrosé de larmes, et on a de lui tout ce qu’on veut… On lui tire ainsi jusqu’aux souliers qu’il a aux pieds, jusqu’au pain qu’il porte à sa bouche. La fille à la Bertrande, messieurs, une malade comme vous et moi !…

— Assez !… disait sévèrement le prêtre, assez !…

Puis, sachant par expérience que sa voix n’avait pas le pouvoir d’arrêter le flot des récriminations de la vieille gouvernante, il la prit par le bras et l’entraîna jusque dans le corridor.

M. de Sairmeuse et son fils se regardaient d’un air consterné.

Etait-ce là une comédie préparée à leur intention ? Évidemment non, puisqu’ils étaient arrivés à l’improviste.

Or, le prêtre que révélait cette querelle domestique, n’était pas leur fait.

Ce n’était pas là, il s’en fallait du tout au tout, l’homme qu’ils espéraient rencontrer, l’auxiliaire dont ils jugeaient le concours indispensable à la réussite de leurs projets.

Cependant ils n’échangèrent pas un mot, ils écoutaient.

On entendait comme une discussion dans le corridor. Le maître parlait bas, avec l’accent du commandement ; la servante s’exclamait comme si elle eût été stupéfiée. Cependant on ne distinguait pas les paroles.

Bientôt le prêtre rentra.

— J’espère, messieurs, dit-il avec une dignité qui ne laissait aucune prise à la raillerie, que vous voudrez bien excuser la scène ridicule de cette fille… La cure de Sairmeuse, Dieu merci ! n’est pas si pauvre qu’elle le dit.

Ni le duc ni Martial ne répondirent.

Leur surprenante assurance se trouvait même si bien démontée, que M. de Sairmeuse, ajournant toute explication directe, entama le récit des événements dont il venait d’être témoin à Paris, insistant sur l’enthousiasme et les transports d’amour qui avaient accueilli Sa Majesté Louis XVIII

Heureusement, la vieille gouvernante l’interrompit de nouveau.

Elle arrivait chargée de vaisselle, d’argenterie et de bouteilles, et derrière elle venait un gros homme en tablier blanc qui portait fort adroitement trois ou quatre plats.

C’est l’ordre d’aller quérir ce repas à l’auberge du _Bœuf couronné_, qui avait arraché à Bibiane tant de : Doux Jésus !

L’instant d’après le curé et ses hôtes se mettaient à table.

Le poulet eût été « court, » la digne servante se l’avoua, en voyant le terrible appétit de M. de Sairmeuse et de son fils.

— On eût juré qu’ils n’avaient pas mangé de quinze jours, disait-elle le lendemain aux dévotes, ses amies.

L’abbé Midon n’avait pas faim, lui, bien qu’il fût près de deux heures et qu’il n’eût rien pris depuis la veille.

L’arrivée soudaine des anciens maîtres de Sairmeuse l’avait bouleversé. Elle présageait, pensait-il, les plus effroyables malheurs.

Aussi, ne remuait-il son couteau et sa fourchette que pour se donner une contenance ; en réalité, il observait ses hôtes, il appliquait à les étudier toute la pénétration du prêtre, bien supérieure à celle du médecin et du magistrat.

Le duc de Sairmeuse ne paraissait pas les cinquante-sept ans qu’il venait d’avoir.

Les orages de la jeunesse, les luttes de son âge mûr, des excès exorbitants en tout genre, n’avaient pu entamer sa constitution de fer.

Taillé en hercule, il tirait vanité de sa force et étalait avec complaisance ses mains, d’un dessin correct, mais larges, épaisses, puissantes, ornées aux phalanges de bouquets de poils roux, véritables mains de gentilhomme dont les ancêtres ont donné les grands coups d’épée des croisades.

Sa physionomie disait bien son caractère. Des courtisans de l’ancienne monarchie il avait tous les travers, les rares qualités et les vices.

Il était à la fois spirituel et ignorant, sceptique et infatué jusqu’au délire des préjugés de sa race. Affectant pour les intérêts sérieux la plus noble insouciance, il devenait âpre, rude, implacable, dès que son ambition ou sa vanité étaient en jeu.

Pour être moins robuste que son père, Martial n’en était pas moins un fort remarquable cavalier. Les femmes devaient raffoler de ses grands yeux bleus et des admirables cheveux blonds qu’il tenait de sa mère.

De son père, il avait l’énergie, la bravoure et, il faut bien le dire aussi, la corruption. Mais il avait, de plus, une éducation solide et des idées politiques. S’il partageait les préjugés de son père, il les avait raisonnés. Ce que le vieillard eût fait dans un moment d’emportement, le fils était capable de le faire froidement.

C’est bien ainsi que l’abbé Midon, avec une rare sagacité, jugea ses deux hôtes.

Aussi, est-ce avec une grande douleur, mais sans surprise, qu’il entendit le duc de Sairmeuse exposer, au sujet des biens nationaux, des idées impossibles, que partageaient cependant tous les anciens émigrés.

Connaissant le pays, renseigné quant à l’état des esprits, le curé de Sairmeuse entreprit d’attaquer les illusions de cet obstiné vieillard.

Mais le duc, sur ce chapitre, n’entendait pas raillerie, et il commençait à jurer des jarnibleu à ébranler le presbytère, lorsque Bibiane se montra à la porte du salon.

— Monsieur le duc, dit-elle, il y a là M. Lacheneur et sa demoiselle qui désireraient vous parler.