Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 32

(Tome 1p. 300-311).


XXXII


Au-dessus de l’étroite cellule occupée par le prévenu Mai, se trouvait une sorte de soupente, ménagée par les architectes pour le service des toitures.

Elle était carrelée, mais si basse, qu’un homme de taille moyenne ne pouvait s’y tenir debout. Quelques minces rayons filtrant entre les interstices des ardoises l’éclairaient à peine d’un jour douteux.

C’est là qu’un beau matin Lecoq vint s’établir.

C’était l’heure où le détenu faisait, sous la surveillance de deux gardiens, sa promenade quotidienne ; le jeune policier put donc, sans retard, procéder à ses travaux d’installation.

Armé d’un pic dont il s’était muni, il descella deux ou trois carreaux et se mit à percer l’intervalle des planchers.

Le trou qu’il pratiquait affectait la forme d’un entonnoir. Très-large au ras du sol du grenier, il allait se rétrécissant jusqu’à n’avoir plus que deux centimètres de diamètre à l’endroit où il entamait le plafond de la cellule.

La place où débouchait ce trou avait d’ailleurs été choisie à l’avance, si habilement, qu’il se confondait avec les lézardes et les taches du crépi, et qu’il était impossible que le prisonnier le distinguât d’en bas.

Pendant que travaillait Lecoq, le directeur du Dépôt et Gévrol, qui avaient tenu à l’accompagner, se tenaient sur le seuil de la soupente et ricanaient.

— Ainsi, monsieur Lecoq, disait le directeur, voici désormais votre observatoire.

— Mon Dieu, oui, monsieur.

— Vous n’y serez pas à l’aise.

— J’y serai moins mal que vous ne le croyez. J’ai apporté une grosse couverture, je l’étendrai à terre et je me coucherai dessus.

— Si bien que, nuit et jour, vous aurez l’œil à cette ouverture ?

— Nuit et jour, oui, monsieur.

— Sans boire ni manger ?… demanda Gévrol.

— Pardon ! le père Absinthe, que j’ai relevé de son inutile faction à la ruelle de la Butte-aux-Cailles, m’apportera mes repas, il fera mes commissions et au besoin me remplacera.

L’envieux Général éclata de rire, mais d’un rire évidemment forcé.

— Tiens, dit-il, tu me fais pitié.

— Possible.

— Sais-tu à qui tu vas ressembler, l’œil collé à ce trou, épiant le prévenu ?…

— Dites !… Ne vous gênez pas.

— Eh bien !… tu me fais l’effet d’un de ces vieux nigauds de naturalistes qui mettent toutes sortes de petites bêtes sous verre, et qui passent leur vie à les regarder grouiller à travers une grosse loupe.

Lecoq avait parachevé son œuvre, il se releva.

— Jamais comparaison ne fut plus juste, Général, prononça-t-il. Vous l’avez deviné, je dois au souvenir des travaux de ces naturalistes que vous traitez si mal, l’idée que je vais mettre à exécution. À force d’étudier une petite bête, comme vous dites, au microscope, ces savants ingénieux et patients, finissent par surprendre ses mœurs, ses habitudes, ses instincts… Eh bien ! ce qu’ils font pour un insecte, je le ferai, moi, pour un homme.

— Oh ! oh ! fit le directeur un peu étonné.

— C’est ainsi, oui, monsieur. Je veux le secret de ce prévenu… je l’aurai, je l’ai juré. Oui, je l’aurai, parce que, si solidement trempée que soit son énergie, il est impossible qu’il n’ait pas un moment de défaillance, et qu’à cette heure je serai là… Je serai là, si sa volonté le trahit, si se croyant seul il laisse tomber son masque, s’il s’oublie une seconde, si son sommeil laisse échapper une parole indiscrète, s’il n’a pas tout son sang-froid à son réveil, si le désespoir lui arrache une plainte, un geste, un regard… je serai là, toujours là !…

L’implacable résolution du jeune policier communiquait à sa voix des vibrations si puissantes, que le directeur du Dépôt en fut remué.

Il admit, pour un instant, les présomptions de Lecoq, et son esprit fut saisi de l’étrangeté de cette lutte entre un prévenu s’efforçant de garder le secret de sa personnalité, et l’instruction qui s’acharnait à découvrir la vérité.

— Par ma foi !… mon garçon, dit-il, vous avez un fier courage.

— Et bien inutile, grogna Gévrol.

Il disait cela d’un ton délibéré, l’ombrageux inspecteur, mais au fond, il n’était pas parfaitement rassuré. La foi est contagieuse, et il se sentait troublé par l’imperturbable assurance de Lecoq.

Si pourtant ce conscrit allait avoir raison contre lui, Gévrol, un des oracles de la Préfecture, quelle honte et quel ridicule !…

Une fois de plus, il se jura que ce garçon si remuant ne vieillirait pas dans les cadres du service de la sûreté, et c’est en songeant aux moyens de l’évincer, qu’il ajouta :

— Il faut que la police ait de l’argent de trop pour payer deux hommes à faire une besogne de fou !…

Le jeune policier ne voulut pas relever cette observation blessante. Depuis quinze jours le Général l’agaçait si bien, qu’il redoutait, s’il entamait une discussion, de ne pas rester maître de soi.

Mieux valait se taire et poursuivre le succès… Réussir ! voilà la vengeance qui consterne les envieux.

Il lui tardait, d’ailleurs, de voir partir ces importuns. Peut-être croyait-il Gévrol capable d’éveiller, par quelque bruit insolite, l’attention du prisonnier.

Enfin ils partirent. Lecoq se hâta d’étendre sa couverture, et se coucha dessus tout de son long, de telle sorte qu’il pouvait appliquer alternativement au trou son œil et son oreille.

Dans cette position, il découvrait admirablement la cellule. Il apercevait la porte, le lit, la table, la chaise. Un seul petit espace près de la fenêtre, et la fenêtre elle-même, échappaient à ses regards.

Il terminait à peine sa reconnaissance, quand les verroux grincèrent. Le prévenu revenait de sa promenade.

Il était très-gai, et terminait une histoire fort intéressante sans doute, puisque le gardien resta un moment pour en attendre la fin.

Le jeune policier fut ravi de l’épreuve. Il entendait aussi bien qu’il voyait. Les sons arrivaient à son oreille aussi distinctement que s’il y eussent été apportés par un cornet acoustique. Il ne perdit pas un mot du récit, qui était légèrement graveleux.

Le surveillant parti, Mai fit quelques pas de ci et de là dans sa cellule ; puis il s’assit, ouvrit son volume de Béranger, et pendant une heure parut absorbé par l’étude d’une chanson. Finalement il se jeta sur son lit.

Au moment du repas du soir, seulement, il se leva pour manger de bon appétit. Il se remit ensuite à son chansonnier et ne se coucha qu’à l’extinction des feux.

Lecoq savait bien que la nuit ses yeux ne lui serviraient de rien ; mais c’est alors qu’il espérait surprendre quelques exclamations révélatrices.

Son attente fut trompée, Mai se tourna et se retourna douloureusement sur ses matelas, il geignit par moments ; on eût dit qu’il sanglotait, mais il n’articula pas une syllabe.

Le prévenu resta couché fort tard le lendemain. Mais en entendant sonner l’heure de la pitance du matin, onze heures, il se leva d’un bond, et après quelques entrechats dans sa cellule, il entonna à pleine voix une vieille

chanson :


Libre et cDiogène,
Libre Sous ton manteau,
Libre et content, je ris, je bois sans gêne…


C’est seulement lorsque les gardiens entrèrent qu’il cessa de chanter…

Telle s’était écoulée la journée de la veille, telle s’écoula celle-ci ; celle du lendemain fut pareille, les suivantes furent toutes semblables…

Chanter, manger, dormir, soigner ses mains et ses ongles, telle était la vie de ce soi-disant saltimbanque. Son attitude, toujours la même, était celle d’un homme d’un heureux naturel profondément ennuyé.

Telle était la perfection de la comédie soutenue par cet énigmatique personnage, que Lecoq, après six nuits et six jours passés à plat ventre dans son grenier, n’avait rien surpris de décisif.

Pourtant il était loin de désespérer. Il avait observé que tous les matins, à l’heure où la distribution des vivres met en mouvement les employés de la prison, le prévenu ne manquait pas de répéter sa chanson de Diogène.

— Évidemment, se disait le jeune policier, cette chanson est un signal. Que se passe-t-il alors, du côté de cette fenêtre que je ne vois pas ?… Je le saurai demain.

Le lendemain, en effet, il obtint que Mai serait conduit à la promenade à dix heures et demie, et il entraîna le directeur à la cellule du prisonnier.

Le digne fonctionnaire n’était pas content du dérangement.

— Que prétendez-vous me montrer ? répétait-il, qu’y a-t-il de si curieux ?…

— Peut-être rien, répondait Lecoq, peut-être quelque chose de bien grave…

Et onze heures sonnant peu après, il entonna la chanson du prévenu :

Sous Diogène,
Sous ton manteau…

Il venait d’entamer le second couplet, quand une boulette de mie de pain de la grosseur d’une balle, adroitement lancée par dessus la hotte de la fenêtre, vint rouler à ses pieds.

La foudre tombant dans la cellule de Mai n’eût pas terrifié le directeur autant que cet inoffensif projectile.

Il demeura stupide d’étonnement, la bouche béante, les yeux écarquillés, comme s’il eût douté du témoignage de ses sens.

Quelle disgrâce ! L’instant d’avant il eût répondu sur sa tête chauve de l’inviolabilité des secrets. Il vit sa prison déshonorée, bafouée, ridiculisée…

— Un billet, répétait-il d’un air consterné, un billet !…

Prompt comme l’éclair, Lecoq avait ramassé ce message et il le retournait triomphalement entre ses doigts.

— J’avais bien dit, murmurait-il, que nos gens s’entendaient !

Cette joie du jeune policier devait changer en furie la stupeur du directeur.

— Ah !… mes détenus s’écrivent !… s’écria-t-il bégayant de colère. Ah ! mes surveillants font l’office de facteurs ! Par le saint nom de Dieu !… cela ne se passera pas ainsi !

Il se dirigeait vers la porte ; Lecoq l’arrêta.

— Qu’allez-vous faire, monsieur ! dit-il.

— Moi ! je vais rassembler tous les employés de ma maison, et leur déclarer qu’il y a un traître parmi eux, et qu’il faut qu’on me le livre. Je veux faire un exemple. Et si d’ici vingt-quatre heures le coupable n’est pas découvert, tout le personnel du Dépôt sera renouvelé.

De nouveau, il voulut sortir, et le jeune policier, cette fois, dut presque employer la violence pour le retenir.

— Du calme, monsieur, lui disait-il, du calme, modérez-vous…

— Je veux punir !

— Je comprends cela, mais attendez d’avoir tout votre sang-froid. Il se peut que le coupable soit, non un de vos gardiens, mais un de ces détenus dont vous utilisez la bonne volonté, et qui aident tous les matins à la distribution…

— Eh ! qu’importe…

— Pardon !… Il importe beaucoup. Si vous faites du bruit, si vous dites un seul mot de ceci, jamais nous ne découvrirons la vérité. Le traître ne sera pas si fou que de se livrer, mais il sera assez sage pour ne plus recommencer. Sachons nous taire, dissimuler et attendre. Nous organiserons une surveillance sévère et nous prendrons le coquin sur le fait.

Si justes étaient ces objections que le directeur se rendit.

— Soit, soupira-t-il, je patienterai… Mais voyons toujours ce que renferme cette mie de pain.

C’est à quoi le jeune policier ne voulut pas consentir.

— J’ai prévenu M. Segmuller, déclara-t-il, qu’il y aurait sans doute du nouveau ce matin, et il doit m’attendre à son cabinet. C’est bien le moins que je lui réserve le plaisir de briser cette enveloppe.

Le directeur du Dépôt eut un geste désolé. Ah ! il eût donné bonne chose pour tenir cet incident secret ; mais il n’y fallait seulement pas penser.

— Allons donc trouver le juge d’instruction, dit-il, allons…

Ils partirent, et tout le long du chemin Lecoq s’efforça de démontrer à ce digne fonctionnaire qu’il avait bien tort de s’affecter d’une circonstance qui était pour l’instruction un vrai coup de partie. S’était-il donc, jusqu’à ce moment, supposé plus habile que ses détenus ? Quelle illusion ! Est-ce que l’ingéniosité du prisonnier n’a pas toujours défié et ne défiera pas toujours la finesse du surveillant ?…

Mais ils arrivaient, et à leur vue M. Segmuller et son greffier se levèrent d’un bond. Ils avaient lu, sur le visage du jeune policier, une grande nouvelle.

— Qu’est-ce ? demanda le juge d’un ton ému.

Lecoq, pour toute réponse, déposa sur le bureau la précieuse mie de pain, et un regard le paya de l’attention qu’il avait eue de ne la pas ouvrir.

Elle contenait une petite boulette de ce mince papier qu’on appelle du papier pelure d’oignon.

M. Segmuller le déplia et le lissa sur la paume de sa main. Mais dès qu’il y jeta les yeux, ses sourcils se froncèrent.

— Ah !… ce billet est écrit en chiffres, fit-il, en ébranlant son bureau d’un violent coup de poing.

— Il fallait s’y attendre, dit tranquillement le jeune policier.

Il prit alors le billet des mains du juge, et à haute et intelligible voix il énonça les nombres qui s’y trouvaient, tels qu’ils s’y trouvaient, séparés par des virgules :

« 235, 15, 3, 8, 25, 2, 16, 208, 5, 360, 4, 36, 19, 7, 14, 118, 84, 23, 9, 40, 11, 99… »

— Et voilà !… murmura le directeur, notre trouvaille ne nous apprendra rien.

— Pourquoi donc !… fit le souriant greffier, il n’est pas d’écriture de convention qu’on ne déchiffre avec un peu d’habitude et de patience. Il y a des gens dont c’est le métier…

— Parfaitement exact ! approuva Lecoq. Et moi-même, autrefois, j’étais d’une assez jolie force à cet exercice.

— Quoi ! demanda le juge, vous espérez trouver la clé de ce billet !

— Avec du temps, oui, monsieur.

Il allait glisser le papier dans son gousset, mais M. Segmuller le pria de l’examiner et d’essayer au moins de se rendre compte de la difficulté du travail.

— Oh !… ce n’est guère la peine, dit-il. Ce n’est pas en ce moment qu’on peut juger…

Il fit ce qu’on lui demandait, cependant, et fit bien, car son visage s’éclaira presque aussitôt, et il se frappa le front en criant :

— J’ai trouvé !

Une même exclamation de surprise, peut-être aussi d’incrédulité, échappa au juge, au directeur et à Goguet.

— Je le parierais, du moins… ajouta prudemment Lecoq. Le prévenu et son complice ont, si je ne m’abuse, employé le système du double livre. Ce système est simple :

Les correspondants conviennent tout d’abord de se servir d’un livre quelconque, et ils s’en procurent chacun un exemplaire de la même édition.

Que fait alors celui qui veut donner de ses nouvelles ?

Il ouvre le livre au hasard et commence par écrire le numéro de la page.

Il n’a plus ensuite qu’à chercher dans cette page des mots qui traduisent sa pensée. Si le premier mot qu’il utilise est le vingtième de la page, il écrit le chiffre 20, et il recommence à compter un, deux, trois, jusqu’à ce qu’il trouve un mot qui lui convienne. Si ce mot arrive le sixième, il écrit le chiffre 6, et il continue jusqu’à ce qu’il ait ainsi traduit tout ce qu’il avait à dire.

Vous voyez maintenant ce qu’a à faire le correspondant qui reçoit un tel billet. Il cherche la page indiquée, et pour chaque chiffre il a un mot…

— Impossible d’être plus clair, approuva le juge.

— Si ce billet que je tiens là, poursuivit Lecoq, avait été échangé entre deux personnes libres, essayer de le traduire serait folie. Ce système si simple est le seul qui déjoue les efforts de la curiosité, parce qu’il n’est pas de pénétration capable de deviner le livre convenu.

Mais ici tel n’est pas le cas. Mai est prisonnier, et il n’a qu’un volume en sa possession : les chansons de Béranger. Allons chercher ce livre…

Positivement, le directeur était enthousiasmé.

— Je cours le quérir moi-même, interrompit-il.

Mais le jeune policier le retint d’un geste.

— Et surtout, lui recommanda-t-il, prenez bien vos précautions, monsieur, pour que Mai ne s’aperçoive pas qu’on a touché à ses chansons. S’il est rentré de la promenade, faites-le ressortir sous un prétexte quelconque… Et, de plus, qu’il reste dehors tant que nous nous servirons de son chansonnier…

— Oh !… fiez-vous à moi, répondit le directeur.

Il sortit, et telle fut sa hâte, que, moins d’un quart d’heure plus tard, il reparaissait agitant triomphalement un petit volume in-32.

D’une main tremblante, le jeune policier l’ouvrit à la page 235, et commença à compter.

Le 15e mot de la page était : je ; le 3e après était le mot : lui ; le 8e ensuite : ai ; le 25 : dit ; le 2e : votre ; le 16e : volonté

Ainsi, avec ces six chiffres seulement, on trouvait un sens :

« Je lui ai dit votre volonté… »

Les trois personnes qui assistaient à cette émouvante expérience ne purent s’empêcher d’applaudir.

— Bravo Lecoq !… dit le juge.

— Je ne parierais plus cent sous pour Mai, pensa le greffier.

Mais Lecoq comptait toujours, et bientôt, d’une voix que faisait trembler la vanité heureuse, il put donner la traduction du billet entier. Voici ce qu’on écrivait au prévenu :

« Je lui ai dit votre volonté, elle se résigne. Notre sécurité est assurée, nous attendons vos ordres pour agir. Espoir ! Courage !… »