Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 4

(Tome 2p. 35-40).


IV


Ce nom de Lacheneur n’éveillait aucun souvenir dans l’esprit du duc.

D’abord, il n’avait jamais habité Sairmeuse…

Puis, quand même !… Est-ce que jamais courtisan de l’ancien régime daigna s’inquiéter des noms qui distinguaient entre eux ces paysans qu’il confondait dans sa profonde indifférence !

Ces gens-là, on les appelait : holà !… hé !… l’ami !… mon brave !…

C’est donc de l’air d’un homme qui fait un effort de mémoire, que le duc de Sairmeuse répétait :

— Lacheneur… M. Lacheneur….

Mais Martial, observateur plus attentif et plus pénétrant que son père, avait vu le regard du curé vaciller à ce nom, jeté à l’improviste par Bibiane.

— Qu’est-ce que cet individu, l’abbé ? demanda le duc d’un ton léger.

Si maître de soi que fût le prêtre, si habitué qu’il fût depuis des années, à garder le secret de ses impressions, il dissimulait mal une cruelle inquiétude.

— M. Lacheneur, répondit-il avec une visible hésitation, est le possesseur actuel du château de Sairmeuse.

Martial, ce précoce diplomate, ne put se retenir de sourire à cette réponse qu’il avait presque prévue. Mais le duc bondit sur sa chaise.

— Ah !… s’écria-t-il, c’est le drôle qui a eu l’impudence de…. Faites-le entrer, la vieille, qu’il vienne.

Bibiane sortie, le malaise de l’abbé Midon redoubla.

— Permettez-moi, monsieur le duc, dit-il fort vite, de vous faire remarquer que M. Lacheneur jouit d’une grande influence dans le pays… se l’aliéner serait impolitique….

— J’entends… vous me conseillez des ménagements. C’est parler en pur Jacobin, l’abbé. Si Sa Majesté, qui n’y est que trop portée, écoute des donneurs d’avis de votre sorte, les ventes seront ratifiées… Jarnibleu ! nos intérêts sont cependant les mêmes… Si la Révolution s’est emparée des propriétés de la noblesse, elle a pris aussi les biens du clergé… entre nous, pourquoi faire la petite bouche ?

— Les biens d’un prêtre ne sont pas de ce monde, monsieur, prononça froidement le curé.

M. de Sairmeuse allait probablement répondre quelque grosse impertinence, mais M. Lacheneur parut suivi de sa fille.

L’infortuné était livide, de grosses gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, et l’égarement de ses yeux disait la détresse de sa pensée.

Aussi pâle que son père était Marie-Anne, mais son attitude et la flamme de son regard, disaient sa virile énergie.

— Eh bien !… l’ami, fit le duc, nous sommes donc le châtelain de Sairmeuse ?

Ceci fut dit avec une si choquante familiarité que le curé en rougit. C’était chez lui, en somme, qu’on traitait ainsi un homme qu’il jugeait son égal.

Il se leva, et avançant deux chaises :

— Asseyez-vous donc, mon cher monsieur Lacheneur, dit-il avec une politesse qui voulait être une leçon, et vous aussi, mademoiselle, faites-moi cet honneur…

Mais le père et la fille refusèrent d’un signe de tête pareil.

— Monsieur le duc, continua Lacheneur, je suis un ancien serviteur de votre maison….

— Ah ! Ah !…

— Mademoiselle Armande, votre tante, avait accordé à ma pauvre mère la faveur d’être ma marraine….

— Parbleu !… mon garçon, interrompit le duc, je me souviens de toi maintenant. En effet, notre famille a eu de grandes bontés pour les tiens. Et c’est pour nous prouver ta reconnaissance que tu t’es empressé d’acheter nos biens !…

L’ancien valet de charrue était parti de bien bas, mais son cœur et son caractère se haussant avec sa fortune, il avait l’exacte notion de sa dignité et de sa valeur.

Beaucoup le jalousaient dans le pays, quelques-uns le détestaient, mais tout le monde le respectait.

Et voici que cet homme le traitait avec le plus écrasant mépris et se permettait de le tutoyer… Pourquoi ? De quel droit !…

Indigné de l’outrage, il fit un mouvement comme pour se retirer.

Personne, hormis sa fille, ne connaissait la vérité, il n’avait qu’à se taire et Sairmeuse lui restait.

Oui, il était maître encore de garder Sairmeuse, et il le savait, car il ne partageait pas les craintes des paysans, trop éclairé pour ignorer qu’entre les espérances des anciens émigrés et le possible, il y avait cet abîme qui sépare le rêve de la réalité.

Un mot suppliant, prononcé à demi-voix par sa fille, le ramena.

— Si j’ai acheté Sairmeuse, poursuivit-il d’une voix sourde, c’est sur l’ordre de ma marraine mourante, et avec l’argent qu’elle m’avait laissé à l’insu de tous. Si vous me voyez ici, c’est que je viens vous restituer le dépôt confié à mon honneur.

Tout autre qu’un de ces tristes fous comme les alliés n’en ramenèrent que trop, eût été profondément ému.

Le duc, lui, trouva tout simple et tout naturel ce grand acte de probité.

— Voilà qui est fort bien pour le principal, dit-il. Parlons maintenant des intérêts… Sairmeuse, si j’ai bonne mémoire, rendait autrefois un millier de louis bon an mal an… Ces revenus entassés doivent produire une belle somme, où est-elle ?…

Cette réclamation, ainsi formulée, à ce moment, avait un caractère si odieux que Martial, révolté, fit à son père un signe que celui-ci ne vit pas.

Mais le curé, lui, protesta, essayant de rappeler cet insensé à la pudeur.

— Monsieur le duc !… fit-il, oh ! monsieur le duc ! Lacheneur haussa les épaules d’un air résigné.

— Les revenus, dit-il, je les ai employés à vivre et à élever mes enfants… mais surtout à améliorer Sairmeuse qui rapporte aujourd’hui le double d’autrefois….

— C’est-à-dire que depuis vingt ans, messire Lacheneur joue au châtelain… La comédie est plaisante. Enfin, tu es riche, n’est-ce pas ?…

— Je ne possède rien ! Mais j’espère que vous m’autoriserez à prendre dix mille livres que votre tante m’avait données…

— Ah ! elle t’avait donné mille pistoles !… Et quand cela ?…

— Le soir où elle me remit les quatre-vingt mille francs destinés au rachat de ses terres…

— Parfait !… Quelle preuve as-tu à me fournir de ce legs ?

Lacheneur demeura confondu… Il voulut répondre, il ne le put… Il ne trouvait au service de sa rage que les plus épouvantables menaces ou un torrent d’injures…

Marie-Anne, alors, s’avança vivement.

— La preuve, monsieur le duc, dit-elle d’une voix vibrante, est la parole de cet homme, qui, d’un mot librement prononcé, vient de vous rendre… de vous donner une fortune…

Dans son brusque mouvement, ses beaux cheveux noirs s’étaient à demi-dénoués, le sang affluait à ses joues, ses yeux d’un bleu sombre lançaient des flammes ; et la douleur, la colère, l’horreur de l’humiliation, donnaient à son visage une expression sublime.

Elle était si belle que Martial en fut remué.

— Admirable !… murmura-t-il en anglais, belle comme l’ange de l’insurrection.

Cette phrase, qu’elle comprit, interrompit Marie-Anne. Mais elle en avait dit assez, son père se sentit vengé.

Il tira de sa poche un rouleau de papiers, et le jetant sur la table :

— Voici vos titres, dit-il au duc, d’un ton où éclatait une haine implacable, gardez le legs que me fit votre tante, je ne veux rien de vous… Je ne remettrai plus les pieds à Sairmeuse… Misérable j’y suis entré, misérable j’en sors…

Il quitta le salon la tête haute, et une fois dehors, il ne dit à sa fille qu’un seul mot :

— Eh bien !…

— Vous avez fait votre devoir ; répondit-elle, c’est ceux qui ne le font pas qui sont à plaindre !…

Elle n’en put dire davantage, Martial accourait, ne songeant qu’à se ménager une occasion de revoir cette jeune fille dont la beauté l’avait si fortement impressionné.

— Je me suis esquivé, dit-il en s’adressant plutôt à Marie-Anne qu’à M. Lacheneur, pour vous rassurer… Tout s’arrangera, mademoiselle, des yeux si beaux ne doivent pas verser de larmes… Je serai votre avocat près de mon père…

Mlle Lacheneur n’a pas besoin d’avocat, interrompit une voix rude.

Martial se retourna et se trouva en présence de ce jeune homme qui, le matin, était allé prévenir M. Lacheneur.

— Je suis le marquis de Sairmeuse, lui dit-il, du ton le plus impertinent.

— Moi, fit simplement l’autre, je suis Maurice d’Escorval.

Ils se toisèrent un moment en silence, chacun attendant peut-être une insulte de l’autre. Instinctivement ils se devinaient ennemis, et leurs regards étaient chargés d’une haine atroce. Peut-être eurent-ils ce pressentiment qu’ils n’étaient pas deux rivaux, mais deux principes, en présence.

Martial, préoccupé de son père, céda.

— Nous nous retrouverons, monsieur d’Escorval ! prononça-t-il en se retirant.

Maurice, à cette menace, haussa les épaules, et dit :

— Ne le souhaitez pas.