Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 33

(Tome 1p. 312-324).


XXXIII


Quelle déception, que ce laconique et obscur billet, après cette grande fièvre d’anxiété qui avait tenu oppressés et haletants les témoins de cette scène.

Chiffrée ou traduite, cette lettre n’était-elle pas une arme inutile aux mains de la prévention !

L’œil de M. Segmuller, que l’espoir avait fait étinceler, s’éteignit, et Goguet en revint à son opinion, que le prévenu s’en tirerait peut-être.

— Quel malheur ! prononça le directeur avec une nuance d’ironie, quel dommage que tant de peines et une si surprenante pénétration soient perdues !

Lecoq dont la confiance semblait inaltérable, le regarda d’un air goguenard.

— Vraiment !… dit-il, M. le directeur trouve que j’ai perdu mon temps !… Tel n’est pas mon avis. Ce petit papier me semble établir assez victorieusement que si quelqu’un s’est abusé quant à l’identité du prévenu, ce n’est pas moi.

— Soit !… M. Gévrol et moi avons été trompés par la vraisemblance. Nul n’est infaillible. En êtes-vous plus avancés ?…

— Mais oui, monsieur. Comme à cette heure on sait bien qui n’est pas le prévenu, au lieu de me plaisanter et de me gêner, on m’aidera peut-être à découvrir qui il est.

Le ton du jeune policier, son allusion à la mauvaise volonté qu’il avait rencontrée, blessèrent le directeur. Mais précisément parce qu’il sentait le sang lui monter aux oreilles, il résolut de briser cette discussion avec un inférieur.

— Vous avez raison, dit-il durement. Ce Mai doit être quelque grand et illustre personnage. Seulement, cher monsieur Lecoq, car il y a un seulement, faites-moi le plaisir de m’expliquer comment ce personnage si important a pu disparaître sans que la police en ait été avisée ?… Un homme considérable, tel que vous le supposez, a d’ordinaire une famille, des parents, des amis, des protégés, des relations très-étendues ; et de tout ce monde, personne n’aurait élevé la voix depuis plus de trois semaines que Mai est sous mes verroux !… Allons, avouez-le, monsieur l’agent, vous n’aviez pas réfléchi à cela.

Le directeur venait de rencontrer la seule objection sérieuse qu’on pût opposer au système de la prévention.

Mais Lecoq l’avait aperçue bien avant lui, et elle ne cessait de le préoccuper, et il s’était mis l’esprit à la torture sans y trouver une réponse satisfaisante.

Sans doute il allait s’emporter, comme toujours quand on se sent touché à un défaut de cuirasse, mais M. Segmuller intervint.

— Toutes ses récriminations, dit-il de sa voix calme, ne nous ferons point faire un pas. Il serait plus sage de concerter le moyen de tirer parti de la situation.

Rappelé ainsi à la situation présente, le jeune policier sourit ; toutes ses rancunes s’évanouirent.

— Le moyen est tout trouvé, fit-il.

— Oh !…

— Et je le crois infaillible, monsieur, en raison de sa simplicité. Il consiste tout uniment à substituer une prose à celle de l’auteur de ce billet. Quoi de moins difficile, maintenant que j’ai la clef de la correspondance !… J’en serai quitte pour acheter un exemplaire des chansons de Béranger. Mai croyant s’adresser à son complice répondra en toute sincérité…

— Pardon !… interrompit le directeur, comment vous répondra-t-il ?

— Ah !… vous m’en demandez trop, monsieur. Je sais de quelle façon on lui fait tenir ses lettres, c’est déjà bien joli… Pour le reste, j’observerai, je chercherai, je verrai…

Goguet ne dissimula pas une grimace approbative. S’il eût eu dix francs à exposer, il les eût pariés dans le jeu de Lecoq.

— Pour commencer, poursuivit le jeune policier, je vais remplacer ce message par un autre de ma façon… Demain, à l’heure de la soupe, si le prévenu fait entendre son signal en musique, le père Absinthe lui lancera la chose par la fenêtre, pendant que moi, de mon observatoire, je guetterai l’effet.

Il était si ravi de sa conception, qu’il se permit de sonner, et quand l’huissier se présenta, il lui remit une pièce de dix sous en le priant de courir lui chercher un cahier de papier pelure d’oignon.

— Avec des pèlerins si rusés et si défiants, on ne doit négliger aucune précaution.

Quand il fut en possession du papier, lequel était, en vérité, tout semblable à celui du billet — il s’assit à la table du greffier, et s’armant du volume de Béranger il se mit à composer sa fausse missive, en copiant autant que possible la forme des chiffres du mystérieux correspondant.

Cette besogne ne lui prit pas dix minutes. Craignant de commettre quelque bévue, il avait reproduit les termes de la lettre véritable, se bornant à en altérer absolument le sens.

Voici ce qu’il écrivait :

« Je lui ai dit votre volonté ; elle ne se résigne pas. Notre sécurité est menacée. Nous attendons vos ordres. Je tremble. »

Cela fait, il roula le papier comme l’autre, et le remit dans la mie de pain, en disant :

— Demain nous saurons quelque chose !

Demain !… Les vingt-quatre heures qui séparaient le jeune policier de l’instant décisif, lui apparaissaient comme un siècle à traverser. À quels expédients se vouer, pour hâter le vol tardif du temps !…

Il expliqua clairement et minutieusement au père Absinthe ce qu’il aurait à faire, et sûr d’avoir été compris, certain qu’il serait obéi, il regagna sa soupente.

La soirée lui parut bien longue, et plus interminable la nuit, car il lui fut impossible de clore la paupière…

Quand le jour se leva, il constata que son prisonnier était éveillé et assis sur le pied de son lit. Bientôt il sauta à terre et arpenta sa cellule d’un pas saccadé. Il était fort agité, contre son ordinaire, il gesticulait et par intervalles laissait échapper quelques paroles, toujours les mêmes.

— Quelle croix, mon Dieu !… répétait-il, quelle croix !

— Bon ! pensait Lecoq, tu es inquiet, mon garçon, de ton billet quotidien que tu n’as pas reçu… Patience, patience. Il va t’en arriver un de ma façon…

Enfin, le jeune policier distingua au dehors le mouvement qui précède la distribution des victuailles. On allait, on venait, les sabots claquaient sur les dalles, les surveillants criaient…

Onze heures sonnèrent à la vieille horloge fêlée, le prévenu commença sa chanson :

Libre et conDiogène,
Libre et Sous ton manteau,
Libre et content…

Il n’acheva pas ce troisième vers ; le bruit léger de la boulette de mie de pain tombant sur la dalle l’avait arrêté court.

Lecoq, la tête dans son trou, retenait son souffle et regardait de toutes les forces de son âme.

Il ne perdit pas un mouvement de l’homme, pas un tressaillement, pas un battement de paupière.

Mai s’était mis à regarder en l’air, du côté de la fenêtre, d’abord, puis tout autour de lui, comme s’il lui eût été impossible de s’expliquer l’arrivée de ce projectile.

Ce n’est qu’après un petit bout de temps, qu’il se décida à le ramasser. Il le garda dans le creux de la main, l’examina curieusement. Ses traits exprimaient une profonde surprise. On eût juré qu’il était intrigué au possible.

Bientôt, cependant, un sourire monta à ses lèvres. Il eut un mouvement d’épaules qui pouvait s’interpréter ainsi : « Suis-je simple ! » et d’un geste rapide, il brisa la mie de pain. La vue du papier roulé menu le rendit soucieux…

— Ah ça !… se disait Lecoq tout désorienté, qu’est-ce que ces manières ?…

Le prévenu avait ouvert le billet, et regardait, les sourcils froncés, ces chiffres alignés qui semblaient ne rien lui dire…

Mais voilà que tout à coup il se précipita contre la porte de sa cellule, l’ébranlant de coups de poing et criant :

— À moi !… gardien !… à moi !…

Un surveillant accourut, Lecoq entendit ses pas dans le corridor.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il à travers le guichet de la porte.

— Je veux parler au juge.

— C’est bon !… On le fera prévenir.

— Tout de suite, n’est-ce pas, je veux faire des révélations.

— On y va !…

Lecoq n’en écouta pas davantage.

Il dégringola le roide escalier de la soupente, et d’un pied fiévreux il courut au Palais raconter à M. Segmuller ce qui se passait.

— Qu’est-ce que cela signifie ? pensait-il. Touchons-nous donc au dénoûment ?… Ce qui est sûr, c’est que mon billet n’est pour rien dans la détermination du prévenu. Il ne pouvait le déchiffrer qu’avec le secours de son volume, il n’y a pas touché, donc il ne l’a pas lu.

Non moins que le jeune policier, M. Segmuller fut stupéfait. Ils revinrent ensemble à la prison, en toute hâte, très-inquiets, suivis du greffier, cette ombre inévitable du juge d’instruction.

Ils atteignaient l’extrémité de la galerie, quand ils rencontrèrent le directeur qui arrivait tout émoustillé par ce gros mot : révélation.

Le digne fonctionnaire voulait sans doute ouvrir un avis, le juge lui coupa la parole.

— Je sais tout, lui dit-il, et j’accours…

Arrivé à l’étroit corridor des « secrets, » Lecoq pressa le pas pour devancer le juge d’instruction, le directeur et le greffier.

Il se disait qu’en s’avançant sur la pointe du pied, il surprendrait peut-être le prévenu en train de déchiffrer le billet, et qu’en tout cas, il aurait le temps de jeter un coup d’œil sur l’intérieur de la cellule.

Mai était assis devant sa table, la tête entre ses mains.

Au grincement des verrous tirés de la propre main du directeur, il se leva en sursaut, arracha sa coiffure, et se tint debout respectueusement, attendant qu’on lui adressât la parole.

— Vous m’avez fait appeler ? lui demanda le juge.

— Oui, monsieur.

— Vous avez, prétendez-vous, des révélations à faire ?

— J’ai des choses importantes à vous dire.

— C’est bien ! ces messieurs vont se retirer…

M. Segmuller se retournait déjà vers Lecoq et le directeur, pour les prier de le laisser à ses fonctions, mais le prévenu, d’un mouvement de prostration, l’arrêta.

— Ce n’est pas la peine, prononça-t-il ; je me trouverai très-content, au contraire, de parler devant tout le monde.

— Parlez, alors.

Mai ne se fit pas répéter l’ordre. Il se mit en position, de trois quarts, la poitrine gonflée, la tête en arrière, comme toujours, depuis le début de l’instruction, quand il se disposait à faire parade de son éloquence.

— C’est pour vous dire, messieurs, commença-t-il, que je suis un très-honnête homme. Le métier n’y fait rien, n’est-ce pas ? On peut être chez un montreur de curiosités pour le boniment, et avoir du cœur et de l’honneur…

— Oh !… faites-nous grâce de vos réflexions.

— Vous le voulez, monsieur… je veux bien. Alors, en deux mots, voici un petit papier qu’on m’a jeté tout à l’heure. Il y a des numéros dessus qui doivent signifier quelque chose, mais j’ai eu beau chercher, je n’y ai vu que du feu.

Il tendit au juge, qui le prit, le billet chiffré par Lecoq, et ajouta :

— Il était roulé dans une boulette de mie de pain.

La violence de ce coup inattendu, inouï, abasourdit manifestement tous les assistants. Mais le détenu, sans paraître remarquer l’effet produit poursuivait :

— Je calcule que celui qui m’a envoyé ça s’est trompé de fenêtre. Je sais bien que c’est très-mal de dénoncer un camarade de prison, c’est lâche, et on risque de lui faire arriver de la peine, mais on est bien forcé d’être prudent, quand on est, comme moi, accusé d’être un assassin et qu’on est sous le coup d’un grand désagrément.

Un geste horriblement significatif du tranchant de sa main sur son cou ne laissa pas de doutes sur ce qu’il entendait par « un désagrément. »

— Et pourtant je suis innocent, murmura-t-il.

Le juge, le premier, avait ressaisi la libre disposition de toutes ses facultés. Il concentra en un regard toute la puissance de sa volonté, et fixant le prévenu :

— Vous mentez !… dit-il lentement, c’est à vous que ce billet était destiné.

— À moi !… Je suis donc le plus grand des imbéciles, puisque je vous fais appeler pour vous le remettre. À moi !… pourquoi en ce cas ne l’ai-je pas gardé ? Qui savait, qui pouvait savoir que je l’avais reçu ?…

Tout cela était dit avec une si merveilleuse apparence de bonne foi, l’œil de Mai était si clair, l’intonation si juste, son raisonnement était si spécieux, que le directeur, troublé, se reprenait à douter.

— Et si je vous prouvais que vous mentez, insista M. Segmuller, si je vous le démontrais, là, sur-le-champ ?…

— Par exemple !… Vous seriez malin !… Oh ! monsieur, pardon, excusez, je voulais dire…

Mais le juge n’en était pas à se soucier d’une expression plus ou moins mesurée.

Il fit signe à Mai de se taire, et, s’adressant à Lecoq :

— Montrez au prévenu, monsieur l’agent, dit-il, que vous avez découvert la clé de sa correspondance…

Brusquement le visage du prisonnier changea.

— Ah !… c’est cet agent de police, fit-il d’une voix sourde, qui a trouvé cela. Ce même agent qui assure que je suis un gros seigneur.

Il toisa dédaigneusement le jeune policier, et ajouta :

— Si c’est ainsi, mon compte est réglé. Quand la police veut absolument qu’un homme soit coupable, elle prouve qu’il est coupable, c’est connu… Et quand un prisonnier ne reçoit pas de billets, un agent qui veut de l’avancement sait lui en adresser.

Il arrivait, ce soi-disant saltimbanque, à une expression de mépris si écrasant, que Lecoq furieux parut près de lui répondre.

Il se contint, cependant, sur un signe du juge, et prenant sur la table le volume de Béranger, il prouva au prévenu que chaque chiffre du billet correspondait à un mot de la page indiquée, et que tous ces mots formaient bien un sens.

Cet accablant témoignage ne sembla pas embarrasser Mai. Après avoir admiré ce système de correspondance comme un enfant s’extasie devant un jouet nouveau, il déclara qu’il n’y avait que la police pour de telles machinations.

Que faire en présence d’une telle obstination ?…

M. Segmuller n’eut pas même l’idée d’insister, et il se retira suivi des personnes qui l’avaient accompagné.

Jusqu’au cabinet du directeur, où il se rendit, il ne prononça pas une parole. Mais il se laissa tomber sur un fauteuil, en disant :

— Il faut s’avouer vaincu… Cet homme restera ce qu’il est : une énigme.

— Mais pourquoi cette comédie qu’il vient de jouer, demanda le directeur ; je ne me l’explique pas.

— Eh !… répondit Lecoq, ne voyez-vous donc pas qu’il a eu l’espoir de persuader au juge que le premier billet avait été fabriqué par moi, pour les besoins de l’opinion que je soutiens. La tentative était hardie, mais l’importance du résultat devait le séduire. S’il eût réussi, j’étais déshonoré, et lui restait Mai, sans conteste, pour tout le monde. Seulement, comment a-t-il pu savoir que j’avais saisi un billet, et que je l’épiais de la soupente ?… Voilà ce qui ne sera sans doute jamais expliqué.

Le directeur et le jeune policier échangeaient des regards gros de soupçons.

— Eh ! Eh !… pensait le directeur, pourquoi, en effet, le billet qui est tombé à mes pieds ne serait-il pas l’œuvre de ce gaillard si subtil ?… Son ami Absinthe a pu le servir pour le premier aussi bien que pour le second…

— Qui sait, se disait Lecoq, si ce brave directeur n’a pas tout confié à Gévrol ? Avec cela, que mon jaloux Général se serait fait un scrupule de me jouer un tour de sa façon !…

— Ah !… c’est égal, s’écria Goguet, il est bien fâcheux qu’une comédie si bien montée n’ait pas eu de succès !…

Ce mot tira le juge de ses réflexions.

— Une comédie indigne !… prononça-t-il, et que je n’aurais jamais autorisée, si la passion d’arriver à la vérité ne m’eût aveuglé. C’est porter atteinte à la majesté de la justice que de la rendre complice de si misérables supercheries !…

Lecoq, à ces mots, devint blême, et une larme de rage brilla dans ses yeux.

C’était le second affront depuis une heure. Après l’insulte du prévenu, l’outrage de la prévention !…

— J’ai échoué, pensa-t-il, on me désavoue !… C’est dans l’ordre. Ah !… si j’avais réussi !…

Le dépit seul avait arraché à M. Segmuller ces dures paroles ; elles étaient dures, il les regretta et fit tout pour que Lecoq les oubliât.

Car ils se revirent les jours qui suivirent cette malheureuse tentative, et chaque matin ils avaient une longue conférence, quand le jeune policier venait rendre compte de ses démarches.

C’est que Lecoq cherchait toujours, avec une obstination que retrempaient d’incessants quolibets ; il cherchait, soutenu par une de ces rages froides qui entretiennent l’énergie durant des années.

Mais le juge était absolument découragé.

— C’est fini, disait-il ; tous les moyens d’investigations sont épuisés, je me rends. Le prévenu ira en cour d’assises et sera acquitté ou condamné sous le nom de Mai. Je ne veux plus penser à cette affaire.

Il disait cela, mais les soucis, le noir chagrin d’un échec, des allusions parfois blessantes, l’anxiété d’un parti à prendre altérèrent sa santé, et il fut obligé de garder le lit.

Il y avait huit jours qu’il n’était sorti de chez lui, quand un matin il vit paraître Lecoq.

— Vous le voyez, mon pauvre garçon, lui dit-il, cet énigmatique meurtrier est fatal à ses juges d’instruction… Ah !… il nous a joués, il sauvera sa personnalité.

— Peut-être ! répondit le jeune policier. Il est un dernier moyen d’avoir le secret de cet homme ; il faut le faire évader…