X

À LA CONQUÊTE D’UN MONDE

MARSEILLE. - EN MER. - THURSDAY

I

De Sydney, en date du 31 janvier 1884, le P. Navarre écrivait au T. R. P. Chevalier : « Je comprends davantage tous les jours la nécessité d’avoir de nombreux ouvriers pour notre vicariat. Le Sacré Cœur prépare manifestement les voies, et je sens que c’est à pas de géant que notre divin Maître marche devant nous. Hélas ! pourquoi faut-il que nous restions si loin en arrière ? Notre Mission pourrait être attaquée de tous les côtés avec chance de succès… » Et le Révérend Père raconte comment la grande île de la Nouvelle-Guinée, la plus grande du monde peut-être, sollicite depuis quelque temps la curiosité des explorateurs. Dès que les Missionnaires seront en nombre et qu’une occasion propice se présentera, ils s’y rendront et ils en prendront possession au nom du Sacré Cœur de Jésus et de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Le Souverain Pontife n’a-t-il pas confié à leur apostolat cette région sauvage ?

Huit mois plus tard, le 14 octobre, de Cooktown, le P. Navarre écrivait de nouveau : « Les choses sont allées plus vite que je ne l’espérais. Le Cœur de Jésus en soit béni… ! J’ai cru nos confrères de Vlavolo assez formés pour me permettre de songer à la fondation d’une nouvelle station. Avant de prendre cette décision, des lettres nous sont arrivées d’Europe, entre autres une de Rome, du P. Verjus, nous relatant la visite de Mgr Moran, archevêque de Sydney, et l’insistance de Sa Grandeur pour une prompte occupation de la Nouvelle-Guinée. J’ai pensé que derrière l’insistance de Mgr l’Archevêque, il fallait voir la volonté de Son Éminence le cardinal Siméoni, préfet, de la Propagande ; d’autre part, les relations de plus en plus fréquentes entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée me pressaient de nous rendre dans cette grande ile et d’en prendre possession au nom du Sacré Cœur et de Notre-Dame. Nous étions précisément tous réunis pour passer ensemble dans le recueillement le premier vendredi du mois, jour où nous tenons en même temps notre conseil. Je fis part à nos confrères du dessein que j’avais formé de me rendre le plus tôt possible en Nouvelle-Guinée. Tous furent unanimes pour reconnaître l’opportunité de cette entreprise, et il a été décidé qu’au lieu de fonder tout de suite de nouvelles stations en Nouvelle-Bretagne, il était plus urgent, dans l’intérêt général de la Mission, de nous rendre en Nouvelle-Guinée. Huit jours après cette décision, un navire de M. Hernsheim allait partir de Matoupi pour Cooktown. Je le pris, accompagné du P. Fernand Hartzer et du frère Joseph de Santis, laissant la direction de Vlavolo au P. Cramaille, secondé par le P. Vatan, qui demeure chargé des catéchismes aux Canaques, dont il sait suffisamment la langue. La station de Malagounan, à quatre lieues de Vlavolo, sera desservie par le P. Gaillard. Que Dieu bénisse cette nouvelle organisation et notre future installation ! Nous avons beaucoup souffert sur le petit navire qui nous a déposés hier à Cooktown. Nous avons mis cinq semaines pour faire un trajet qui ne demande ordinairement que huit ou dix jours. »

De Cooktown un petit vapeur les conduisit à Thursday-Island ou île du Jeudi, dans le détroit de Torrès. Thursday est le centre de grandes pêcheries d’huîtres perlières, de nacre, de bêches-de-mer, d’écaillés de tortue, d’holoturies et de bois de santal. L’île est habitée en grande partie par des Chinois, des Japonais, des Manillois. On y trouve aussi bon nombre d’Anglais australiens, et quelques familles européennes. La baie est importante, en ce sens que tous les bâtiments qui passent par le détroit, y jettent l’ancre.

Le cardinal Siméoni avait bien dit que l’île était saine, quoique tropicale. Les Missionnaires pourraient y établir une première station. Ils descendent dans un hôtel d’apparence convenable, tenu par un catholique, M. Mac' Nulty, qui leur fit le meilleur accueil et qui les hébergea durant cinq mois pour l’amour de Dieu ; ce ne fut pas l’unique générosité de cet homme excellent.

Leur premier soin est de faire visite au gouverneur de l’ile. M. Chester, protestant presbytérien, était en même temps administrateur de la Nouvelle-Guinée, encore bien que l’Angleterre n’eût alors sur la grande ile ni souveraineté ni même protectorat. Mais, depuis 1871, la société biblique de Londres y avait envoyé des « teachers », sortes de ministres ou, plus simplement, des catéchistes. Quand M. Chester allait en Nouvelle-Guinée, ces messieurs l’accompagnaient dans ses courses, et, s’ils venaient à Thursday, c’est chez le gouverneur qu’ils descendaient. M. Chester avait la haine des « papistes ». Sa femme, catholique, devait se cacher pour accomplir ses devoirs de religion.

Cependant, comme il était le premier magistrat, il fallait le visiter et acheter de lui un coin de terre pour s’établir, en attendant l’occasion de pénétrer en Nouvelle-Guinée.

Au surplus, les Missionnaires qui venaient de débarquer, ne connaissaient pas les dispositions malveillantes du gouverneur et, naïvement ou plutôt droitement, ils le mirent dès le premier mot au courant de leurs projets. M. Chester se répand aussitôt en invectives violentes et leur défend de s’installer dans l’île. Évidemment il outrepassait ses droits. Sa femme, qui assistait à l’entrevue et pour qui c’eut été une consolation d’avoir près d’elle des prêtres de sa religion, lui fait de douces remontrances et il revient sur sa décision ; mais il s’obstine à interdire aux Missionnaires d’entrer en Nouvelle-Guinée. D’autant qu’il y a déjà des ministres protestants et qu’ils suffiront bien à civiliser les Papous et que, d’ailleurs, ce mélange de deux religions ne pourrait que susciter des embarras à son gouvernement. Le soir même, M. Chester allait rejoindre à Cooktown l’amiral Eskine qui était en route pour établir le protectorat de l’Angleterre sur la Nouvelle-Guinée.

Le P. Navarre acheta un peu plus de deux acres de terrain sur le penchant de la colline qui domine le port, et, quoiqu’il n’eût pas le premier sou de la somme nécessaire pour la construction, il fit bâtir une assez bonne maison en planches. La Providence du Cœur de Jésus n’abandonnera point les siens, et, malgré la défense du gouverneur, l’heure d’aller en Nouvelle-Guinée sonnera.

En attendant, et dès le premier dimanche après leur arrivée, les Missionnaires réunirent les catholiques de Thursday dans le salon de l’hôtel où ils disaient la messe et prêchaient.

Sur ces entrefaites, on apprend que le P. Verjus s’est embarqué à Marseille… Aussitôt le P. Navarre met à la voile pour Sydney, où il va l’attendre.

Force nous est donc de retourner un peu sur nos pas et de rouvrir le Journal de notre cher Missionnaire.

II

Voici ce que nous lisons au 27 juillet : « Oui ! oui ! Je suis exaucé ! Que ma première parole soit un cri d’action de grâce envers le si bon Jésus ! Oui ! oui ! J’irai en Mission !… Ce soir, à six heures et demie, le R. Père supérieur m’a conduit avec le P. Couppé qui a fait ses vœux hier, chez le cardinal Siméoni, à la Propagande, et il a présenté à Son Éminence les deux Missionnaires qui désirent attaquer la Nouvelle-Guinée… Le R. P. Jouët, pour m’exciter à me convertir, me montre une lettre du cardinal Siméoni au T. R. Père supérieur général où je suis demandé avec le P. Couppé pour Port-Moresby. Joies sans nom. » Le départ aura lieu le 22 octobre.

Le 24 septembre, le P. Verjus quitte Rome. Il était allé faire, la veille, ses adieux à ses Frères du scolasticat, pour lors en villégiature à Albano. L’un d’eux fut singulièrement frappé de ses dernières paroles : « Je remercie à deux genoux Notre-Dame du Sacré-Cœur, disait-il, de m’avoir fait rester encore cette année à Rome. L’année dernière, quand je me désespérais tant de ne pouvoir partir, j’étais un aveugle et un insensé. Car, durant cette année, j’ai acquis plus d’expérience, cette science pratique, si nécessaire en Mission, que dans tout le reste de ma vie. » Et l’heureux partant ne se lassait pas d’admirer et de faire ressortir comme quoi toujours la divine Providence dispose toute chose pour notre plus grand bien. La vraie sagesse, concluait-il, la seule sagesse, consiste à s’abandonner entièrement et aveuglément à la conduite du Père qui est au Ciel. Sur les souvenirs qu’il laissait à ses Frères et amis, il avait écrit : « Puissiez-vous sauver beaucoup d’âmes ! »

De Rome il se rend à Annecy où l’attendent sa mère, son frère, tous ses parents, « le cher parrain » et les religieuses de Saint-Joseph. Où trouver le temps de longuement consigner dans son Journal les vives émotions de son âme ? Un mot suffit : « Maman heureuse. Famille en fête. Mon cœur jouit à pleins bords. Vive Jésus ! »

D’Annecy à Issoudun. Quand le train s’arrête une heure comme à Aix-les-Bains, il écrit à sa mère, sur ses genoux, au crayon : « J’ai le temps de vous envoyer vite un baiser. J’ai été très consolé de voir votre courage et votre résignation à la volonté de Dieu. Je pleure encore. Je pleure beaucoup ; mais le sacrifice que nous faisons, portera des fruits. Adieu, adieu, mère bien-aimée ! Bénissez-moi encore, et croyez-moi plus que jamais votre affectionné fils. » Le lendemain, de Lyon : « Oh ! que je vous aime tous ! Je suis content, chère mère, de penser que vous avez fait de bon cœur votre sacrifice. Que le Seigneur en soit remercié ! Adieu ! Je vais dire la messe pour vous. Adieu ! Regardez le Ciel, et cela suffit. Adieu ! » À Issoudun : « Nouvelles joies. Le T. R. Père supérieur. Mes Frères et mes Pères. La Basilique. Les Sœurs de Notre-Dame et de Saint- Vincent de Paul. On se prépare au départ. Demain commencera pour moi la vie des Missions. Cœur de Jésus, aidez-moi. Tout pour vous ! Tout avec vous ! Tout en vous ! Je n’ai plus de confiance que dans la prière et le bon Jésus… Je jette, ô mon Dieu, toute ma vie passée dans votre divin Cœur. Si votre volonté, comme je le pressens, est que je souffre et que je meure, me voici ! Ecce venio. » Au matin du 17 octobre, en la fête de la bienheureuse Marguerite-Marie, il dit sa dernière messe à l’autel de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Les élèves de la Petite-Œuvre y assistaient. « Ces chers enfants, écrit-il, comme je les ai bénis avec bonheur ! » Le P. Couppé célébra la grand’messe. Mgr Marchai, archevêque de Bourges, était accouru pour bénir dans la personne des deux Missionnaires la Mission de Nouvelle-Guinée. En les embrassant pour la dernière fois, il leur glissa dans la main cinq cents francs. Le soir, le P. Verjus, le P. Couppé et cinq Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur partaient pour Marseille où trois Frères coadjuteurs, Mariano, Salvatore et Nicolo, conduits par le P. Jouët, les attendaient dans l’hospitalière et apostolique maison de Béthanie. Le 22, le P. Couppé, les trois Frères italiens, les cinq religieuses, s’embarquent pour l’Océanie. Le P. Verjus manquait à l’appel. Que s’était-il donc passé ?

Le lendemain de l’arrivée à Marseille, le pauvre Père tomba gravement malade de la fièvre typhoïde. Avant de se mettre au lit, il a le courage encore d’ouvrir son Journal et d’y écrire les lignes suivantes : « Mon Dieu, que votre très sainte volonté soit faite ! Je suis atterré par la douleur, mais je suis content que vous me demandiez le seul sacrifice qui soit pour moi un véritable sacrifice. Je devrai laisser partir mes frères !… et moi, rester ici ! Fiat ! Fiat ! de tout cœur ! »

Le 1er novembre, une sorte d’éclaircie se fait dans son âme en proie depuis dix jours aux ombres agitées de la fièvre et, pour un instant, il reprend la plume : « Mon Dieu, que le sacrifice a été dur ! J’ai vu passer au pied de mon lit mes Pères et mes Frères. Ils m’ont embrassé en pleurant, me laissant, il est vrai, une parole d’espérance. Elle commence, cette espérance, à se fonder aujourd’hui… Mais que je suis faible !… Pauvre Henry, reconnais donc une fois encore que tu manques de pureté d’intention dans ton désir des Missions. Voilà la raison de ma maladie. Puissé-je l’avoir bien compris !… » Après cet acte d’humilité, le Père laisse la reconnaissance envahir son cœur : « Comment décrire les soins dont je suis l’objet ? Mlle Grandval (la fondatrice de l’Œuvre admirable de Béthanie) me soigne comme une mère. Ses auxiliaires rivalisent de bonté avec elle. » À sa belle-sœur, il écrit le 12 novembre : « J’ai logé dans l’antichambre du Paradis. J’ai été soigné par de saintes femmes qui sont là, toute leur vie, pour servir les Missionnaires… Oui, la maison de Mlle Grandval est un vestibule du Ciel. » Le nom du Dr Audibert — une âme exquise, un savant — se grave dans sa mémoire pour toujours[1]. « Le R. P. Jouët me gâte. Quelle bonté a ce vénéré Père pour son pauvre enfant ! J’en pleure… » Et, en effet, une grosse larme a coulé sur son papier. « Aujourd’hui, fête de la Toussaint, on me permet pour la première fois de célébrer la sainte messe. C’est précisément l’anniversaire de mon ordination. Mon Dieu, que vous êtes bon ! et que ceux qui vous aiment, vous ressemblent ! Le R. P. Jouët m’a obtenu la permission de célébrer dans ma chambre. »

Les forces revinrent assez vite. Dès le 15, il songe au départ. Le 18, il écrit à sa mère : « Adieu ! Adieu ! Votre Henry part. Il part demain pour ses chères Missions ! Réjouissez-vous, mère chérie, car votre Henry va suivre Dieu. Consolez-vous donc : tout passe, excepté Dieu et ce que nous faisons pour Dieu. Je vous envoie mon portrait. Ma mère a le droit d’avoir au moins l’image de son cher enfant. En le regardant, dites au Cœur de Jésus qu’il fasse de moi un saint, que je sois humble et moins indigne d’être prêtre et Missionnaire du Sacré-Cœur. Écrivez à Marseille, à cette sainte personne qui pendant un mois m’a soigné avec tant de charité et de dévouement, pour l’amour de Dieu. Dites-lui que vous prierez pour elle et pour sa famille. Si vous pouvez aussi écrire à Issoudun, au R. P. Chevalier, mon général, vous me ferez grand plaisir. Remerciez-le de m’avoir envoyé en Mission. Dites-lui que vous êtes contente, que vous m’avez béni et que vous n’avez qu’un désir : c’est de me voir donner ma vie pour les âmes. Adieu, mère bien-aimée ! Je vous donne un baiser de mon cœur. »

III

À peine a-t-il mis le pied sur le navire qui l’emporte, le Yarra, qu’il écrit l’âme débordante : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus, à jamais ! Notre-Dame du Sacré-Cœur, mille fois merci ! Vous m’avez exaucé. Purifiez mes intentions. Quelle journée que celle-ci ! Je l’ai vue enfin, cette heure bénie où le navire, se mettant solennellement en marche pour l’Australie, m’emportait vers ces rivages où je désire et espère verser mon sang pour la cause du grand roi persécuté à qui je veux rendre un royaume !… — Le départ a été bien pénible pour mon pauvre cœur. Le R. P. Jouët, Mlle Grandval et M. le Dr Audibert ont bien voulu m’accompagner à bord. Quelles émotions, mon Dieu, que celles de ce moment ! Le P. Jouët me bénit. Il veut aussi recevoir ma bénédiction. Le moment de la séparation arrive. Mon Dieu, je vous offre pour mes chères Missions le brisement de mon cœur. On part. Je récite le Magnificat et le Te Deum. Sur le môle, je vois pour la dernière fois mon vénéré Père supérieur, Mlle Grandval et M. Audibert. Je les salue. Je les bénis. Le R. P. Jouët me bénit aussi ; et, d’aussi loin que je puis les voir, je les salue encore. Adieu, Père bien-aimé ! Adieu, chère France ! Adieu, parents chéris ! Adieu, chers Pères et chers Frères ! Je ne vous verrai plus. Je vais chez nos sauvages, l’héritage de notre petite Société. J’espère arroser ces terres bénies de mon pauvre sang. Adieu ! Au revoir au ciel, près du Cœur de Jésus ! Oui, aimé soit partout le Cœur de Jésus ! Et vive Notre-Dame du Sacré-Cœur ! Mon Dieu, gardez vous-même ceux que je laisse pour vous. Consolez maman. Multipliez la Petite-Œuvre. » Le 21, le navire passe entre la Sicile et l’Italie : « Adieu, terre de la sainte Église, terre des saints ! Adieu, chère Rome, où j’ai passé des jours si beaux et si pleins ! ». Le 24, on stoppe à Port-Saïd : « Mon Dieu, quel bonheur ! J’ai vu la Terre Sainte, l’Asie, le pays de Notre-Seigneur et de Notre-Dame[2]. » À son frère : « Au commencement de la mer Rouge, nous aperçûmes de loin le mont Horeb et la fontaine que fit jaillir Moïse par miracle pour abreuver tout le peuple d’Israël qui se mourait de soif. On nous montra l’endroit à peu près où les Hébreux passèrent la mer Rouge, et, le soir venant, nous pûmes aussi contempler le mont Sinaï où Dieu donna la Loi. Quel beau spectacle que celui de cette montagne où Dieu daigna descendre pour nous instruire ! Que le monde serait heureux si cette Loi était scrupuleusement observée, si on en faisait la base des codes modernes !… Cette montagne bénie m’a tellement impressionné que j’ai voulu en tirer le plan vertical pour vous l’envoyer. Vous y verrez la coupe du mont derrière une première chaîne de montagnes qui bordent la mer. Entre ces deux chaînes se trouve la vallée où les Hébreux campèrent lorsque Dieu leur donna sa Loi[3]. » — « J’ai vu l’Afrique et ces pauvres Africains, esclaves du démon. J’ai vu ces pauvres Arabes et ces nègres qui me figurent mes chers sauvages. » À Aden, il voit des esclaves : « Ô chère mère, écrit-il, si vous les voyiez, ces pauvres ! Qu’ils sont à plaindre ! J’en ai vu une troupe. Ils étaient nus, dans la plus grande misère. Ils vinrent sur le bateau pour travailler, porter le charbon et les bagages. Oh ! qu’ils sont malheureux ! Pourquoi ces travaux ? Pour gagner, à coups de pied et de bâton, un méchant morceau de pain qu’ils ne pouvaient manger sans pleurer. Et moi aussi, je pleurais. Les blancs les maltraitaient. Je me suis mis au milieu d’eux pour les défendre et j’ai eu la consolation de réussir. À l’un je donnai une petite aumône. Il me remercia en portant la main au front d’abord, puis en la levant au Ciel, comme pour me dire : « Merci, prêtre blanc ! Je « ne connais pas ta langue pour t’exprimer ma gratitude, « mais Dieu te récompensera[4]. »

Dans cette voix mouillée de larmes et dans ce cœur on entend comme un écho de la voix et comme un battement du cœur de Pierre Claver, « esclave des nègres pour toujours ».

Le 9 décembre, à l’île Bourbon, comme le Père s’apprêtait à descendre pour dire la sainte messe, voici que le P. Couppé monte à bord. Quelle surprise ! On le croyait arrivé à Sydney et le voici à Bourbon ! Les deux Pères se jettent dans les bras l’un de l’autre. Le P. Couppé, lui aussi, est tombé malade. La fièvre typhoïde l’a pris à Aden, il y a un mois. On l’a descendu à Bourbon, presque mourant, et porté à l’hôpital. On l’a administré le 15 novembre. Puis, peu à peu, il est entré en convalescence. Il a appris le passage de la malle et la présence du P. Verjus. Il lui faut encore un mois de repos. Le P. Verjus va rester près de lui et ils repartiront ensemble[5]. Le P. Navarre apprendra ces nouvelles à Sydney et il écrira au T. R. P. Chevalier : « Le Seigneur nous touche tout de bon du bois de sa croix. Réjouissons-nous d’entrer ainsi dans l’ordre divin : Qui salutem humani generis in ligno crucis constituisti ; et espérons que, semant dans les larmes et les épreuves, nous moissonnerons un jour dans la joie et l’allégresse[6]. »

Toutes les larmes n’ont pas été versées. Plus d’une épreuve encore attend nos Missionnaires. À peine descendu à Bourbon, tandis que, lentement, le P. Couppé se relève, le P. Verjus tombe, saisi par la fièvre, et va rejoindre à l’hôpital le cher convalescent. On séjournera un mois dans l’île. Là, comme à Marseille, nos malades rencontreront des âmes compatissantes, des cœurs dévoués. Leurs lettres sont pleines des noms de M. Chalvet, vicaire général, qui a hébergé le P. Couppé durant sa longue convalescence, des Pères du Saint-Esprit qui ont traité en frères le P. Verjus et les trois coadjuteurs, des Filles de Marie dont on peut dire qu’elles ont poussé la charité à ses dernières limites à l’égard des Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur.

Une des plus suaves consolations du P. Verjus pendant cet arrêt forcé fut de constater combien la très sainte Vierge était aimée à la Réunion sous le titre de Notre-Dame du Sacré-Cœur. « Où que vous alliez, écrit-il à un confrère[7], vous voyez son image et vous entendez des cantiques. » Là où Notre-Dame du Sacré-Cœur est vénérée, le Cœur de Jésus n’est pas délaissé. Un jour que le Père visitait la léproserie de Saint-Bernard dans la montagne qui avoisine Saint-Denys : « Quelle ne fut pas, dit-il, ma douce surprise lorsque, après le Salut, j’entendis ces pauvres lépreux chanter le cantique du Sacré-Cœur, Place moi dans ton Cœur, avec un entrain extraordinaire[8] ! »

Le 7 janvier, on est à bord du Calédonien. Dans une vingtaine de jours on débarquera à Sydney. Peu ou point d’incidents notables pendant la traversée. Nous voyons le P. Verjus fidèle à ses exercices de piété et à la règle qu’il s’est tracée. Les monotonies de la vie de bord favorisent son amour du recueillement. Presque tous les jours il peut dire la messe. « Quel bonheur pour moi de célébrer tous les matins le saint sacrifice sur cette grande mer où peut-être jamais Notre-Seigneur n’est descendu ! Heureux navire, si tu savais ton bonheur[9] ! » De temps en temps, il s’entretient avec le commandant qui se déclare bouddhiste et ne veut pas plus entendre parler de l’éternité des peines que du pouvoir temporel des papes. Ce brave homme mit fin un jour à l’une de leurs amicales discussions par cette loyale parole : « Pour moi, la meilleure preuve de la vérité, c’est vous ! Vous voilà Missionnaire, allant en Nouvelle-Guinée pour civiliser les sauvages… Eh bien, je vous admire[10]. » Le 25 janvier, on touche à Adélaïde ; le 28, à Melbourne : le P. Verjus descend, fait une heure d’adoration à la cathédrale, conclut des pactes avec les anges du tabernacle, salue du cœur à l’horizon prochain Mgr Salvado et sa colonie, et, le 31, on aborde à Sydney. « Vive le Sacré-Cœur ! »

Le P. Navarre est là avec le R. P. Joly, procureur des Maristes, lequel prodigua à tous les Missionnaires d’Issoudun, avec une hospitalité généreuse, les témoignages de la fraternité la plus cordiale. « Que le Cœur de Jésus, écrit dans son Journal le P. Verjus, soit béni et remercié infiniment ! La charité de ses serviteurs est immense. Nous sommes à Villa Maria depuis hier soir et déjà nous sommes chez nous… La propriété de Villa Maria sur la baie de ce nom est vraiment splendide. Forêt, jardin, magnifique maison, gracieuse chapelle. Rien ne manque à cette procure des Missions[11] … » On y restera une huitaine de jours.

Pendant ce temps-là, Mgr Moran, archevêque de Sydney, d’avance tout dévoué à nos Pères, veut leur confier une paroisse de sa ville, la paroisse de Randwick. Le P. Couppé en prendra la direction et jettera les bases d’une procure des Missions[12]. Trois des religieuses ouvriront sur la paroisse une école. Il n’est pas temps pour elles d’aller en Nouvelle-Bretagne, les sauvages n’étant pas suffisamment préparés à les recevoir. Deux s’en iront avec le R. P. Navarre et le P. Verjus à Thursday où elles pourront dès l’arrivée s’occuper des noirs et des blancs[13].

Le 10 février, la petite troupe apostolique est à bord du Maranoa. Au moment du départ, il y eut, entre le Maranoa et un autre navire, collision, dans le port même de Sydney. Des caisses furent perdues ou volées. Nous disons « volées », car on ne jeta rien par-dessus bord. Qu’y avait-il dans ces caisses ? Le P. Verjus répond : « Tout ce que j’avais reçu à Marseille de mon cher et vénéré Dr Audibert : pharmacie, trousse de M. le Dr Favre (un ami de M. Audibert, aussi célèbre dans la ville du Sacré Cœur par sa sainteté que par sa science), seringue d’argent pour injection contre les fièvres, boîtes pour collections… Ajoutez vingt volumes manuscrits renfermant tout ce dont un Missionnaire peut avoir besoin[14]. »

À Brisbane, on fit halte deux jours, le 19, à Cooktown. Là le P. Verjus aperçoit des sauvages. Ils viennent tous les jours dans la ville pour mendier. Le gouvernement leur permet d’y rester jusqu’au soir, à la condition d’être vêtus décemment. « Pour la première fois, écrit-il[15], je vois mes chers sauvages ! Quelle profonde pitié ! Et les prêtres anglais ne veulent pas s’en occuper ! Pauvres âmes ! Mon Dieu, donnez-nous aussi Cooktown[16]. » Après deux jours de repos, nos Missionnaires montent sur le Gunga, tout petit bateau à vapeur qui fait le service entre la ville et Thursday.

La mer est mauvaise dans ces parages. Les récifs se touchent. Les naufrages sont fréquents. Aussi le Gunga n’ose pas s’aventurer la nuit et, dès que le soir tombe, il s’abrite derrière un îlot. On cède la cabine aux passagers plus délicats et l’on passe les nuits sur le pont, à la belle étoile. Ces nuits australiennes sont resplendissantes, et le P. Verjus est ravi de leur splendeur. Le 23 février, voici ce qu’il écrit : « On nous assure que demain nous arriverons. Ô jour mille fois béni, que ton aurore sera belle ! Combien je t’ai attendu ! Comme je vais jouir de toi ! Et tu ne passeras pas ! Merci, mon Dieu ! Merci, ma Mère ! Vivent les Missions ! — Ce matin, nous voyons passer deux navires dont un chargé d’émigrants. Ils nous saluent avec enthousiasme. Après eux, nous apercevons une embarcation de sauvages. Les voici qui approchent. Ils veulent faire arrêter le navire et pour cela nous montrent des coquillages. On passe, en leur jetant deux pains. Nous les perdons de vue. Les larmes me viennent aux yeux. Pauvres sauvages ! Pauvres sauvages ! — On dit que nous arrivons. On nous montre le cap York… Mon Dieu, préparez-moi. Je vais me recueillir, me confesser, promettre obéissance aveugle au R. P. Navarre. Vive Jésus ! » Le 24 février au soir, le Gunga entrait dans le détroit de Torrès.

À peine a-t-il jeté l’ancre que le P. Hartzer, le frère Giuseppe de Santis et M. Chester, gouverneur de l’île, montèrent à bord. « Quelle scène ! Quelle joie ! lisons-nous dans le Journal. Pour moi, j’étais presque en extase. Voilà mes chères Missions !… Dix minutes après l’entrevue, nous sautons à terre. Merci, mon Dieu ! Te Deum ! Magnificat ! Je me jette à genoux derrière mes compagnons et, baisant cette chère terre des Missions, je me consacre de nouveau au Cœur de Jésus et à Notre-Dame du Sacré-Cœur… Mon cœur est maintenant pleinement satisfait[17]. »

IV

Même avant qu’ils fussent devenus officiellement les maîtres de la Papouasie méridionale, les Anglais avaient étendu leur juridiction, nous l’avons dit, sur toutes les îles habitées du détroit de Torrès jusqu’en vue de la grande terre.

Lorsque le syndicat des colonies australiennes eut envoyé, en 1885, une expédition pour établir l’autorité britannique sur le territoire officiellement annexé, on fit choix, pour capitale, de Port-Moresby, crique ouverte au sud-ouest du massif d’Owen Stanley et défendue de la houle du large par une chaîne de récifs. En cet endroit, des falaises de corail blanc succèdent aux rivages boueux couverts de palétuviers qui bordent la terre ferme au nord-ouest ; le bassin de la rade, où l’on pénètre par une large entrée, a des profondeurs de 7 à 12 mètres, presque à toucher la rive. Le village indigène aligne sa double rangée de cases sur la terre ferme, à l’ombrage des cocotiers. C’est l’un des plus vastes et des plus salubres du littoral. Quant à la « ville » européenne, elle ne comprenait, en 1885, que les entrepôts d’un traitant et un groupe de maisons appartenant aux ministres protestants. C’est de là qu’ils envoient un certain nombre de « teachers » noirs dans les villages de la côte et les îles environnantes[18]. C’est là que le P. Navarre rêvait d’aborder.

Mais les ministres régnaient en maîtres dans la grande île des Papous, et il entendaient bien jouir du monopole exclusif de civiliser les sauvages, non pas d’ordinaire par eux-mêmes, mais par l’entremise de catéchistes noirs, venus des îles Tonga et Fidji. Comme ils faisaient autant et plus de commerce que de civilisation, les ministres recevaient fort mal les « traders » qui allaient, de ce côté-là, tenter fortune[19]. Ils redoutaient surtout les Missionnaires romains : comment leur cacher l’ignorance et souvent l’inconduite de leurs catéchistes ?

Or, en ce temps-là, Mgr Cani, évêque de Rockhampton dans le Queensland, leur annonça, au cours d’une exploration, qu’il avait pu faire en Nouvelle-Guinée, que, bientôt, des Missionnaires catholiques et français allaient arriver. Leur anxiété fut grande. Dès lors, ils mirent les sauvages en garde contre les nouveaux séducteurs. « Vous les reconnaîtrez à ce signe, leur disaient-ils, que dans la conversation ils répètent souvent le mot : oui. » Et ils les appelaient les « oui-oui ». Il est vraisemblable que M. Chester avait appris aux ministres la présence des Missionnaires papistes à Thursday, leur ferme intention de se rendre dans la grande île le plus tôt possible et la défense qu’il leur en avait faite. Est-il téméraire de conjecturer que ces messieurs, qui ont reçu l’amiral dans son

voyage d’exploration et l’ont accompagné partout, eux seuls pouvant se faire comprendre des indigènes, ont obtenu, aidés sans doute de M. Chester, une loi qui défendait non seulement de s’installer en Nouvelle-Guinée, mais même d’y pénétrer ? Cette loi fut en effet promulguée. Tout capitaine qui oserait s’aventurer dans l’île ou y débarquer quelqu’un, était passible d’une amende de 40 livres sterling, soit mille francs. Seuls les ministres protestants avaient l’autorisation d’aller et venir à volonté.

Le P. Navarre était persuadé que cette loi, qui, selon toute apparence, n’était faite que pour les Missionnaires du Sacré-Cœur, ne devait pas les arrêter, et il se promettait bien de passer outre à la première occasion. Il savait d’ailleurs, pour l’avoir entendu de sa bouche à Sydney, que le nouvel administrateur de la Nouvelle-Guinée, le général Peter Scratchley, était bien disposé, quoique protestant, pour les prêtres catholiques. Dans un récent voyage à Rome, le général avait obtenu une audience du Pape et promis de protéger les Missionnaires catholiques qui se trouveraient sous son administration. Il avait même visité notre maison de la place Navone, encouragé les scolastiques aux Missions et renouvelé les promesses qu’il avait faites au Vatican et à la Propagande. Le P. Verjus, en ce temps-là à Rome, en avait informé le P. Navarre. Au surplus, à défaut et même à l’encontre des hommes, Dieu n’est-il pas là ? C’est lui qui soutient ses apôtres, les console et les conduit. Il saura bien, quand il le voudra, renverser devant leurs pas toutes les barrières et leur ouvrir les portes de la Nouvelle-Guinée. Pour le moment, n’étant que deux prêtres, et sans ressources, ils ne sont pas en état de tenter l’abordage.

Que faire en attendant ? Mettre à profit pour les âmes et pour Dieu, le temps présent : évangéliser Thursday et les autres îles du détroit de Torrès.

Dès le premier dimanche après leur arrivée, les Pères font un premier appel aux catholiques. La véranda et le salon de l’hôtel sont vite remplis. Ils disent la messe et prêchent. Tous les dimanches, il y a messe solennelle. On chante. On prêche en espagnol et en anglais. Le vendredi, on se réunit pour le Chemin de la Croix. « Je vous assure que vous seriez bien touché de voir tous ces pêcheurs venir avec la plus grande simplicité baiser le crucifix comme on le fait le Vendredi saint. » Les catholiques manillois sont près de mille dans les diverses stations de pêche du détroit. Ils sont tout fiers d’avoir maintenant los Padres[20] avec eux. À chaque instant, ils vont les consulter et leur confier leurs joies ou leurs peines. Sitôt que les Missionnaires auront une barque qui puisse tenir contre la haute mer, ils iront les visiter tour à tour dans leurs diverses stations. »

On le voit, dès le premier jour, ils font, comme on dit, du ministère, et, à la grande joie de tous, il n’y aura point d’interruption. Des protestants de Thursday n’en reviennent pas et ils demandent : Quels sont donc ces étrangers ? À peine arrivés dans une île où personne ne les connaît, et dans quel état ! un état voisin de la misère, ils exercent de prime abord sur leurs coreligionnaires une autorité que n’ont point sur nous nos ministres. Quand ceux de Nouvelle-Guinée ou des autres îles descendent ici, ils ne font pas de service religieux. « Notre ministère auprès des Manillois, écrit le P. Verjus, commence à nous apporter quelques consolations. Tout dernièrement, le P. Hartzer a eu le bonheur de convertir et de baptiser un Japonais qui tient un hôtel. Le même jour, j’ai eu, moi aussi, la consolation bien douce de donner le baptême à un charmant petit noir de quatre ans et demi. Son père est un catholique manillois, aussi noir que sa femme qui est une sauvagesse du pays. Ils ont promis de valider leur mariage… Qu’il serait à désirer que nous eussions un petit hôpital ! Cela nous donnerait beaucoup de prestige dans tout le détroit et nous ouvrirait bien des portes pour aborder les diverses îles où nous voulons visiter nos catholiques et nos chers sauvages. Nous ne manquerions pas de clientèle, et, par les corps, nous gagnerions bien des âmes, et nous n’aurions plus de ces spectacles qui nous navrent, comme celui que nous eûmes ces jours derniers. On portait en terre un noir, mort dans une maison de l’île. On n’aurait pas porté plus mal une pauvre bête. C’est révoltant. Tout le monde le sent, et je vous assure que les Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur auraient là un vaste champ pour servir la Mission. Elles feraient plus de bien que nous, car elles nous ouvriraient les cœurs[21]. »

Cette barque, que rêve le P. Verjus, ne servira pas seulement à visiter les Manillois, mais les sauvages des îles avoisinantes. Dans chaque île, on dressera une hutte qui servira de chapelle et de refuge au Missionnaire. « Vous ne sauriez croire, écrit-il[22], dans quelle abjecte dégradation ces pauvres sauvages sont tenus ici ! On tes regarde comme des animaux. On les séquestre quelquefois. Quand ils travaillent pour les blancs, on se croit tout permis à leur égard, même les injustices les plus criantes. On refuse de les payer suivant les contrats passés avec eux. Ces contrats étant faits de vive voix et les pauvres sauvages ne sachant pas écrire, il n’y a pas moyen de réclamer. Ces malheureux sont obligés de courber la tête et de s’en retourner les mains vides. Vous jugez s’ils aiment les blancs après de pareilles injustices ; aussi, se méfient-ils de tous en général et ils ne peuvent pas encore croire à l’affection désintéressée que nous leur portons. »

En attendant la maison des malades, il faut bâtir la maison du bon Dieu. On y pensa longtemps, durant près de sept mois, mais les moyens manquaient. Enfin, un jour de sainte audace, le P. Verjus réunit les Manillois, « nos bons Manillois », comme il disait, et il leur expose la convenance, l’utilité, la nécessité d’une église. « Quel honneur, d’avoir Notre-Seigneur dans votre île[23] ! » Tous promettent une journée de travail et l’on se cotisera. Le P. Navarre sera l’architecte. Le plan est magnifique, mais il faudra du courage pour l’exécuter, car on n’a sous les yeux qu’une colline couverte de pierres, de gros arbres, de ronces et d’épines. À l’œuvre donc ! Le P. Verjus est à la tête des travailleurs. « Bonne journée. Ce soir, je suis heureux de me sentir fatigué. Les travaux avancent. Toute la journée j’ai coupé du bois et porté de grosses pierres. Mon Dieu, que chaque mouvement soit pour vous un acte de pur amour et de réparation[24] ! » Quand tout est nivelé, on pense aux pilotis. C’est une nécessité en ces parages de bâtir sur pilotis à cause des termites ou fourmis blanches qui dévorent tout. On élève peu à peu la charpente. Le plus difficile, ce fut le toit. « On grimpa, d’abord timidement, puis avec hardiesse ; enfin, on devint de vrais charpentiers et l’église fut couverte. » À l’intérieur maintenant. On blanchit les murs. On pose le plancher. On fait les fenêtres. On fait les portes. Les Frères coadjuteurs se distinguent. D’architecte et de manœuvre, le P. Navarre devient peintre. « Inspiré par Notre-Dame du Sacré-Cœur, écrit le P. Verjus, il a l’idée grandiose d’exécuter un splendide tableau de notre bonne Mère. Il réussit au delà de ses espérances, et ce tableau fait le plus bel ornement du Sanctuaire. » Bientôt, on aura un petit harmonium. Il est déjà commandé. A Marseille, dans la chapelle des religieuses des Saints-Noms de Jésus et de Marie, le P. Verjus, la veille de son départ, a fait la quête parmi les associés de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Il a recueilli cent vingt-cinq francs, qui paieront juste la moitié de l’instrument. De plus, une cloche est en route, que les catholiques eux-mêmes ont voulu payer. On lui donnera le nom de Julie, en souvenir du T. R. P. Jules Chevalier. Ce sera la maîtresse cloche du pays. En peu de temps, on aura à Thursday une vraie paroisse organisée sinon à la française, du moins à l’européenne.

Le jour de l’ouverture de la chapelle fut triomphal. Le chœur est tapissé de verdure : eucalyptus, métrosidéros, mimosa ; tous les beaux arbres de l’île ont donné leurs feuilles et leurs fleurs. Au matin du 15 novembre, les « bons Manillois » sont là, aux portes de l’église, rayonnants. Le P. Navarre, en chape, escorté de deux acolytes en soutane rouge, suivi des Frères, procède à la bénédiction du temple et le dédie à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Il bénit le tabernacle et le tableau, puis la grand’messe commence, la première grand’messe qui ait jamais été chantée dans ces parages. « Il y a vingt ans, écrivait le P. Verjus au T. R. P. Chevalier, on était loin de chanter des grand’messes dans le détroit de Torrès. De tous côtés, dans les îles, on ne parlait que de navires naufragés et d’équipages massacrés. À Thursday même, au dire des anciens navires, il y avait deux camps de terribles pirates qui épiaient les navires pour les attaquer. Aujourd’hui, notre sainte religion est venue, et avec elle la vraie civilisation. La Croix est arborée et respectée. Où l’on pleurait autrefois, l’on chante maintenant, et Thursday, ce repaire de pirates, est actuellement un port bon et sûr qui grandit tous les jours[25]. »

Au ton de cette lettre, il est facile de deviner que le cœur du P. Verjus est en joie. Depuis le jour où il a mis le pied dans l’île, c’est dans son âme une sorte de cantique perpétuel dont le refrain est toujours le même : «Quel bonheur ! me voilà dans mes chères Missions[25]… Quel bonheur de pouvoir enfin travailler immédiatement pour le bon Maître ! Quel bonheur d’être prêtre et, d’être en Mission ! Quel bonheur de célébrer sur ce pauvre petit autel dans mes chères Missions ! Quel bonheur de me sentir en Mission ! C’est pour moi un bonheur si grand que de temps à autre je me trouve comme en extase de joie et j’embrasse ma statue de Notre-Dame du Sacré-Cœur et mon crucifix avec plus d’amour que jamais. Je sens comme un immense besoin de m’unir intimement à Notre-Seigneur, de souffrir et de travailler pour lui. Il faut que je ressemble maintenant à Notre-Seigneur prêchant. Avec quelle sainte compassion, avec quelle miséricorde il eût accueilli nos Papous !… Quand nous serons en Nouvelle-Guinée, ce sera le comble[26]. »

Hélas ! À mesure qu’on approche d’elle, la Nouvelle-Guinée paraît s’éloigner sur les flots et s’enfuir. Comment faire pour y aborder ?

Parfois, le temps lui dure. Un jour, pendant une retraite, il écrit : « La mort… Mon Dieu, quand je médite ce sujet, je me sens heureux, parce qu’il me semble que pour moi la mort sera l’arrivée. Je suis mal, par ici, sur cette terre. N’étaient les âmes à gagner, je m’y ennuierais. Ah ! si la mort vient à moi avec une croix, avec quel amour je l’embrasserai ! Il me tarde de voir clair. Tout me semble obscur, tout me semble à l’envers. Dieu, le seul objet digne de notre attention et de notre amour, est le seul oublié ! Mon Dieu, la mort ! la mort pour votre gloire, et tous mes vœux seront accomplis. Je pousserai, en mourant martyr de votre sainte cause, le même profond soupir de soulagement que j’ai poussé malgré moi, à la nouvelle de mon départ pour les Missions[27]. »

Comme il est bien exprimé dans cette page, le sentiment de l’exil : « Je suis mal sur la terre… La mort sera l’arrivée… Mon Dieu, la mort pour votre gloire ! » Les âmes terrestres s’acclimatent facilement sur la terre et s’en accommodent. Il y a des âmes célestes. Elles souffrent dans la prison de leur chair, agitent leurs ailes, se blessent aux barreaux et pleurent. Larmes immortelles. À lire le P. Verjus, on se souvient de ce cri du Psalmiste : « Oh ! que je suis malheureux, tant mon exil se prolonge[28] ! » On revoit par la pensée les filles de Sion assises auprès des fleuves de Babylone. On entend leur psalmodie gémissante. On se trouble à leurs plaintes comme à cette clameur de la grande Thérèse : « vie longue ! ô vie pénible ! ô vie dans laquelle on ne vit pas ! ô solitude trop seule ! ô Jésus, ô mon bien ! que la vie de l’homme est longue, quoi qu’on dise qu’elle soit courte ! Je me meurs de ne pouvoir mourir. » Vous voyez bien qu’il y a des âmes célestes. Le P. Verjus est de leur race. Pour se détacher de plus en plus, pour guérir des fièvres malsaines d’une chair jamais domptée, pour se spiritualiser tous les jours davantage et calmer en même temps sa soif de souffrances, il multiplie les disciplines, se met en croix, se roule dans les épines. D’ailleurs, ce n’est que par le sang que l’on fera la conquête de ce nouveau monde, la Nouvelle-Guinée. Mais toujours la question terrible se dresse : Comment y aborder ?

Tout d’abord et de toutes parts, on a essayé de détourner les Missionnaires de leur projet. Le climat de la grande ile est meurtrier. De plus, les sauvages sont les plus cruelles gens qu’il y ait au monde. Le P. Verjus répondait : « J’ai au fond du cœur que le premier Missionnaire de Nouvelle-Guinée doit être croqué, broyé, pour que la Mission réussisse. Comme je ne suis guère bon qu’à cela, je serai dans mon élément[29] » Une autre fois, il écrivait : « Voir la Nouvelle-Guinée, y travailler beaucoup et mourir[30] ! » Mais encore faut-il pouvoir y aborder. Outre qu’une loi interdit formellement d’entrer dans l’ile, personne ne veut conduire les Missionnaires.

Il faudrait acheter un bateau. On n’en trouve pas à vendre ; et, d’ailleurs, point d’argent pour le payer. Alors, il en faut construire un. « Mon Dieu, qui avez instruit les constructeurs du tabernacle et de l’arche, aidez-moi[31]. » Essayons d’abord la construction d’une barque, pour nous faire la main ; nous ferons un bateau ensuite, dit le P. Verjus. Et il se met à l’ouvrage.

La barque est faite. Il faut un mât. Il abat un arbre dans la forêt et il l’apporte sur ses épaules. « J’ai pensé au bon Maître portant sa croix. » On se met au bateau. Faute de ressources, il fallut laisser la construction inachevée. « J’ai fait tout mon possible, dit à Notre-Dame du Sacré-Cœur le supérieur de la Mission, le R. P. Navarre. Je n’ai pas réussi ; c’est votre affaire, je n’y pense plus. — Tout est désespéré, dit le P. Verjus ; c’est maintenant que le bon Maître va agir[32] et que Notre-Dame du Sacré-Cœur fera des siennes. »

V

Le dimanche 19 avril, les deux Missionnaires — ils n’étaient plus que deux prêtres, le P. Hartzer étant retourné à Sydney pour aider le P. Couppé dans la fondation de la procure — les deux Missionnaires avaient dit la messe pour conjurer Notre-Seigneur d’enlever enfin tous les obstacles qui s’opposaient à leur départ. En descendant de l’autel, le supérieur eut comme un pressentiment que leur prière avait été entendue.

La grand’messe à peine chantée, en effet, M. Mac’Nulty demande le P. Navarre et lui présente un homme d’assez mauvaise mine : pieds nus, en bras de chemise et la barbe fort négligée. Cet homme est un émigrant américain, depuis plus de vingt ans dans ces parages, une sorte d’écumeur de mer, pas même protestant, plutôt idolâtre, un homme généralement méprisé. Il pêche dans le détroit, à l’île d’York, la bêche-de-mer. Il a exploré la côte sud-est de la Nouvelle-Guinée. On l’appelle Yankee Ned ; mais son nom est Edouard Mosby[33].

Le capitaine Mosby, étant tombé malade à Cooktown, entra à l’hôpital. L’évêque, Mgr Hutchison, le visita souvent et lui fit du bien. Une fois guéri, Yankee Ned voulut témoigner sa gratitude à l’évêque. « Que pourrais-je faire, Monseigneur, pour vous être agréable ? » L’évêque répondit : « Je n’ai besoin de rien ; mais, si vous voulez me faire plaisir, voici ce que vous ferez : Il y a depuis quelque temps, à Thursday, des Missionnaires français qui désirent se rendre en Nouvelle-Guinée. Personne ne veut les conduire à cause d’une loi qui interdit tout service pour la grande île. Ils n’ont point de bateau. Vous en avez plusieurs. Mettez-en un à leur disposition. Vous leur rendrez service et vous m’aurez été agréable. — Je vous le promets, Monseigneur. » Et le brave Yankee venait accomplir sa promesse. Ni le P. Navarre ni le P. Verjus n’en croyaient leurs oreilles. Que la Providence est admirable ! Quelle joie ! Et aussi quelle reconnaissance pour Yankee Ned et Mgr Hutchison !

Le capitaine demanda quelques jours pour réparer et approprier le bateau qu’il destinait aux Missionnaires. « Dans trois semaines vous l’aurez. » Cependant l’attente fut un peu plus longue. Au lieu de trois semaines il en fallut six. « Nous avions bien peur, écrit le P. Verjus[34], que le brave marin, travaillé par ceux qui voulaient s’opposer à notre départ, ne se désistât ; mais, un beau matin, nous le vîmes arriver, triomphant. » — « Tout est prêt, nous pouvons partir… » Ainsi disait Mosby, le 18 juin au matin. Le soir du même jour, les chaudes ardeurs s’étaient refroidies, et Mosby tremblait. Que s’était-il passé ? Malgré la bonne volonté de sir Douglas, le nouveau gouverneur de Thursday, qui avait du meilleur cœur souhaité mille prospérités aux Missionnaires, malgré l’autorisation verbale, plusieurs fois répétée, du général Scratchlez, le maître du port, un nommé Symer, s’opposa formellement au départ et menaça même de saisir le bateau de Mosby. Le P. Navarre l’entendit qui disait à Yankee Ned : « Vous êtes un insensé de prêter votre bateau à des gens qui ne vous paieront pas. — Peu importe », répondit Ned sur le même ton. On aurait pu partir sans prévenir les autorités. Un Missionnaire, envoyé par le Pape sur un point quelconque du globe pour y prêcher l’Évangile, n’a pas besoin d’autorisation humaine, il est vrai ; mais, comme après ce premier voyage, il faudra toujours se ravitailler à Thursday, le P. Navarre crut bon d’avertir le maître du port. Mais, puisque le maître du port montrait si peu de bienveillance, on tournera les difficultés. Nulle défense n’est portée d’aller à York, la station de Mosby. On va se rendre d’abord à York, cette nuit même, et, de là, en route pour la Nouvelle-Guinée. Le P. Navarre dégage par écrit la responsabilité du capitaine et il envoie le P. Verjus avec les frères Nicolas et Salvatore à l’assaut de la grande île. « Trois pauvres petits Missionnaires, écrira bientôt le premier apôtre de la Papouasie, c’est peu de chose pour assiéger le diable dans sa dernière forteresse ; mais le Missionnaire peut tout en Celui qui le fortifie. »

Dans une autre lettre adressée à son frère et dont, malheureusement, nous ne possédons qu’un fragment, le P. Verjus écrit avec sa bonne humeur ordinaire : « Le R. P. Navarre eût bien désiré prendre lui-même possession officielle, au nom du Sacré Cœur, du dernier pays du monde où notre sainte religion n’a pas été prêchée ; il aurait voulu par lui-même déloger Satan de ses derniers autels ; mais impossible pour lui de laisser Thursday, où le retiennent les affaires générales de la Mission. N’ayant rien autre sous la main, ce bon Père prit ce qu’il avait, et m’envoya. La responsabilité me fit peur, mais l’obéissance est plus forte que la mort. Avec le grand désir que j’avais de me dévouer au salut des chers sauvages, je reçus cette nouvelle comme la meilleure de ma vie, me considérant entre les mains du bon Dieu, comme la mâchoire d’âne entre les mains du fameux Samson. L’instrument était mauvais, et cependant Samson tua mille Philistins. Je ne vaux guère plus que la mâchoire d’âne, mais le bon Dieu peut tout. »

Donc, le soir du 19 juin 1885, vers huit heures, le P. Navarre accompagna à bord « les trois pauvres petits missionnaires », le P. Henry Verjus, le frère Salvatore Gasbarra et le frère Nicolas Marconi. Il les bénit, il les embrasse. À Dieu ! Et à bientôt ! Le Père rentre à la maison. Là, sous la véranda, il se met en prière. Il égrène son chapelet, tout en pensant aux dangers que ses chers enfants allaient courir. Le trajet jusqu’à York ne l’inquiétait pas ; mais le reste de la route ! Le Josh est à peine un bateau ; plutôt une barque : 28 pieds de long, 7 de large et 3 1/2 de profondeur. Encore bien que le capitaine, un Manillois, eût parcouru ces mers, il n’était guère expérimenté. Il n’avait jamais été que simple matelot… Et puis, comment seront-ils reçus par les Canaques ? « Les menaces des protestants, lisons-nous dans les notes que le R. P. Navarre a bien voulu nous communiquer, me revenaient en mémoire et redoublaient mes angoisses. Je regrettais presque de les avoir envoyés, de n’être pas parti moi-même. J’étais comme un père qui envoie ses enfants au danger… Ned Mosby voulait profiter de la marée montante pour partir, et il ne devait lever l’ancre que vers dix ou onze heures de nuit. Je veillais sous la véranda. Vers onze heures, à la lueur que projetait un beau ciel étoile, je vis déployer les voiles, puis le bateau se mouvoir. J’avais près de moi une lanterne allumée pour indiquer à mes chers confrères que j’étais là. Je voulais les voir partir, et, comme ils partaient, j’agitai la lanterne comme pour leur dire adieu. Jamais séparation ne m’avait été aussi sensible. Je sentais que l’avenir de la Nouvelle-Guinée était dans cette pauvre barque… »

Telles étaient les impressions du père. Voici celles du fils. Il nous les a racontées, au vol de la plume, en quelques pages qui resteront, dans l’histoire de l’apostolat, comme un document immortel :

« En arrivant à bord, nous y voyons sept pauvres sauvages que Mosby vient de chercher en Australie pour les conduire à sa station de pêche. Nous serons donc déjà en famille pour commencer ; je dis en famille, car nous sommes les uns sur les autres, le bateau n’ayant guère plus de 8 mètres de long sur 3 mètres de large. On se demande en le voyant comment on ose affronter les fureurs de la mer avec de pareilles embarcations. De plus, nous avons à bord deux matelots, Mosby lui-même, et deux majestés. Les deux majestés en question sont : l’une, le roi de l’île Mont-Ernest, près de laquelle nous allons passer ; l’autre, le roi de Moatta, sur la rivière Kataou, en Nouvelle-Guinée. Ces deux majestés sont noires, mais convenablement habillées ; elles sont pour le moment au service du capitaine Mosby. Le roi d e Moatta se nomme Maïno, c’est le fils du Maïno qui conduisit d’Albertis sur le Fly-River. Ce brave sauvage est bien bon. Quand nous pourrons faire une station chez lui nous ferons bien. Il est dans les meilleures dispositions ; il aime le bon Dieu, il désire le baptême et veut brûler tous ses diables, dont il est lui-même grand fabricateur. Enfin, avec toute cette aimable compagnie, nous sortîmes du port le 19 juin, vers dix heures du soir, pour aller ancrer à la pointe de l’île, y passer la nuit, et le lendemain y prendre le vent pour York. La mer était furieusement grosse ; et, comme jamais nous n’avions encore voyagé sur ces barques de pêche, le mal de mer arriva aussitôt. De plus, la barque était trop chargée : il fallut transborder une partie du personnel et nos quelques caisses à bord du Coral-Sea, qui stoppait au même endroit. Je fis une visite à M. Thompson, capitaine de ce bateau. Il consentit à transporter nos affaires à York ; car là seulement nous devions prendre le bateau qui nous était destiné.

« Vers le soir du 20 juin, la mer devint tellement grosse que nous dûmes ancrer derrière l’île Double. Nous en profitâmes pour descendre à terre et faire nos exercices de piété ; car, à bord, impossible de lire et de parler ; on ne peut songer qu’à une chose, se tenir ferme aux mâts et aux cordages, sous peine de prendre un bain forcé et de faire une visite aux poissons. La soirée fut belle : après nous être reposés un peu à terre, nous plantâmes une croix dans cette île déserte, nous y fîmes notre lecture spirituelle, notre prière, et, après une courte réfection, nous retournâmes à bord. Le lendemain la mer fut meilleure ; le surlendemain aussi ; mais, la nuit venant, nous étions toujours obligés de chercher un refuge derrière une île quelconque. L’île York parut enfin à l’horizon et, près d’elle, au mouillage, le Gordon, grosse barque de pêche, que le capitaine Mosby a eu la bonté de mettre pour quatre mois à notre isposition. Que Notre-Seigneur lui rende au centuple ce qu’il a fait pour les Missionnaires de son divin Cœur !

« Arrivés à York, toutes les difficultés paraissaient évanouies ; mais pas du tout ! Il en coulait trop au diable de s’avouer vaincu. Mosby nous reçut de son mieux dans son île sauvage, où il avait commandé, exprès pour nous, une cabane toute neuve. Tout allait pour le mieux ; mes hommes chargeait le bois et l’eau avec les bagages ; mais le démon revint à la charge. D’abord Mosby ne pouvait plus nous donner le pilote convenu. Un moment je pris peur ; car comment oser exposer la vie de sept hommes, sur une mer inconnue et pleine d’écueils ? Mais bientôt Notre-Dame du Sacré-Cœur vint à notre secours. Elle-même nous conduira. Je bénis le bateau, je nomme officiellement devant mes hommes Notre-Dame du Sacré-Cœur pilote du Gordon pour la Nouvelle-Guinée. Je mis sur le pont une petite statue de bronze, bénite à Rome. La confiance revint, et il fut décidé que nous partirions quand même. Mais alors, le pilote manquant, il me fallait un autre homme pour les manœuvres. Notre-Dame du Sacré-Cœur y pourvut. Un homme au service de Mosby finissait son temps ; il s’engagea avec nous, et tout fut réglé.

« Le lendemain, nouvelles difficultés. Je croyais trouver le bateau tout prêt et tout armé. Il n’a point de boussole. Comment faire ?… Retourner à Thursday pour en acheter une ?… Mais, pour y aller, il en faut une. Notre-Dame, de nouveau invoquée, fait arriver un bateau qui en a une de reste, et il nous la cède. Enfin, le 25 juin au matin, après avoir remercié notre brave Mosby, célébré le saint sacrifice de la messe dans la cabane de paille et invoqué publiquement Notre-Dame du Sacré-Cœur, nous levâmes l’ancre pour la Nouvelle-Guinée. La journée fut terrible. Juste au moment de passer entre deux bancs de coraux, la pluie se mit à tomber ; la mer passait par-dessus le bateau, et j’eus mille peines à rassurer mes compagnons de voyage et à me tenir cramponné sur l’avant pour examiner la route. Le soir, mouillés jusqu’aux os, nous ancrâmes derrière l’île Darnley, dont d’Albertis parle au long en son voyage à Yule-Island. Nous fîmes la tente sur le pont pour y passer la nuit, mais tout était mouillé. Impossible de se réchauffer. Pour comble, le vent agissant sur la tente fit chasser le bateau sur son ancre et nous renvoya au large. Il nous fallut une bonne heure pour revenir. Le lendemain, impossible de partir ; il fallut rester à l’abri. Mais le 27, vers trois heures du matin, le vent étant favorable, nous levâmes l’ancre pour ne plus la jeter qu’en Nouvelle-Guinée. Nous entrions en grande mer : plus d’ilots pour s’abriter, il fallait marcher. En avant donc ! Il n’arrivera que ce que le bon Dieu voudra pour sa gloire !

« Toute la journée du 27, la nuit et la journée du 28, nous eûmes la mer la plus affreuse ; les vagues étaient deux fois plus hautes que les mâts de notre barque. Par trois fois nous faillîmes tous être balayés à la mer par de grosses vagues qui venaient comme des furies s’abattre sur nous. Comme l’on se sent petit dans ces terribles occasions !… Les bons Frères étaient pâles d’effroi ; ils me regardaient pour savoir ce qu’ils devaient penser. Enfin, le 28, vers six heures du soir, le ciel s’ouvrit et devint tout à coup serein, du côté de la Nouvelle-Guinée. Une pauvre petite colombe noire nous avait annoncé la terre ; fatiguée du chemin, elle cherchait à se poser sur nos voiles. J’en fus touché, les hommes aussi ; tout le monde disait : C’est de bonne augure.

« Vers le soir, au moment où nous ne songions qu’à prier, frère Gasbarra s’écria : « La Nouvelle-Guinée !… La Nouvelle-Guinée !… Je vois la Nouvelle-Guinée !… » Elle était là, en effet, cette chère Terre Promise ! Les larmes nous vinrent aux yeux à tous, larmes de joie et de reconnaissance. Nous nous reprochâmes alors nos craintes passées, et il nous semblait voir Notre-Dame du Sacré-Cœur sur cette terre de nos désirs, qui nous disait : « Venez, mes enfants, c’est ici que je vous attends… Hommes de peu de foi, pourquoi avez-vous craint ? » C’est au milieu de ces pensées et de ces consolations que nous ancrâmes devant la Nouvelle-Guinée.

« Imaginez si je pus dormir ! Je passai une grande partie de la nuit à regarder la Nouvelle-Guinée. Je lui trouvais toutes les qualités imaginables ; mais mon premier soin fut de la bénir au nom du Souverain Pontife, en votre nom, Très Révérend Père, et au nom de toute notre chère petite Société qui la doit évangéliser.

« Le lendemain et le surlendemain furent employés à reconnaître les lieux. Nous étions tombés au cap Possession. Il nous fallait descendre pour arriver à l’ile Yule, où m’envoyait la sainte obéissance. En louvoyant le long de la côte, nous vîmes deux grands villages. Ayant jeté l’ancre devant l’un d’eux, vite les sauvages vinrent à notre bord avec des cocos, qu’ils troquèrent pour du tabac. Ils ont déjà au milieu d’eux un catéchiste protestant.

« Enfin, le 30 juin au soir, dernier jour du mois du Sacré-Cœur et fête de saint Paul, apôtre des Gentils, nous ancrâmes dans Hall-Sound, en face de l’île Yule ou Roro[35], but de notre voyage, et où nous devons établir une station qui sera comme la mère de toutes les stations subséquentes de la Nouvelle-Guinée.

« Le lendemain, 1er juillet, fut le jour de descente. Étant arrivés dans une baie fort jolie qui se trouve au sud de l’île, le capitaine de notre barque me dit : « Je vois des maisons…, des plantations… Je vois un sauvage, puis deux, puis trois… — Arrière donc, lui dis-je, et jetez l’ancre « au centre de la baie ; c’est là que le bon Dieu nous veut. Cette baie sera Port-Léon, en perpétuelle mémoire de Sa Sainteté Léon XIII, qui nous a confié l’évangélisation de la Nouvelle-Guinée ; et la colline que voilà, sera notre future résidence. »

« À peine eûmes-nous ancré, que les sauvages se montrèrent en foule sur le rivage. Ils sortaient de toutes parts. Je leur fis signe de venir. Aussitôt une vingtaine d’entre eux se précipitèrent dans leurs pirogues, qu’ils tenaient cachées, et se dirigèrent vers nous. C’était plus que n’en voulait notre capitaine ; il eut un peu frayeur et chargea son revolver. J’en profitai pour défendre aux hommes de tirer, quoi qu’il arrivât, sans mon ordre. Les sauvages arrivèrent, bons, presque timides. Je fis monter les plus anciens et leur donnai un peu de galette de mer. Ils ne se firent pas prier, je vous assure. J’avisais alors l’un d’eux, qui se nomme Raouma, et je lui fis comprendre que je voulais descendre dans son île, près de sa maison. Il comprit mes gestes et fit éclater sa joie d’une manière extraordinaire. Il voulut savoir qui j’étais : « Missionnaire », lui répondis-je. Le pauvre homme prit cela pour mon nom ; et, depuis, tout le monde m’appelle Mitsinari. Quand je vis ces pauvres gens en de si bonnes dispositions, je dis au capitaine : « Battons le fer pendant qu’il est chaud : suivez-moi avec frère Nicolas, et allons tout de suite acheter un terrain. » Je pris le paquet préparé d’avance pour cet achat, et nous voilà partis sur une pirogue de sauvage.

« L’affaire fut faite en un quart d’heure. Raouma, sa femme, toute sa famille et nous, fîmes le tour de la terre que je désirais acquérir, en formant de petits tas de pierres. J’étalai aux pieds de Raouma trois chemises, trois couteaux de poche, trois colliers, trois miroirs et deux petites musiques, avec un peu de tabac. Puis, lui faisant admirer le tout, je lui fis signe que cela était à lui, et le terrain à moi. Il consentit en dansant avec toute sa famille, qui sautait de joie.

« Nous revînmes à bord pour dîner, et, le soir même, nous descendîmes à terre pour couper le bois de la cabane.

« Le lendemain, 2 juillet, jour de la Visitation de NotreDame, fut une grosse journée ; car, en moins de quatorze heures sans relâcher, nous arrivâmes à mettre sur pied une cabane couverte d’herbes sèches, de 6 mètres sur 4, avec deux compartiments. Les sauvages en sont dans l’admiration. Que sera-ce quand nous ferons la vraie maison, où nous pourrons enfin avoir avec nous le Très Saint Sacrement !

« Le 4 juillet, jour de saint Irénée, martyr, à qui est consacré mon petit autel portatif, j’eus l’immense bonheur de dire la première messe qui ait été dite en Nouvelle-Guinée. La cérémonie fut simple mais bien touchante. Nous avions tapissé de blanc notre pauvre cabane. La bannière du Sacré-Cœur, donnée par les bonnes sœurs de la Bocca, de Rome, formait le fond de l’autel et l’unique ornement de notre petit sanctuaire. Le petit autel qui me fut donné à Marseille, était monté. Tous ces souvenirs, joints aux circonstances au milieu desquelles nous nous trouvions, faisaient une telle impression que nos marins eux-mêmes étaient émus. Que le Sacré Cœur de Jésus soit de nouveau béni et remercié[36] ! »



  1. Il lui écrira de Thursday, le 18 septembre 1888 : « Mes yeux se remplissent de larmes en vous écrivant. Je pense à tout ce que vous avez fait pour notre chère Mission et pour moi, et je ne sais comment vous exprimer ma profonde reconnaissance. »
  2. Dans une lettre au R. P. M. : « Alors apparurent le mont Horeb, la fontaine de Moïse et le majestueux Sinaï. Quel spectacle ! Je demeurai bien deux heures en profonde méditation devant cette montagne sainte. »
  3. Le 29 novembre. — Cf. aussi une lettre du 28 à M. le Dr Audibert.
  4. 5 décembre 1884.
  5. Lettre à M. le Dr Audibert. Bourbon, 6 janvier 1885.
  6. Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur, mars 1885.
  7. Le R. P. T…, en date du 6 janvier 1885.
  8. Même lettre.
  9. 18 janvier.
  10. 19 janvier.
  11. 1er février.
  12. Lettre à M. le Dr Audibert, de Thursday, 22 avril 1885.
  13. Lettre du R. P. Navarre à la T. R. Mère générale des Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Sydney, 4 février 1885. Annales d’avril.
  14. Lettre à M. Audibert, datée de Thursday, 30 novembre 1885.
  15. Lettre au T. R. P. Chevalier. Thursday, 1er mars 1886. Annales de juin.
  16. Journal, 20 février.
  17. 24 février.
  18. Dans une lettre au P. Jouët, du 22 avril, le P. Verjus écrivait à propos des ministres protestants de Nouvelle-Guinée : « Voici en deux mots leur organisation, leur plan et ce qu’il en sera d’eux. Les missionnaires protestants sont trois : M. M. F. est envoyé, comme ses deux autres collègues, par la Société de Londres. Il avoue qu’il ne désire que faire fortune et rentrer le plus tôt possible. Il n’a pas caché au R. P. Navarre, à qui il a fait une visite, que son but n’est pas de convertir… Il
  19. Cf. Élisée Reclus. Océan et Terres océaniques, p. 644 sqq. Paris, 1889.
  20. Mot espagnol : des Pères.
  21. Lettre au R. P. Jouët, 22 avril 1885.
  22. Lettre au P. Jouët, 22 avril 1885.
  23. Journal, 29 mars.
  24. 1er avril.
  25. a et b Lettre du 30 novembre 1885.
  26. Journal, passim.
  27. Ibid., 8 avril.
  28. Ps. cxix, 5. — Heu mihi quia incolatus meus prolongatus est !
  29. Journal, 11 mai.
  30. Lettre au P. Jouët, 22 avril 1885.
  31. Journal, 4 mars.
  32. Journal, 27 avril.
  33. C’est par erreur que nos premiers Missionnaires ont appelé le Yankee « Moresby ».
  34. Lettre au T. R. P. Chevalier, 7 juillet 1885.
  35. Plus tard, le P. Verjus apprendra que Rabao est le nom canaque de Yule et Roro le nom de la tribu.
  36. Lettre au T. R. P. Chevalier, datée de Port-Léon, 7 juillet 1885.