Victor Retaux (p. 9-20).
OLEGGIO — SEYNOD — ANNECY

I

Le 16 août 1861, au matin, un homme sortait d’Oleggio, petite ville du Piémont, avec deux voitures de déménagement. Une femme s’était installée, comme elle avait pu, parmi les meubles et les ustensiles de ménage, avec ses deux enfants. L’un avait trois ans : il s’appelait Jean ; l’autre avait quinze mois : il s’appelait Henry. C’étaient de ces pauvres gens que le Sauveur Jésus aimait.

La femme était bien triste. Elle venait de quitter son père et sa mère. Elle s’en allait dans un pays dont elle ignorait la langue.

L’homme non plus ne partait point sans émotion. Carabinier dans l’armée sarde, Philippe Verjus était resté une vingtaine d’années en garnison à Oleggio. C’est là qu’après avoir été admis à la retraite, il avait épousé Laure Massara, pieuse jeune fille qui lui avait donné deux enfants. Jamais peut-être il n’aurait songé à regagner la Savoie, son pays natal, s’il avait pu obtenir du gouvernement italien la pension sur laquelle il comptait en sa qualité de militaire. Mais, quand il la réclama, on le renvoya au gouvernement français. Effectivement, comme il était Savoyard d’origine et qu’il n’avait pas opté pour l’Italie, il était, par le fait même de l’annexion de la Savoie à la France, devenu Français. Le gouvernement de Napoléon III lui fit la modique pension de trois cent soixante francs par an ; un franc par jour. C’est peu pour quatre personnes ; mais, Dieu aidant, et, avec du travail, personne ne mourra de faim. Et le binier conduit ses attelages à travers les rudes lacets de la montagne.

Dans la nuit du 19 au 20, on arrive à Saint-Michel en Maurienne. C’est là que l’on prendra le chemin de fer pour Annecy. Du bourg, un sentier conduit à la gare à travers une prairie. Le père marchait le premier, tenant par la main son fils aîné. La mère portait sur un bras le petit Henry et de l’autre un panier où étaient les langes de l’enfant. On a gardé le souvenir de cette nuit-là. Il était environ une heure du matin. Il n’y avait point de lune ; mais, dans le ciel sans nuage, des feux étincelants. Tout à coup la mère entend le bruit que fait l’eau en courant sur des cailloux. « Philippe, dit-elle, cherche donc le ruisseau. » A la clarté des étoiles, le père l’eût bientôt trouvé. La mère dépose Henry dans l’herbe et fait asseoir Jean à ses côtés. Le père les garde, tandis qu’elle lave le linge. « Ah ! disait-elle plus tard, les langes de mon Henry, je les ai autant lavés de mes larmes que de l’eau de Saint-Michel ! » Le soir même de ce jour, le père, la mère et les deux enfants couchaient à l’auberge des Quatre-Colonnes, dans Annecy.

II

Henry Verjus, le futur évêque de Limyre, naquit le 26 mai 1860, à sept mois, comme le doux évêque de Genève, saint François de Sales. On devine les soins assidus dont il fut pour ainsi dire enveloppé par sa mère ; mais, chrétienne toute pénétrée de la foi la plus vive, elle se dévoua plus encore à former l’âme de son enfant. Elle y réussit à merveille.

Presque aussitôt qu’il put marcher seul, Mme Verjus confia Henry à la sœur Louise de la Sainte-Croix, institutrice à Seynod, commune voisine d’Annecy, où la famille s’était fixée. « Je n’ai pas connu, lisons-nous dans les notes de la Sœur, d’enfant plus pieux, plus obéissant, plus exact et plus sérieux qu’Henry. Il était le modèle de tous. On l’avait surnommé le petit ange. » La première année de sa scolarité, l’enfant, à raison de l’exiguïté du local et de sa petite taille, fut installé sur le pupitre de la maîtresse. Si parfois la Sœur était obligée de sortir, c’était Henry qui surveillait. L’ascendant qu’il avait sur ses condisciples, maintenait le plus parfait silence. Mais, quand sonnait la fin de la classe, le grave surveillant prenait ses ébats plus joyeusement et plus bruyamment que pas un.

Qu’il fût turbulent et même étourdi, la chose est certaine. Son bon ange sans doute l’a plus d’une fois porté dans ses mains ; sans quoi, il eût été victime de ses imprudences. À Annecy, un jour de grand marché, il avise, sur la Place-au-Bois, une voiture, attelée d’un gros mulet, qui stationnait en face des Quatre-Colonnes. Tout droit, Henry va se placer sous l’animal. Comment faire, quand on est si petit, pour atteindre du front le Ventre du mulet ? Henry se met à sauter, en riant aux éclats. La bête commençait à perdre patience et à ruer, lorsque Jean, le frère aîné, qui était là, pousse un cri. Un domestique sort de l’hôtel, se précipite, arrache l’enfant... À l’instant même, le mulet s’emporte et s’enfuit dans une course furibonde. Quelques secondes de plus, Henry eût été écrasé.

Une autre fois, à Seynod, Henry aperçoit un nid dans un peuplier qui s’élevait au milieu d’une forte haie. Malgré la défense que lui en avaient fait souvent son père et sa mère, il grimpe au nid. Au moment d’y mettre la main, la branche qui le portait, casse. Le dénicheur tourne dans l’air et s’abat sur la haie. Son frère qui le croyait mort ou gravement blessé, essaie, tout tremblant, de le dégager des épines. Henry, voyant sa pâleur et sa frayeur, éclate de rire ; puis, tendrement : « N’aie pas peur, mon petit Jean, je ne recommencerai pas ; je ne désobéirai plus au papa et à la maman. »

Henry n’avait peur de rien ni de personne. Citons encore un trait ou deux qui mettront en lumière l’intrépidité du futur apôtre. Les deux frères revenaient d’Annecy. Chemin faisant, ils rencontrent deux enfants effrayés. Un homme était couché en travers de la route, et ils n’osaient avancer. « Jean, dit Henry d’un air grave, prends mon sac. Je vais couper un bâton... Maintenant, suivez-moi, d’un peu loin. » — « Jugez, écrit l’un des témoins, si le cœur battait fort dans la poitrine ! » L’homme effrayant était endormi. Henry le réveille d’un coup de bâton. L’ivrogne — car, c’en était un — injurie ce vaurien qui se permet de le réveiller de si étrange façon. « Vous voyez bien, riposte Henry, que, si vous barrez la route, les voitures vont vous passer sur le corps. » Et comme l’ivrogne ne bougeait point : « Venez, vous autres, et n’ayez pas peur, je suis là ! » Quand ils furent passés, Henry prend l’homme par les jambes et le tire un peu à l’écart : « Il se ferait écraser tout de même, dit-il, et, s’il a des enfants... »

Un dimanche, en attendant l’heure des vêpres, Henry s’arrêta à regarder des joueurs de boule. Quelqu’un, parce qu’il avait perdu, faisait-il mauvaise figure, Henry ne pouvait comprimer un sourire. « Va-t’en aux vêpres, espèce de bigot ! lui dit un mécontent. — Bien sûr, répond l’espiègle, il vaut mieux aller aux vêpres que d’être aussi maladroit que vous. » Et il part, mais pas assez prestement pour esquiver une pierre que lui lance le drôle. Le coup atteint Henry à la tête, et le voilà tout en sang. « Ce n’était pas lui qui pleurait, remarque son frère ; c’était moi. » À quelque temps de là, Henry aperçoit l’individu qui l’avait blessé, près d’une fontaine où il puisait de l’eau. Henry s’approche doucement, saisit brusquement le seau rempli jusqu’au bord et il en coiffe son homme.

En tout ceci, comme en bien d’autres aventures que nous savons, pas ombre de méchanceté. Histoire de rire. Jamais de rancune. S’était-il battu avec des écoliers de son âge pour défendre son frère, le lendemain il était le premier à proposer la paix et à la cimenter par quelque beau tapage. S’il voyait, au milieu des jeux, pleurer quelque camarade, il quittait sur-le-champ la partie la mieux engagée et ne la reprenait que lorsqu’il avait séché les larmes. Aussi, comme on l’aimait !

III

Après le jeu, l’un des plus doux passe-temps d’Henry Verjus était de construire de petits oratoires. Il les recouvrait de branches vertes et les décorait à l’intérieur de figurines d’un art plus ou moins rudimentaire, auxquelles il donnait, suivant le plus ou moins de vraisemblance, le nom de saint Joseph ou de saint François de Sales. Quelquefois il s’exerçait devant ses chapelles à dire la messe. Le plus souvent, revêtu, en guise de surplis, d’une camisole blanche de sa mère, il montait sur une chaise et répétait avec le plus grand sérieux du monde les sermons de M. le curé. Un lendemain de lessive, il s’empare du cuvier. Voilà qui vaut mieux pour la prédication qu’une chaise ! Et puis, tout à son aise, comme faisait sans doute le bon curé lui-même, il pourra frapper sur le rebord. Dans un mouvement d’éloquence frappa-t-il trop fort ? Toujours est-il qu’en un clin d’œil l’orateur se trouva sous la chaire, au grand effroi de son auditoire. On relève le cuvier. Henry souriait de son bon sourire.

M. Viannay, curé de Seynod, aimait les enfants. De bonne heure il distingua Henry Verjus. L’enfant n’avait pas trois ans. Un jour que le bon prêtre visitait l’école des garçons, un peu courbé et appuyé sur une canne, Henry va droit à sa rencontre : « Monsieur le curé, pourquoi donc as-tu un bâton ? — Petit curieux, c’est pour corriger les méchants. Tiens ! tiens ! — Ah ! tu crois, monsieur le curé, que je vais me laisser battre… » Et l’enfant saisit une de ces baguettes dont on se sert dans les classes enfantines pour faire épeler l’alphabet. Puis se dressant : « À nous deux, monsieur le curé ! Tu verras si j’ai peur. » M. Viannay se prit à rire et fut désarmé. Depuis lors, à chaque entrevue, c’était entre l’enfant et le vieillard une partie d’escrime, une rencontre à l’épée.

Henry était encore en robe que M. le curé de Seynod l’enrôla dans la Sainte-Enfance. Le soir du 28 décembre 1863, il rentrait tout joyeux à la maison : « Maman, je serai parrain d’un petit Chinois. » À partir de ce moment, il fit tous les jours quelque chose pour le rachat des infidèles, et déjà sa maîtresse, la sœur Louise, l’appelait « le petit missionnaire ».

En 1865, à la distribution des prix, on joua une pièce empruntée aux Annales de la Sainte-Enfance. Le rôle d’Henry consistait à prendre son repas à la mode chinoise, assis par terre, mangeant du riz à l’aide de morceaux de bois. Ils étaient six à ce banquet. Henry était le plus jeune. Il s’acquitta de son rôle avec un tel sérieux et un semblant d’appétit si naturel qu’on l’eût pris aisément pour un Chinois de Chine. Plus tard, il tint le rôle principal dans les petites comédies des jours de fête.

En 1867, le 10 juin, Mgr Magnin, évêque d’Annecy, se rendit à Seynod pour y bénir de nouvelles cloches et donner la confirmation. Henry, malgré son jeune âge, fut au nombre des confirmands. Il n’oubliera point cette date et, chaque année, ce jour-là, en action de grâce, il récitera le Veni Creator Spiritus. Ce fut lui qui complimenta Monseigneur. Sa bonne tenue et la netteté de son langage ne passèrent point inaperçues. Quelque temps après, il rencontra Mgr Magnin qui se promenait dans la campagne. Il l’aborde et lui récite ingénument un compliment qu’il avait fait à M. le Maire au jour des prix, non pas, bien entendu, sans changer le nom de l’officier municipal. Monseigneur fut charmé de la candeur et de la gentillesse d’Henry. Il lui prend la tête dans ses deux mains, le baise au front, le bénit et lui fait cadeau d’une belle médaille d’argent.

L’année qui suivit la confirmation, M. le curé de Seynod avertit Mme Verjus qu’il allait préparer Henry à la première communion. La mère se récria, objectant son âge, — il n’avait pas encore huit ans, — et son étourderie. « Laissez-moi faire, répondit le vénérable prêtre ; vous ne savez point ce qui se passe dans le cœur de cet angélique enfant ; moi, je le sais. » Chaque année, le 5 avril, Henry Verjus ravivait au fond de son âme les inoubliables émotions de cette première journée eucharistique.

Le 29 janvier 1870, ce fut un grand deuil dans la famille Verjus. Le père venait de mourir. Un jour la pauvre veuve arrosait de ses larmes le travail de couture qu’elle tenait à la main, Henry détache de la muraille un crucifix et il le dépose sur les genoux de sa mère : « Regarde, maman ! Notre-Seigneur a plus souffert que nous. »

IV

Avec la mort, l’extrême pauvreté allait peut-être entrer dans la maison ; mais la Providence a veillé jusqu’à présent sur cette pieuse famille, elle ne l’abandonnera pas. Une personne charitable qui l’appréciait, la recommanda aux Sœurs de Saint-Joseph d’Annecy[1]. Il fut convenu que Mme Verjus irait avec ses deux fils habiter aux Molasses, la campagne des religieuses. Il y avait là une petite magnanerie. Mme Verjus soignerait les vers à soie. Le P. Vandel, missionnaire du Sacré-Cœur, dont le nom reviendra quelquefois dans cette histoire, faisant plus tard allusion à la vocation d’Henry, dira : « Les Molasses nous ont donné le plus beau cocon qui ait jamais paru. Cet enfant deviendra la gloire de notre petite Société. Son nom remplira le monde. »

La maison des Molasses est entourée d’arbres : saules, acacias, peupliers. Les pommiers et les poiriers ne manquent pas non plus, ni les cerisiers. D’un rond-point qui est tout proche, la vue est charmante sur Annecy dans la vallée et grandiose sur les montagnes.

Les deux frères passèrent là des journées délicieuses. Henry s’y montra, comme toujours, hardi, ardent, malicieux et bon, par-dessus tout plein de foi. Il lui arriva de renverser une planche sur laquelle étaient placées des branches de bruyère chargées de vers à soie. Désolée de cette maladresse, Mme Verjus prend une verge pour fustiger le coupable. Celui-ci cherche à désarmer la main maternelle. Impossible. Il s’évade. Au soir, la faim le ramène au logis. Voyant que sa mère est toujours fâchée et qu’elle se dispose à le châtier, Henry, saisi d’une inspiration soudaine, décroche un crucifix : « Maman, dit-il, voyez Jésus, dans quel état on l’a mis, et pourtant il ne s’est point fâché ! » La mère dissimule son émotion et comprend une fois de plus que le bon Dieu lui a confié un trésor.

Nous savons que cet enfant de dix ans se privait de nourriture en faveur d’un pauvre vieillard qui n’avait d’autre domicile que le grand chemin.

La bonté de son cœur se manifestait même à l’égard des animaux. Que de fois, durant l’hiver, on l’a surpris endettant aux passereaux son morceau de pain !

Un jour qu’il était occupé, devant une table, dans la cour des Molasses, à finir un long et laborieux devoir, l’écolier entend tout à coup les enfants du voisin qui prennent leurs ébats. Vite il se lève et s’en va, laissant là livre et cahier. Au bout de quelque temps, la troupe joyeuse aperçoit près de la table une chèvre. Les enfants accourent. La chèvre les regarde philosophiquement, en achevant de manger la dernière feuille du cahier d’Henry. L’écolier s’élance. La chèvre s’enfuit. Henry la poursuit.

Mais, soudain : « Non, dit-il, je ne la frapperai pas : la pauvre bête n’a pas l’intelligence de ses actes. » Prenant alors sa voix la plus douce, il la rappelle, il la ramène, il la caresse, il la prend dans ses bras ; puis, courageusement, se remet au travail.

V

Les Sœurs de Saint-Joseph ne tardèrent pas à soupçonner les desseins de Dieu sur ce béni enfant. Sa tenue à l’église, son maintien dans la prière, les longues stations qu’il faisait devant le Saint Sacrement avant d’aller en classe, sa manière surtout de servir la messe, frappaient d’étonnement et quelquefois d’admiration les bonnes religieuses. L’une d’entre elles, plus particulièrement, sœur Saint-François, aimait à s’entretenir avec Henry. Un jour, elle le prend à part, et, à brûle-pourpoint, lui demande ce qu’il compte devenir. « Moi, dit-il fermement, je serai Missionnaire. — Missionnaire ! reprend la Sœur. Mais, mon pauvre Henry, tu n’y songes pas ! Pour être Missionnaire, il faut être instruit. Il faut savoir le latin, le grec, les sciences, la théologie, et bien d’autres choses encore... — Après, ma Sœur ? — Après ? Souvent tu seras seul dans les bois, dans les déserts, dans les montagnes. Des bêtes féroces viendront et elles te mangeront. — Et après ? — Tu souffriras du froid, du chaud, de la faim, de la soif, de toutes les maladies. — Et après ? — On t’enverra peut-être dans ces pays sauvages où les hommes se mangent entre eux. Ils te tueront et ils te mangeront. — Et après ? » Aux effroyables peintures de la vie de Missionnaire que lui faisait la Sœur, Henry restait impassible et invariablement répondait : « Et après ? » Enfin, la Sœur, un instant décontenancée, croit avoir trouvé l’objection décisive : « Mais’, mon pauvre enfant, y as-tu pensé ? — A quoi, ma Sœur ? — Une fois parti pour ces pays lointains, tu ne reverras plus ta mère !... » La Sœur avait frappé au point sensible. « Ah ! cela, dit-il, c’est différent. » Et l’enfant, songeant à sa mère qu’il pourrait ne plus revoir jamais, se met à marcher de long en large, la main au front et l’esprit comme plongé dans un abîme. Au bout de quelques instants, il s’arrête ; il regarde la Sœur d’un calme et profond regard, semblable à un homme qui vient de prendre une résolution suprême : « Ma Sœur, je serai Missionnaire. » Henry avait onze ans.

En ce temps-là, au centre de la France, dans le Berry, une congrégation, jeune encore, avait fondé une École apostolique qui portait un nom déjà populaire : la Petite-Œuvre du Sacré-Cœur. Les Sœurs de Saint-Joseph, notamment sœur François et sœur Flavie[2], en étaient les zélatrices ferventes. Elles écrivirent à Issoudun en faveur de leur protégé. On décida qu’il serait bon qu’Henry connût les éléments de la langue latine. M. le curé de Seynod lui donna les premières leçons ; puis, Mme Verjus étant revenue habiter Annecy, l’écolier suivit les cours de la maîtrise de la cathédrale.

La porte de la maîtrise ne s’ouvrit pas d’elle-même : « Il n’y a pas une seule place, disait Mgr Magnin ; il n’y a plus un seul pupitre. — Oh ! qu’à cela ne tienne, Monseigneur ! répondit au bon évêque sœur Saint-François. Saint-Joseph, notre patron, était charpentier : il fera bien encore un pupitre. » Et la porte s’ouvrit.

Les commencements furent pénibles. Henry eut à lutter contre les difficultés de l’étude. Un instant même, on le découragea. Mais, le bon Dieu lui donna, dans la personne de l’un des professeurs, un ami perspicace et dévoué.

Écoutons M. l’abbé Veyrat[3] : « J’étais professeur de latin à la maîtrise d’Annecy. Un jour, Henry Verjus arrive dans ma chambre avec sa mère. Ils étaient désolés tous les deux. Quelqu’un avait déclaré que l’enfant était dépourvu de moyens et qu’il ne fallait pas songer à devenir prêtre. Henry désirait pourtant beaucoup entrer chez les Pères d’Issoudun, et la constatation, en quelque sorte autorisée, de son inaptitude, le jetait dans un vrai désespoir. En m’exposant sa peine, le pauvre enfant pleurait à chaudes larmes et sa mère aussi. Moi-même, je me sentis tout ému d’un pareil chagrin et je me dis qu’il n’était pas possible que Dieu eût mis dans l’âme d’un enfant un tel désir d’être prêtre, sans y mettre en même temps, au moins en germe, les qualités indispensables pour le devenir. » Et le clairvoyant professeur, pour relever le courage et raviver l’espérance, apprend à l’enfant que semblable décision avait été prise à l’égard d’un jeune berger de la vallée de la Saône, qui devait être un jour le saint curé d’Ars ; que Jean-Baptiste Vianney ne s’était pas laissé abattre, mais qu’il avait poursuivi son but humblement et généreusement ; que les facultés sommeillent parfois assez longtemps ; qu’à la fin elles s’éveillent ; et que, d’ailleurs, pour aller chez les sauvages, il n’était pas toujours nécessaire d’être un grand savant, pourvu que le Missionnaire fût un homme dévoué, sacrifié, persévérant, un homme de Dieu.

C’en était assez, comme bien l’on pense, pour ranimer le courage du futur apôtre et rallumer ses ardeurs. Henry n’oublia jamais cette intervention providentielle du bon prêtre. Lorsqu’en 1884 le P. Verjus fit un voyage en Savoie avant de partir pour les Missions, il rappela à M. Veyrat que c’était à ses encouragements de 1872 qu’il devait le bonheur du sacerdoce. Peu de temps avant sa mort, dans le dernier voyage qu’il fit à Annecy, comme, dans un repas, on l’avait loué de ses travaux apostoliques magnifiquement : « Monsieur l’abbé, dit l’évêque en répondant au toast, prenez pour vous une bonne part de tout ce que vous venez d’entendre. » Henry Verjus, s’il n’eût guère, comme on le verra plus tard, la mémoire de l’esprit, eut, à un rare degré, la mémoire du cœur. Au printemps de cette même année 1872, le 17 avril, à l’âge où l’Enfant Jésus entrait au Temple, Henry Verjus entrait à la Petite-Œuvre du Sacré-Cœur.



  1. Les religieuses de Saint-Joseph habitent l’ancien second monastère de la Visitation, y compris la maison de la Galerie, berceau de l’Ordre. Elles en ont fait une sorte de reliquaire. C’est là que, le 6 juin 1610, s’enfermèrent la baronne de Chantal, Mlle de Bréchard et Mlle Favre. Le lendemain, saint François y célébrait la messe et prononçait la clôture. Le surlendemain, consulté sur quel chant ses « colombes » reprendraient leur ramage et les louanges divines, le saint fondateur composa, séance tenante et de concert avec la Mère Jeanne de Chantal, celui que tous les monastères de l’Ordre ont pieusement conservé pour leurs offices.

    On sait qu’il n’évolue pas à travers de riches mélodies, n’ayant emprunté à la gamme que trois notes.

  2. Nous lisons dans la lettre circulaire envoyée le 18 août 1883 par la T. R. M. Marie-Louise Genin, supérieure générale, à ses filles, les religieuses de Saint-Joseph d’Annecy, sur la vie et la mort de la sœur Flavie : « Que dirons-nous de sa charité ?… Le bon Dieu lui fournit dans ses divers emplois et dans les localités où il la plaça, le moyen d’arriver à la sainte œuvre qui devait couronner les dernières années de sa vie. Je veux parler de la Petite-Œuvre… À Chens, sœur Flavie se rencontra souvent avec M. l’abbé Vandel, missionnaire du Sacré-Cœur et fondateur de la Petite-Œuvre. Ces deux âmes apostoliques unirent à ce moment leurs communes aspirations, et notre pieuse Sœur devint l’ardente zélatrice de la jeune famille d’Issoudun… Par son zèle industrieux elle fut assez heureuse pour envoyer à Issoudun un jeune enfant d’Annecy qui a trouvé en elle assistance et protection… » Le lecteur a reconnu Henry Verjus. La supérieure générale ajoute : « Et maintenant si vous me demandez ce que faisait au galetas sœur Flavie, près de ses caisses de chiffons, je vous dirai : Elle triait toutes ces hardes, ces effilures, ces papiers qu’elle pesait et envoyait au chiffonnier. L’argent qu’elle en retirait s’envoyait à Rome, à Issoudun, avec des offrandes de messes, de neuvaines qu’elle savait provoquer ; le tout allait grossir le trésor de Notre-Dame du Sacré-Cœur. » Disons avec la supérieure des religieuses de Saint-Joseph : « Des âmes vulgaires à qui il n’est pas donné de comprendre le beau, pourraient sourire dédaigneusement devant cette humble occupation, disant : Que de peines, de temps perdu pour, après tant d années, acheminer un prêtre à l’autel !… » Et la Révérende Mère conclut : Ô mes bonnes Sœurs, nous ne tenons pas ce langage, nous savons ce qu’est un prêtre dans l’Église de Dieu ; nous savons aussi que la vertu vaut ce qu’elle coûte, et que l’oreille de Celui qui entend le bruit de la feuille qui tombe, et dont l’œil sonde nos plus secrètes intentions, a vu et compté tous les pas et les sacrifices que notre humble Sœur s’est imposés, pour obtenir ce précieux résultat. » Cette note est longue ; mais nous tenions à glorifier la sœur Flavie et son pieux Institut. C’est notre manière aussi de remercier et d’encourager tant d’autres âmes qui sont les infatigables zélatrices de nos œuvres.
  3. Aujourd’hui directeur d’un excellent journal, le Petit Savoisien.