Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 34

(Tome 1p. 325-337).


XXXIV


L’expédient suprême que préparait Lecoq n’était pas de son invention et n’avait rien de précisément neuf.

De tout temps, la police a su, quand il le fallait, fermer les yeux et entre-bâiller la porte d’un cachot.

Fou, par exemple, bien fou et bien naïf, qui croit à ces favorables négligences, et se laisse prendre à ce piége éblouissant de la liberté offerte.

Tous les prisonniers ne sont pas, comme Lavalette, protégés par une royale connivence, niée jadis avec de grands serments, aujourd’hui prouvée.

On compterait plutôt ceux qui, pareils à l’infortuné Georges d’Etchérony, ne sont lâchés que sous bénéfice d’inventaire, et sont repris dès qu’ils se sont acquittés de la tâche de dénonciateurs involontaires qu’on leur ménageait.

Pauvre d’Etchérony !… Il croyait bien avoir trompé la vigilance de ses gardiens. Quand il reconnut son erreur et sa faute, il se tira un coup de pistolet au cœur.

Hélas ! il survécut assez à l’affreuse blessure pour entendre un des amis qu’il avait livrés, lui jeter cette injure qu’il ne méritait pas : traître.

Ce n’est cependant qu’à la dernière extrémité, très-rarement, en des cas spéciaux, qu’on se décide à prêter secrètement la main à l’évasion d’un détenu. En somme, le moyen est dangereux.

Si on y a recours, c’est qu’on espère en retirer quelque avantage important, comme de mettre la main sur une association de malfaiteurs.

On capture un homme de la bande, il a la probité de son infamie, et refuse de nommer ses complices. Que faire ?… Faut-il se résigner à le juger, à le condamner seul ?…

Eh !… non ! Mieux vaut laisser traîner à sa portée, par le plus grand des hasards, une lime qui lui permettra de scier ses barreaux, une corde qui lui facilitera l’escalade d’un mur…

Il s’échappe, mais pareil au hanneton qui s’envole avec un fil à la patte, il traîne un bout de chaîne, une escouade d’observateurs subtils.

Et au moment où il vante à ses associés qu’il a rejoints, son audace et son bonheur, la compagnie se trouve prise d’un coup de filet.

M. Segmuller savait tout cela, et bien d’autres choses encore, et cependant, à la proposition de Lecoq, il se dressa sur son séant en disant :

— Êtes-vous fou !…

— Je ne le crois pas, monsieur.

— Faire évader le prévenu !

— Oui, répondit froidement le jeune policier, tel est bien mon projet.

— Une chimère !…

— Pourquoi cela, monsieur ? Après l’assassinat des époux Chaboiseau, à La Chapelle-Saint-Denis, on réussit à prendre les coupables, il doit vous en souvenir. Mais un vol de 150,000 francs en espèces et en billets de banque avait été commis, cette grosse somme ne se retrouvait pas et les meurtriers refusaient obstinément de dire où ils l’avaient cachée. C’était la fortune pour eux s’ils échappaient au bourreau, mais les enfants des victimes étaient ruinés. C’est alors que M. Patrigent, le juge d’instruction, fut le premier, je ne dirai pas à conseiller, mais à laisser entendre qu’on pourrait bien se risquer à confier la clé des champs à un de ces misérables. On suivit son avis, et trois jours plus tard l’évadé était surpris dans une carrière de champignonniste, en train de déterrer le trésor. Je dis donc que notre prévenu…

— Assez !… interrompit M. Segmuller, je ne veux plus entendre parler de cette affaire. Je vous avais, ce me semble, défendu de me la rappeler…

Le jeune policier baissa la tête d’un petit air de soumission hypocrite.

Mais il guignait le juge du coin de l’œil, et remarquait bien son agitation.

— Je puis me taire, pensait-il, sans crainte ; il y reviendra.

Il y revint, en effet, l’instant d’après.

— Soit, fit-il, je suppose votre homme hors de prison, que faites-vous ?…

— Moi, monsieur ! Je m’attache à lui comme la misère à un pauvre ; je ne le perds plus de vue ; je vis dans son ombre…

— Et vous vous imaginez qu’il ne s’apercevra pas de cette surveillance ?

— Je prendrai mes précautions.

— Un coup d’œil et un hasard, et il vous reconnaîtra.

— Non, monsieur, parce que je me déguiserai. Un agent de la sûreté qui n’est pas capable d’en remontrer au plus habile acteur, pour se grimer, n’est qu’un policier médiocre. Voici un an que je m’exerce à faire de mon visage et de ma personne ce que je veux, et je puis être à ma volonté vieux ou jeune, brun ou blond, un homme comme il faut ou un affreux rôdeur de barrière…

— Je ne vous soupçonnais pas ce talent, monsieur Lecoq.

— Oh !… je suis bien loin encore de la perfection que je rêve !… J’ose, cependant, monsieur, prendre l’engagement de me présenter à vous, avant trois jours, et de vous parler pendant une demi-heure sans que vous me reconnaissiez…

M. Segmuller ne répliqua pas, et il parut clair à Lecoq qu’il présentait des objections avec l’espérance de les voir détruire plutôt qu’avec l’envie de les faire prévaloir.

— Je crois, mon pauvre garçon, reprit le juge, que vous vous abusez étrangement. Nous avons été à même, vous et moi, d’apprécier la pénétration de ce mystérieux prévenu. Sa sagacité est étrange, n’est-ce pas, si merveilleuse qu’elle passe l’imagination… Croyez-vous donc que cet homme si fort ne flairera pas votre piége grossier ? Il devinera, allez, que si on lui laisse reconquérir sa liberté, ce ne peut être que pour l’utiliser contre lui.

— Je ne m’abuse pas, monsieur, Mai devinera, je le sais.

— Eh bien ! alors ?

— Alors, monsieur, je me suis dit ceci : Une fois libre, cet homme se trouvera étrangement embarrassé de sa liberté. Il n’aura pas un sou, il n’a pas de métier… Que fera-t-il, de quoi vivra-t-il ? Cependant il faut manger ! Il luttera bien pendant un certain temps, mais il se lassera de souffrir, à la longue… Les jours où il n’aura ni un abri, ni un morceau de pain, il songera qu’il est riche… Ne cherchera-t-il pas à se rapprocher des siens ? Si, évidemment. Il s’ingéniera à se procurer des secours, il tâchera de donner de ses nouvelles à ses amis… C’est là que je l’attends. Des mois se seront écoulés, nulle surveillance ne se sera révélée à lui… il hasardera quelque démarche décisive. Et moi, j’apparaîtrai, un mandat d’arrêt à la main…

— Et s’il fuit, s’il passe à l’étranger ?

— Je l’y suivrai. Une de mes tantes m’a laissé au pays une masure qui vaut une douzaine de mille francs, je la vendrai, et j’en mangerai le prix jusqu’au dernier sou, s’il le faut, à poursuivre une revanche. Cet homme m’a roulé comme un enfant, moi qui me croyais si fort… j’aurai mon tour.

— Et s’il allait vous glisser entre les doigts, vous échapper ?

Lecoq éclata de rire en homme sûr de soi.

— Qu’il essaie !… fit-il. Je réponds de lui sur ma tête.

Le malheur est que l’enthousiasme de Lecoq ne faisait que refroidir le juge.

— Décidément, monsieur l’agent, reprit-il, votre idée est bonne. Seulement, la Justice, vous le comprenez, ne saurait se mêler de telles intrigues. Tout ce que je puis promettre, c’est mon approbation tacite. Rendez-vous donc à la Préfecture, voyez vos supérieurs…

D’un geste vraiment désespéré, le jeune policier interrompit M. Segmuller.

— Proposer une telle chose, s’écria-t-il, moi !… Non-seulement on me la refuserait, mais on me signifierait mon congé, si toutefois je ne suis pas déjà rayé du service de la sûreté…

— Vous !… lorsque vous vous êtes si bien conduit dans cette affaire !…

— Hélas ! monsieur, tel n’est pas l’avis de tout le monde. Les langues ont marché depuis huit jours que vous êtes malade. Mes ennemis ont su tirer parti de la dernière comédie du Mai !… Ah !… oui, cet homme est habile. On dit à cette heure que c’est moi qui, dans un but d’avancement, ai imaginé tous les détails romanesques de cette affaire. On assure que seul j’ai soulevé cette question d’identité qui n’en est pas une. À entendre les gens du Dépôt, j’aurais inventé une scène qui n’a pas eu lieu chez la Chupin, supposé des complices, suborné des témoins, fabriqué de fausses pièces de conviction, enfin écrit le premier billet aussi bien que le second, dupé le père Absinthe, et mystifié le directeur.

— Diable !… fit M. Segmuller, que dit-on de moi, en ce cas ?…

Le rusé policier sut se donner la contenance la plus embarrassée.

— Dam !… monsieur, répondit-il, on prétend que vous vous êtes laissé circonvenir par moi, que vous n’avez pas contrôlé mes preuves…

Une fugitive rougeur empourpra le front de M. Segmuller.

— En un mot, fit-il, on estime que je suis votre dupe et… un sot.

Le souvenir de certains sourires sur son passage, diverses allusions qui lui étaient restées sur le cœur le décidèrent.

— Eh bien !… je vous aiderai, monsieur Lecoq, s’écria-t-il. Oui, je veux que vous confondiez vos railleurs… Je vais me lever, à l’instant, et me rendre au Palais avec vous. Je verrai M. le procureur général, je parlerai, j’agirai, je répondrai de vous !…

La joie de Lecoq fut immense.

Jamais, non, jamais, il n’eût osé se flatter d’obtenir un tel concours.

Ah !… M. Segmuller pouvait désormais lui demander de passer dans le feu pour lui ; il était prêt à s’y précipiter.

Cependant il fut assez prudent, il eut assez d’empire sur soi pour garder sa physionomie soucieuse. Il est comme cela, des victoires qu’il faut se garder de laisser soupçonner, sous peine d’en perdre à l’instant tout le bénéfice.

Certes, le jeune policier n’avait rien avancé qui ne fût rigoureusement exact, mais encore est-il des façons de présenter la vérité, et il avait déployé un peu trop d’habileté pour mettre le juge de moitié dans ses rancunes et s’en faire un auxiliaire intéressé.

M. Segmuller, cependant, après le cri arraché à sa vanité blessée, après la première explosion de sa colère, revenait à son calme accoutumé.

— Je suppose, dit-il à Lecoq, que vous avez réfléchi au stratagème à employer pour lâcher le prévenu sans que la connivence de l’administration éclate.

— Je n’y ai pas pensé une minute, monsieur, je l’avoue. À quoi bon, d’ailleurs ! Cet homme sait trop de quels soupçons et de quelle surveillance inquiète il est l’objet, pour ne se pas tenir sur le qui-vive. Si ingénieusement que je m’y prenne pour lui ménager une occasion de filer, il reconnaîtra ma main et se défiera. Le plus court et le plus sûr est de lui laisser tout bonnement la porte ouverte…

— Peut-être avez-vous raison ?…

— Seulement, il est une précaution que je crois nécessaire, indispensable, qui me paraît une condition essentielle du succès…

Le jeune policier paraissait chercher si péniblement ses mots, que le juge crut devoir l’aider.

— Voyons cette précaution ? fit-il.

— Elle consisterait, monsieur, à donner l’ordre de transférer Mai dans une autre prison… Oh ! n’importe laquelle, à votre choix.

— Pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que, monsieur, je voudrais que durant les quelques jours qui précéderont son évasion, Mai fût mis dans l’impossibilité absolue de donner de ses nouvelles au dehors, de prévenir son insaisissable complice…

La proposition parut étrangement surprendre M. Segmuller.

— Vous l’estimez donc mal gardé au Dépôt ? fit-il.

— Oh ! monsieur, je ne dis pas cela. Je suis même persuadé que depuis l’affaire du billet, le directeur a redoublé de vigilance… Mais, enfin, ce mystérieux meurtrier avait des intelligences au Dépôt, nous en avons eu la preuve matérielle, évidente, irrécusable, et de plus…

Il s’arrêta devant l’expression de sa pensée, comme tous ceux qui sentent bien que ce qu’ils vont dire paraîtra une énormité.

— Et de plus ?… insista le juge intrigué.

— Eh bien ! donc, monsieur, tenez, je serai complètement franc avec vous… Je trouve que Gévrol jouit au Dépôt d’une liberté trop grande ; il y est comme chez lui, il va, vient, monte, descend, sort et rentre, sans que personne jamais songe à lui demander ce qu’il fait, où il va, ce qu’il veut… Pour lui, pas de consigne, et il ferait voir au directeur, qui est un bien honnête homme, des étoiles en plein midi… Moi, je me défie de Gévrol…

— Oh !… monsieur Lecoq !…

— Oui, je le sais, l’accusation est téméraire, mais on n’est pas maître de ses pressentiments et Gévrol m’inquiète. Le prévenu savait-il, oui ou non, que je l’observais du grenier et que j’avais surpris un premier billet ? Évidemment oui, sa dernière scène le démontre…

— Tel est mon avis.

— Comment donc a-t-il su cela ?… Il ne l’a pas deviné, sans doute. Voici huit jours que je me mets l’esprit à la torture pour trouver la solution de ce problème… J’y perds mes peines. L’intervention de Gévrol explique tout.

M. Segmuller, à cette seule supposition, pâlit de colère.

— Ah !… si je pouvais croire cela, s’écria-t-il, si j’étais sûr !… Avez-vous quelque preuve, existe-t-il des indices ?

Le jeune policier hocha la tête.

— J’aurais les mains pleines de preuves, répondit-il, que je ne sais trop si je les ouvrirais. Ne serait-ce pas me fermer tout avenir ? Je dois, si je réussis dans mon métier, m’attendre à de bien autres trahisons. Toutes les professions n’ont-elles pas leurs rivalités et leurs haines ? Et notez, monsieur, que je n’attaque pas la probité de Gévrol. Pour cent mille francs, écus comptant, sur table, il ne lâcherait pas un prévenu… Mais il déroberait dix accusés à la justice, sur la seule espérance de me faire pièce, à moi qui lui porte ombrage.

Que de choses ces quelques mots expliquaient, de combien d’énigmes restées obscures ils donnaient la clef !… Mais le juge ne pouvait suivre le jeune policier sur ce terrain.

— Il suffit, lui dit-il, passez dans le salon quelques instants, je m’habille et je suis à vous… Je vais envoyer chercher une voiture ; il faut que je me hâte si je veux voir aujourd’hui M. le procureur général…

Soigneux d’ordinaire, jusqu’à la minutie, M. Segmuller ne mit pas, ce jour-là, un quart d’heure à sa toilette.

Bientôt il parut dans la pièce où Lecoq attendait, et d’un ton bref lui dit :

— Partons.

Ils allaient monter en voiture, quand un domestique dont la tenue correcte annonçait un serviteur de bonne maison, s’avança rapidement vers M. Segmuller.

— Ah !… c’est vous, Jean, dit le juge, comment va votre maître ?

— De mieux en mieux, monsieur. Il m’envoyait prendre des nouvelles de monsieur et lui demander où en est l’affaire.

— Toujours au point que je lui disais dans ma lettre. Saluez-le de ma part et dites-lui que je suis rétabli.

Le domestique salua, Lecoq prit place près de son juge d’instruction, et le fiacre se mit en route.

— Ce garçon, reprit M. Segmuller, est le valet de chambre de d’Escorval.

— Le juge qui…

— Précisément. Il me l’envoie tous les deux ou trois jours, afin de savoir ce que nous faisons de notre énigmatique Mai.

— M. d’Escorval s’en préoccupe ?

— Prodigieusement, et je le conçois, puisque c’est lui, en définitive, qui a ouvert l’information, et qui la poursuivrait sans sa funeste chute. Peut-être regrette-t-il cette instruction et se dit-il qu’il l’eût mieux menée que moi. Nous nous entendrions bien, si c’était possible, car je donnerais bonne chose de le voir à ma place…

Mais cette substitution n’eût pas été du goût de Lecoq.

— Ce n’est pas, pensait-il, ce terrible juge qui jamais eût consenti aux démarches que je viens d’obtenir de M. Segmuller.

Il avait grandement raison de se féliciter, car le juge ne se ménagea pas. Il était de ceux qui, longs à se décider, ne reviennent plus sur un parti pris et vont jusqu’au bout sans détourner la tête.

Ce jour-là même, le projet de Lecoq fut adopté en principe, sauf à convenir des détails et à régler le jour.

Cette même après-midi, la veuve Chupin obtint sa liberté provisoire.

Il n’y avait plus à s’inquiéter de Polyte. Traduit devant le tribunal correctionnel pour le vol où il se trouvait impliqué, il avait été, à sa grande surprise, condamné à treize mois de prison.

Désormais, M. Segmuller n’avait plus qu’à attendre, et ce lui fut d’autant plus aisé que les vacances de Pâques étant arrivées il put aller chercher en province, près de sa famille, un peu de repos et de liberté d’esprit.

Rentré à Paris, le dernier jour des vacances, le dimanche, il était resté chez lui, quand on lui annonça un domestique — envoyé par le bureau de placement — pour remplacer le sien qu’il avait congédié.

C’était un homme qui paraissait quarante ans, fort rouge de figure, ayant d’épais cheveux et de très-gros favoris roux, plutôt grand que petit, de forte corpulence et roide sous ses vêtements coupés carrément.

Il expliqua d’un ton posé et avec un accent normand des plus prononcés, que depuis vingt ans il n’avait servi que des gens d’étude, un médecin et un notaire, qu’il était au fait des habitudes du Palais, qu’il savait épousseter des paperasses sans y mettre le désordre…

Bref, il s’exprima si bien, que tout en se réservant vingt-quatre heures pour les informations, le juge tira de sa poche et lui tendit le louis du denier à Dieu.

Mais l’homme, alors, changeant brusquement d’attitude et de voix, éclata de rire et dit :

— Monsieur le juge croit-il encore que Mai me reconnaîtra ?

— Monsieur Lecoq !… fit le juge émerveillé.

— Lui-même, monsieur, et je viens vous dire que si vous voulez bien mander Mai pour l’interroger, toutes les mesures sont prises pour son évasion… Ce sera demain si vous le voulez bien.