Monseigneur Henry Verjus/Préface

Victor Retaux (p. 1-7).

Préface

I

« J’ai toujours beaucoup aimé les Vies de Saints, disait Mgr Dupanloup. Ce sont mes lectures de prédilection. Après la sainte Écriture, rien ne m’attire, rien ne me repose et ne me charme davantage. »

Dans le vrai, connaissez-vous rien qui soit plus utile aux âmes ? Il n’est pas un état de la vie chrétienne pour lequel on ne puisse y trouver consolation, encouragement, lumière. Sainte Thérèse les conseillait à toutes les âmes pieuses et très particulièrement aux âmes fatiguées[1].

Autrefois, tous les soirs, à la tranquille lumière de la lampe familiale, après la lecture du Livre de Raison, l’aïeule, d’une voix émue, lisait dans la Vie des Saints le récit du jour. Un moment le vieillard consolé entrevoyait une jeunesse immortelle ; le lendemain, plus vaillamment, l’homme mûr portait le poids du jour ; l’adolescent trouvait moins pénible et il trouvait glorieuse la lutte contre ses passions naissantes ; l’enfant lui-même apprenait à mieux connaître et à mieux aimer le Dieu dont le poète avait dit par la bouche d’un enfant comme lui :

Aux petits des oiseaux il donne la pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature[2].

Ces douces et fortifiantes lectures en valaient d’autres, hélas ! aujourd’hui plus communes, dont le moindre défaut est d’amollir les cœurs et d’énerver les courages. Tel roman dont les premières pages vous ont troublé délicieusement, vous laisse en proie à l’ennui des devoirs domestiques et à l’amer dégoût des vertus nécessaires. N’appuyons pas. Avouons plutôt qu’il serait injuste de nous plaindre. Au dix-neuvième siècle comme au dix-septième, nous aimons les saints. Et même, les âmes généreuses ne manquent point, qui se sont éprises de passion pour ces admirables natures, les plus tendres et les plus vaillantes que l’humanité ait produites. C’est une des raisons, entre bien d’autres, pour le dire en passant, qui nous font croire à notre pays. Assurément, la pratique féconde des vertus privées et des vertus sociales dont les saints nous ont donné de si beaux exemples, contribuera plus aux reconstructions de l’avenir que la politique desséchante et stérilisante.

A l’heure qu’il est, on n’étudie pas seulement l’histoire profane. On ne se contente même pas de rééditer les Pères de l’Église, les Conciles, les Docteurs, les théologiens, les auteurs ascétiques. A côté des savants qui déchiffrent les manuscrits, les inscriptions, les chartes, les médailles, il y a l’élite ardente de ceux qu’a séduits la radieuse beauté des saints.

Les « anciens » nous ont raconté avec quel enthousiasme fut saluée l’apparition d’un livre exquis entre tous : Sainte Élisabeth de Hongrie, la « chère sainte ». Ce fut dans le ciel de l’hagiographie comme une clarté d’aube nouvelle, un nouveau printemps, je ne sais quoi que l’on ne connaissait pas encore ; oserai-je dire, quelque chose de nuptial tout à la fois et de virginal ?

Depuis lors, et certainement sous l’influence bénie de ces premiers rayons, que de fleurs charmantes sont écloses, que de fruits savoureux ont mûri : sainte Chantal, sainte Monique, sainte Paule, saint Paulin, saint Jean, saint Dominique, saint François d’Assise, saint Bernard, saint Bernardin de Sienne..., le P. de Ravignan et le P. Lacordaire, Mgr Dupanloup et le cardinal Pie, Augustin Cochin et Montalembert ! Demain ce sera Louis Veuillot. Les belles monographies abondent ; la science hagiographique a été renouvelée.

Le temps n’est plus où le lecteur s’accommodait de renseignements de seconde ou même de troisième main ; il veut boire aux sources vives. La légende l’intéresse toujours, mais seulement à titre de légende : il demande qu’on la démêle de l’histoire. Nous vous faisons grâce des généralités vagues ; mais donnez-nous des détails, des particularités, des faits et encore des faits. Prenez garde néanmoins d’étouffer le personnage sous l’amas d’événements collatéraux : — j’entends dire que c’est le défaut de l’hagiographie allemande. Choisissez vos matériaux ; ordonnez-les, et racontez : c’est ici le lieu de déployer toutes vos qualités de style et d’âme. Surtout, ne retardez pas votre récit par de fastidieuses réflexions. « Il faut un peu, disait Fénelon, laisser remarquer les choses à l’auditeur. »

Ce qui, jusqu’à ces derniers temps, a manqué aux familles chrétiennes, c’est une « collection » de Vies de Saints. Il y avait bien l’anglais Butler, librement traduit par Godescard , et l’espagnol Ribadeneira[3] . Leur œuvre est correcte sans doute, parfois même agréable, mais trop souvent vulgaire, et mesquine presque toujours. La candeur et la naïveté des anciens jours ont disparu ; les fières réponses des premiers moines se sont adoucies. On a poli les aspérités, fait sécher la goutte de rosée, arraché du champ le liseron et le bleuet. Ces compilations ressemblent à une forêt que l’hiver a dépouillée de son feuillage. « Les arbres sont bien à leur place, a-t-on dit justement[4], mais la verdure frémissante, le rayon qui se joue à travers les rameaux en fleurs, la vie qui s’y meut, ont fui avec le charme et le mystère. »

Cependant, le P. Giry ne doit pas être confondu dans la foule des abréviateurs. Quoique panégyriste, au fond, plutôt qu’historien, le pieux Minime n’est pas dépourvu de tout mérite.

Reste l’immense collection des Acta Sanctorum. Évidemment, il ne viendra à la pensée de personne que l’œuvre bollandienne, si admirable qu’elle soit, puisse jamais devenir un livre de lecture courante.

Mais, ne pourrait-on pas utiliser ses richesses incomparables ? Croyez-vous qu’il soit impossible de faire passer dans un ouvrage, relativement court, la substance et la fleur de ces vastes in-folio ? On garderait sur tous les points l’exactitude la plus sévère ; on mettrait à profit les meilleurs travaux de la critique moderne, et de charmants récits s’épanouiraient à toutes les pages, dans la trame d’un style simple, noble et pur. L’œuvre demanderait, il est vrai, d’effrayantes recherches, de longs et persévérants efforts, des soins infinis, une âme d’artiste, un cœur d’apôtre...

Hâtons-nous de le dire, l’œuvre est en train de se faire dans la belle collection de la maison Lecoffre : « les Saints », que dirige, avec tant de compétence, M. Henri Joly, un lettré.

II

Mgr Dupanloup, dans sa lettre célèbre sur « la manière d’écrire la Vie des Saints », disait :

« Avant tout et par-dessus tout, l’amour du saint ; puis une étude approfondie de son âme et de sa vie, dans les sources, dans les documents contemporains : pour cela, le temps et le labeur nécessaires ; puis la peinture de cette âme, de ses luttes, de ce que furent en elle la nature et la grâce ; tout cela tracé avec simplicité, vérité, noblesse, pénétration profonde et vivants détails, de telle sorte que le saint et son temps soient fidèlement représentés... »

« Vivants détails », disait l’illustre évêque. Il y revenait et il insistait :

« Des détails, des particularités, et surtout des paroles, parce que ce sont les paroles qui expriment les âmes : laissez souvent parler le saint lui-même ; sans quoi tout ce qui est personnel et vivant disparaît, et alors tous les saints se ressemblent. » En voilà bien long pour arriver à dire que nous avons écrit la vie de Mgr Verjus avec amour.

Nous l’avons écrite longuement, trop peut-être pour les gens du monde ; et, cependant, d’être lu par eux ce nous serait une joie, sinon une récompense : ils apprendraient dans ce livre à quel prix s’achètent les âmes.

Plus d’une fois, en composant cet ouvrage, nous avons songé à tant de chers jeunes gens de nos collèges et séminaires qui ont au cœur la flamme. Ils interrogent tous les points de l’espace. Ils appellent une cause sainte. Ils la cherchent. Pour elle, ils sont prêts à combattre, à souffrir, à mourir.

La lecture de ces pages orientera peut-être leurs belles ardeurs.

A dire vrai, nous avions en vue, surtout et tout d’abord, ceux de la maison : enfants des écoles apostoliques, frères coadjuteurs, novices, scolastiques, professeurs, missionnaires.

Voilà pourquoi nous n’avons reculé, ni devant les détails, ni devant les paroles. Que de citations nous avons faites ! Au détriment de l’art, assurément ; car nous n’avons pas su les encadrer toujours et moins encore les enchâsser ; c’est à peine si nous pouvons dire avec le vieux Montaigne : « Je n’y ai fourni du mien que le filet à les lier » ; mais en un sujet pareil, qu’importe l’art !

Donc des citations fort nombreuses... ; et nous aurions pu les multiplier encore. Que de hautes pensées, que de beaux élans, combien de sentiments généreux restent « ensevelis » dans la volumineuse correspondance de l’apôtre et dans son Journal ! Un autre biographe, dans quelque vingt-cinq ans pourra les explorer de nouveau : il en rapportera plus que des glanes.

Parler des lettres, pour ainsi dire innombrables, et jetées aux quatre vents du ciel ; parler des notes quotidiennes, fidèlement prises depuis l’adolescence jusqu’à la mort, partout, même au fond des bois d’Océanie, même en pirogue de sauvages sur les fleuves et sur la mer, c’est indiquer les sources très pures et on ne saurait plus authentiques, auxquelles nous avons puisé.

Pour les années d’enfance, nous avons interrogé le frère de Mgr Verjus, celui qu’il appelait « mon Jean bien-aimé », et aussi la Sœur qui a été durant plusieurs années sa maîtresse d’école, Louise de la Sainte-Croix, religieuse de Saint-Joseph d’Annecy.

A l’un et à l’autre, pour leurs précieux renseignements, nous disons merci.

A plusieurs de nos confrères, condisciples d’Henry, nous sommes redevable d’un riche appoint de souvenirs pour les années de la Petite-Œuvre, du noviciat et du scolasticat. Tous, nous les prions d’agréer l’expression cordiale de notre reconnaissance ; tous, et plus particulièrement le R. P. Eugène Meyer, assistant du T. R. Père supérieur général, et le R. P. Pierre Tréand, supérieur de la procure des Missions à Sydney, l’ami intime du grand mort et son confident. Enfin, au P. André Jullien, Missionnaire en Nouvelle-Guinée, nous devons un document de particulière valeur : la carte du vicariat de Mélanésie.

À ce propos, une remarque est nécessaire : Les noms géographiques, sur cette carte, sont orthographiés à l’anglaise. Dans notre livre, suivant la coutume de nos pères qui disaient et écrivaient : Londres et non pas London, Gênes et non Genova, Aix-la-Chapelle et non pas Aachen, nous avons orthographié tout ou à peu près tout, à la française... Honni soit qui mal y pense !


Il ne nous reste qu’à faire une déclaration : Nous soumettons cet ouvrage, comme tous ceux que nous avons publiés jusqu’ici, ceux que nous publierons encore, s’il plaît à Dieu, au jugement et à la sanction de notre Mère la sainte Église. Par avance, d’un cœur docile et joyeux, nous réprouvons, condamnons, effaçons tout ce que le Souverain Pontife, juge suprême de la doctrine et des directions, y pourrait trouver à reprendre, à condamner, à effacer. Natio enim illorum obedientia et dilectio[5].

  Jean VAUDON,
Miss. du S.-C.
Issoudun, 18 janvier 1899,
En la fête de la Chaire de Saint-Pierre,
à Rome.
 


  1. Voir dans la seconde édition de l’Histoire de sainte Chantal, par M. l’abbé Bougaud, une lettre importante de Mgr Dupanloup sur la manière d’écrire la Vie des Saints.
  2. Racine. Athalie, acte II, sc. viii.
  3. Nous pourrions nommer encore Mezenguy et Baillet ; mais le premier a été l’un des plus décidés jansénistes du dix-huitième siècle, et les Vies des Saints du second, au moins le T. Ier, et le T. IIe, sont à l’index.
  4. M. l’abbé Blampignon, dans le Correspondant du 25 juillet 1864.
  5. Eccli., III. 1.