Victor Retaux (p. 21-46).

II

LA PETITE-ŒUVRE

CHEZAL-BENOIT

I

Au mois de mars de l’année 1866, dans une station thermale des Pyrénées, à Amélie-les-Bains, deux prêtres demandaient à la douceur du climat et à la bienfaisance des eaux la réparation de leurs forces. L’un était le T. R. P. Chevalier, et l’autre l’abbé Vandel.

Le 8 décembre 1854, jour de la proclamation du dogme de l’Immaculée-Conception, le P. Chevalier avait jeté les fondements de la petite société des Missionnaires du Sacré-Cœur.

Le même jour de la même année, l’abbé Vandel, ancien curé de Nyon, dans le canton de Vaud, en Suisse, où il avait fait, malgré les protestants, un bien immense, eut, en célébrant la sainte messe, l’idée nette de l’Œuvre des Campagnes.

Toute sa vie, l’abbé Vandel avait eu une dévotion spéciale au Cœur de Jésus. Ordonné prêtre le 7 juin 1846, il attendit, pour célébrer sa première messe, jusqu’au 19, fête du Sacré-Cœur. La consécration qu’il avait faite, ce jour-là, de tout lui-même, au Cœur du divin prêtre, il la renouvellera, dix ans plus tard, dans l’église de Notre-Dame-des-Victoires, à Paris, « pour que ses affections, ses souffrances, ses désirs, tous ses projets arrivent, par Marie, au Sacré Cœur de Jésus » ; et cet acte, écrit de sa main, il le signera de son sang. L’abbé Vandel et le P. Chevalier, on le voit, étaient nés pour se comprendre.

Ils se comprirent.

« J’avais proposé au conseil de l’Œuvre des Campagnes, disait un jour l’abbé Vandel, un moyen bien simple d’obtenir des ressources ; à mon grand regret, on le refusa. — Quel est donc ce moyen ? répondit le P. Chevalier. — Je n’ose vous le dire ; vous allez peut-être, vous aussi, rire de moi. — Parlez toujours. — Eh bien, voici : Je proposai au conseil général de ne demander aux associés de l’Œuvre qu’un sou par an. Un sou ! Personne ne l’aurait refusé, et ce sou multiplié aurait fini par donner des sommes considérables. » Ce fut un trait de lumière pour le R. P. Chevalier. Depuis quelque temps il était préoccupé du moyen de trouver des recrues pour sa petite société. « Cher Père Vandel, dit-il vivement, j’accepte votre idée. Vous aussi, vous allez être Missionnaire du Sacré-Cœur. Vous y songez depuis longtemps déjà. Nous allons créer ensemble une École apostolique et nous lui appliquerons l’idée, qui me paraît féconde, du « Sou par an ».

L’accord était fait. Séance tenante, pour ainsi dire, on esquissa le plan de l’Œuvre, et, à cause même de la petitesse du moyen qu’on allait employer, on la nomma la Petite-Œuvre, — la Petite-Œuvre du Sacré-Cœur. C’était aux approches du 25 mars. Or, en France, cette année-là, la fête de l’Annonciation de la très sainte Vierge, tombant le dimanche des Rameaux, était renvoyée au lundi de Quasimodo. Mais, comme en Espagne, elle est fête d’obligation et par conséquent célébrée le jour même, les deux prêtres, voulant à tout à prix mettre leur projet sous la protection de la Mère de Dieu, gravirent les hauts sommets pyrénéens et dirent la messe dans une chapelle du versant espagnol. Le P. Vandel écrira plus tard : « La Petite-Œuvre a eu pour berceau un autel. »

Il n’entre pas dans notre plan de raconter les commencements de l’École apostolique. C’est proprement l’affaire de l’historien du P. Vandel. A l’époque où nous sommes de la vie d’Henry Verjus, elle est installée, à quatre lieues d’Issoudun, au département du Cher, à Chezal-Benoît, casale benedictum, « maison bénie », dans un ancien monastère de Bénédictins, tout près d’une belle église romane, et à la lisière d’une forêt de chênes. C’est là que le P. Vandel lui-même conduisit Henry Verjus.

II

Quelles furent les premières impressions d’Henry à la Petite-Œuvre ? « Deux choses, lisons-nous dans son Journal, me resteront longtemps gravées dans le cœur ; je veux dire ma première retraite qui me fit beaucoup de bien et ma première confession générale à la Petite-Œuvre. Ces deux choses m’impressionnèrent très fortement et me firent un peu comprendre la piété. » La retraite fut donnée par le P. Vandel. Henry prit soigneusement des notes sur les instructions du prédicateur et les histoires qu’il racontait, sur ses propres lectures, ses pensées personnelles, et il nota ses résolutions. Voici une prière qu’il rédigea et adressa à Notre-Seigneur : « Mon Jésus, faites-moi la grâce de me corriger, de devenir Missionnaire du Sacré-Cœur et de porter votre dévotion jusque chez les sauvages. Vous savez, ô mon Jésus, que, dès ma plus tendre enfance, je vous ai aimé de tout mon cœur. Toujours j’ai voulu être prêtre. Ô mon amour, faites que je sois martyr pour votre gloire ! » Ne l’oublions pas, Henry n’avait encore que douze ans.

Suivons-le maintenant en l’année scolaire 1873-1874. Malheureusement sa correspondance des deux premières années avec sa mère et ses bienfaitrices du couvent Saint-Joseph d’Annecy a été perdue. Voici ce qu’on nous écrivait d’Annecy à la date du 19 juillet 1893 : « Après la mort de notre vénérée sœur Flavie, nous n’avons pas retrouvé vestige des lettres charmantes qui lui avaient été adressées par le jeune Henry Verjus. Chacune de nous se souvient parfaitement de les avoir lues ou entendu lire ; mais, comme elles étaient pleines de témoignages de tendresse et de reconnaissance pour la chère Sœur, nous pensons que son humilité et son esprit de mortification les lui auront fait détruire. Nous le regrettons vivement ; car elles auraient été pour l’historien une mine très riche... » À défaut de ses lettres, nous avons un résumé de sa vie d’écolier fait par lui-même avant son entrée au noviciat et, de plus, nous avons des témoins authentiques : ses condisciples et ses maîtres.

En ce temps-là, les élèves des hautes classes formant une sorte de juvénat, à Saint-Gérand-le-Puy, au diocèse de Moulins, ils étaient douze à la Petite-Œuvre de Chezal-Benoît, douze comme au collège apostolique ; tous groupés dans une classe unique ; quelque chose qui pouvait ressembler à une sixième. Un Père et un Scolastique gouvernaient ce petit monde. Le Père, curé dans le voisinage, n’avait pu résister aux attraits du Sacré Cœur : il était venu à Issoudun. L’étudiant, hier encore pastoureau dans la plaine champenoise, gardait les agneaux de la Petite-Œuvre. On n’a pas oublié ces années déjà lointaines. Les Pères vivaient de la vie des enfants, travaillant, jouant, priant avec eux. C’était un régime affectueux, très simple, très doux, presque naïf. L’enseignement n’était pas plus élevé que le reste. Lhomond en faisait tous les frais. Le maître disait et l’élève croyait que rien n’était beau comme une règle de grammaire bien apprise ou comme une page d’analyse grammaticale bien faite. On goûtait fort, en été du moins et à l’automne, la manière d’enseigner du professeur d’arithmétique. Économe en même temps que professeur, souventes fois, avant de se rendre en classe, le maître passait par le fruitier ; il y cueillait pommes et poires, les exposait aux regards des élèves, puis, pour mieux expliquer les fractions, il les divisait et les distribuait. Excellente façon, disait-on parmi la gent écolière, d’ouvrir les intelligences.

Henry Verjus était l’aîné et aussi, étant arrivé à Pâques de l’année précédente, le plus ancien. Ajoutez que pour les études il avait quelques mois d’avance sur ses camarades. Or, comme on avait à la Petite-Œuvre un grand respect pour tout ce qui était hiérarchie et tradition, son droit d’aînesse et d’ancienneté lui donnait sur les nouveaux qui, pour la plupart, n’avaient pas encore ouvert le rudiment latin, sinon du prestige, au moins une certaine autorité. Il n’en abusa jamais. Au contraire, il était joyeusement empressé à faire plaisir. Très volontiers il mettait au service de tous et de chacun ses petites lumières que les plus jeunes croyaient très grandes. « C’est à lui, nous écrit en souriant l’un d’eux, que je suis redevable d’avoir compris, après des fouilles inutiles dans mon dictionnaire, qu’en latin le que enclitique remplace l’et conjonctif. »

Il avait une façon charmante d’accueillir les nouveaux. Écoutez : « C’était le soir du 15 août 1874. J’arrivai à Chezal-Benoît, conduit par le vénéré P. Vandel. A peine avais-je franchi le grand portail qui ouvre sur la cour, que je vis venir à moi un enfant dont la joie débordait. Me sauter au cou et m’embrasser fut son premier mouvement ; puis, apercevant le lourd sac qui contenait mon trousseau, il l’enleva des deux mains, le hissa, comme il put, sur ses épaules et courut le porter au vestiaire, racontant, chemin faisant, aux camarades, sa bonne fortune. Cet enfant n’était autre qu’Henry Verjus. » Il était déjà plein de charité et de dévouement. Ayant appris l’arrivée d’un nouveau, il n’avait pu se contenir, et, muni de l’autorisation du supérieur, il avait brusquement quitté l’étude pour lui offrir ses services. « Cet acte d’exquise fraternité chez un enfant, ajoute son condisciple, fit sur moi l’impression la plus vive, et, aujourd’hui encore, après vingt ans, je m’en souviens comme si c’était d’hier. »

Un autre élève avait de la peine à s’habituer. Le mal du pays le prenait souvent et lui arrachait des larmes. Un jour d’hiver qu’il fallait, par un froid très vif, cirer ses souliers dans la cour, Frédéric se désolait plus encore que de coutume et pleurait dans un coin. Henry qui lui avait été donné pour « ange gardien », l’aperçoit. Il court à lui, il le console, le brosse et le cire avec un tel entrain et une cordialité si franche qu’il a du coup et pour toujours chassé les idées noires. « Certainement, dira plus tard Frédéric, c’est à Henry Verjus que je dois d’avoir gardé ma vocation. » En juin 1873, le mois des grands pèlerinages, le Berry envoya une députation à Paray-le-Monial. Paray, c’est tout à la fois le berceau de la dévotion au Cœur de Jésus et le tombeau de la glorieuse visitandine qui en fut l’apôtre. Les Missionnaires d’Issoudun étaient là, escortant la bannière de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Les élèves de rhétorique représentaient le juvénat. Deux élèves de sixième représentaient la Petite-Œuvre. L’un était Henry. C’est assez dire l’estime qu’avaient pour lui ses maîtres.

Peut-être aussi l’avait-on choisi pour sa voix. Il avait une belle voix de soprano dans laquelle passait son âme. À l’entendre, à la chapelle, chanter des cantiques avec tant d’émotion et de piété, on priait mieux et l’on devenait meilleur. Sans maître, il jouait aussi de l’harmonium, et d’aucuns prétendent qu’il accompagnait bien le plainchant. Au besoin, pour être agréable à ses condisciples, il se faisait compositeur. « Je me rappelle, lisons-nous dans les notes d’un contemporain, avoir chanté, un soir d’Épiphanie, une jolie bluette, intitulée : le Roi de la Fève, dont la musique était de lui. »

Henry excellait déjà dans la déclamation, surtout la comique. Sans tomber dans la charge ou la bouffonnerie, il lançait les mots, les regards, les gestes, les saillies, d’une manière si spirituelle et si plaisante qu’il déridait les plus graves et enlevait les applaudissements. « Je le vois encore, dit un bon juge, costumé en Scaramouche, dans la pièce intitulée : Qui casse les verres, les paie, et faisant, d’une mine impayable, mille évolutions drôles. » Son triomphe était la Chanson de Robinson :

Mes enfants, faut que j’vous raconte
Les aventur’s de Robinson.
C’est un’ histoire qu’est pas un conte
Et qui contient plus d’un’ leçon...

Comme il s’agit d’aventures dans cette chansonnette, de voyages sur mer, d’îles lointaines, de combats avec les sauvages, Henry était là dans son élément. Avec quel accent il chantait, surtout le dernier couplet, ce couplet ajouté par un Père, ce couplet qui avait trait aux missions, rêve déjà de son âme ardente, ce couplet qui était pour lui « la morale de l’histoire » !

Et nous aussi, chez les sauvages,

Nous irons faire la leçon ;

J’espèr’que nous serons plus sages

Et plus util’s que Robinson.
Sans avoir peur, Et de bon cœur,
À les sauver nous mettrons notre ardeur.
S’il faut souffrir, S’il faut mourir,
Oui, nous irons un jour les convertir.
Mais, avant de fair’le voyage,

Mes amis, il faut travailler ;

Il nous faut écrire, étudier,

Et ne jamais perdre courage.

Les petites séances récréatives n’étaient pas les seuls délassements de nos écoliers. Chacun cultivait dans la cour, au pied des acacias, un jardinet. C’était à qui épanouirait les plus belles fleurs. L’un montrait avec orgueil ses dahlias et ses pavots ; l’autre ses capucines, celui-là ses gueules-de-lion et celui-ci les souples enroulements des plantes volubiles. Rivalités innocentes.

Aux jours fixés par la règle, on s’enfonçait dans la forêt voisine, sous les chênes. Parfois, dans les vertes profondeurs, on s’en allait jusqu’à Notre-Dame-de-l’Image. Aux heures chaudes, on côtoyait, parmi les ajoncs et les bruyères, l’étang de Bourniziou aux rives mélancoliques et l’on s’y baignait, ou bien l’on poussait jusqu’à la fraîche vallée de Sarmel et l’on péchait dans l’Arnon. Il arriva qu’aux vacances de Pâques on fit un pèlerinage dans l’Indre, près de Châteauroux, à Notre-Dame de Touvent, ravissante chapelle de la propriété du général Bertrand[1], et à Notre-Dame de Déols, la Vierge des miracles. Pendant les grandes vacances, ce fut merveille : une promenade dura quatre jours. On visita les bords de la Creuse, le petit séminaire de Saint-Gaultier, si pittoresque au penchant de la bourgade, et la blanche abbaye de Fontgombault qui se réveille, dans ses ruines splendides, et rajeunit. Au 8 septembre, à Issoudun, trente mille pèlerins acclament Notre-Dame du Sacré-Cœur. Les enfants de Chezal-Benoit y portent la bannière de la Petite-Œuvre en avant du cortège triomphal où figurent les abbés mitrés d’Aiguebelle, de Staouéli, des Dombes, de Fontgombault, les évêques de Séez, de Mende, de Limoges, de Châlons, Mgr le prince de la Tour-d’Auvergne, archevêque de Bourges, et Son Éminence le cardinal Donnet. Journées mémorables ; inoubliables vacances.

Cependant, le dirai-je ? Nulle joie humaine n’était comparable pour ces enfants à la joie que leur procurait la visite du vénéré P. Vandel, directeur, non pas immédiat, mais général, de la Petite-Œuvre, et son pourvoyeur. Le cœur, vraiment, faisait explosion. Lisez plutôt :

« Le Père ne laissait pas quelquefois de nous surprendre agréablement par une arrivée imprévue. Nous étions en étude, travaillant comme on travaille à la Petite-Œuvre. La salle se trouvait au rez-de-chaussée, et, à l’extrémité opposée de la cour, s’ouvrait la porte qui donnait accès sur la voie publique. Il y avait bien des persiennes qui essayaient de faire obstacle à la curiosité ; mais quelques fentes secrètes livraient un passage clandestin aux œillades furtives, et l’on pouvait se faire une idée confuse de l’étranger qui arrivait. Car c’était tout un événement que la présence d’un visiteur au milieu de nos bois rustiques. Mais quand une soutane de grande stature se dessinait au travers des platanes, le cœur battait. Un instant encore et le doute s’évanouissait : c’est lui, c’est le P. Vandel ! Jamais branle-bas ne produisit une telle soudaineté de mouvements. En un clin d’œil, surveillant en tête, on évacuait le local, et lui, le grand vieillard, calme et bon, voyait en souriant accourir toute sa famille. Il serrait chacun dans ses bras, avait une bonne parole pour tous, s’informait tout au long de la santé des infirmes… « Cependant, l’on voyait les croisées s’ouvrir précipitamment, et professeurs et directeur, étonnés de cette rumeur inopinée, lancer des regards sévères et scrutateurs. Ah ! le mal les prenait à leur tour, et c’était fête dans toute la maison, depuis le haut jusqu’en bas, et il n’y avait pas jusqu’à la cuisinière et au jardinier, dont les visages ne fussent rayonnants, tellement cet homme bon et simple avait gagné tous les cœurs. Au reste, on savait qu’il apportait d’intéressantes nouvelles, de pieuses histoires, de saints encouragements, et souvent encore… de bonnes choses. Car il nous aimait de toute façon, saintement et matériellement, sachant bien que l’un n’exclut pas l’autre. Lequel d’entre nous, anciens élèves de la Petite-Œuvre, n’a gardé le souvenir de ces journées bonnes et heureuses, et n’aime à y revenir par la pensée, afin de renouveler en lui les salutaires impressions qu’excitaient toujours la présence et la parole de notre bien-aimé Père ? »

Assurément, Henry Verjus prenait sa part de ces joies en quelque sorte filiales. D’une lettre qu’il écrivait à sa mère, après une de ces visites, nous détachons un court passage qui en dira long : « Le R. P. Vandel me charge de vous saluer. Il garde d’Annecy et de vous un bon souvenir. — J’ai reçu la fleur que vous m’avez envoyée de la tombe de mon très cher père. Oh ! j’ai pleuré en voyant la fleur ; et le P. Vandel m’a dit : « Prenez cette fleur, c’est un don de la tendresse de votre mère. » Et il a pleuré avec moi[2]

III

Cette première année, Henry, grâce à ce qu’il avait acquis d’avance, se soutint assez bien dans ses études. Il fut même couronné à la distribution des prix. C’est avec une sorte de fierté qu’il montrait les deux volumes de la Vie de saint François de Sales par M. Hamon. Cet ouvrage représentait les deux premiers prix de thème latin et de version latine. Ces triomphes ne se renouvelleront plus. Est-ce à dire que notre écolier fut inintelligent ? On l’a prétendu. La manière dont il chantait et déclamait prouve déjà le contraire. Pour bien interpréter un morceau, il faut d’abord le bien comprendre. L’infériorité de Henry venait de l’ingratitude de sa mémoire et de la légèreté de son esprit. Le maître parvenait-il à fixer sur une page incorrecte cette tête mobile, l’élève notait de lui-même les fautes et les corrigeait. Dans les petits travaux plus personnels, la narration, par exemple, Henry presque toujours réussissait. Fallait-il décrire une fête religieuse ou raconter une histoire des Missions, Henry ne le cédait à personne et son me jetait un rayon. Dès la cinquième, son professeur disait : « Nul de ses condisciples ne parlera mieux que lui. Les uns construiront des discours plus parfaits et des thèses plus savantes. Nul, autant que lui, ne touchera les cœurs. » Remarquons, en outre, que cette classe était pourvue exceptionnellement. La plupart des condisciples de Henry Verjus ont conquis leurs grades littéraires ou scientifiques, et tous ou presque tous sont docteurs en philosophie et en théologie. Lui, grâce à un courageux et persévérant travail sur lui-même, gravira des hauteurs plus abruptes et des cimes autrement radieuses. Un souvenir de la cinquième. Une fois, en classe d’arithmétique, le professeur fit, un peu vivement, quelque reproche à l’écolier. Celui-ci répond et boude. De là, une note, sinon mauvaise, du moins inférieure. Or, le P. Vandel se trouvait à Chezal-Benoît et il devait assister à la lecture publique des notes. Henry était morfondu, désolé. Il conjura le professeur de lui pardonner et d’effacer la vilaine note. Le professeur fut inflexible. « Eh bien, soit ! dit l’enfant, cela me servira de leçon. » Et, de bon cœur, il accepta l’humiliation.

Au milieu du résumé qu’il a fait de sa vie en l’année 1874-1875, Henry Verjus écrit : « Ici commence pour moi un temps de deuil, d’épreuves de tous genres. Notre-Dame du Sacré-Cœur, c’est à vous que je dois le triomphe ; merci ! Bonne Mère, vous avez sauvé ma vocation. Sans vous j’étais perdu ! Merci ! » Oui, cet enfant, dont l’âme était toute blanche, avait couru, sous l’influence criminelle d’un malheureux qui s’était glissé on ne sait comment à la Petite-Œuvre, le risque horrible d’être non pas seulement troublé, mais corrompu. Par un miracle de la grâce, il ne vit rien, il ne comprit rien. Quand le directeur lui eut fait entrevoir l’abîme où il aurait pu tomber, Henry eut un instant de désespoir, et il se crut damné. La secousse violente passa, mais un profond découragement resta. Les études s’en ressentirent, et aussi la piété. « J’avais perdu, écrit-il, le goût de la prière. Je n’aimais plus personne. Mais je savais encore dire de tout mon cœur : Notre-Dame, ayez pitié de moi. » Et le pauvre enfant ajoute : « Notre-Dame du Sacré-Cœur m’a sauvé. Elle m’avait conduit à la Petite-Œuvre. Elle m’y a conservé. Pourquoi ? Je serai martyr du Sacré Cœur. »

L’année 1875 ne s’acheva pas sans de graves changements à la Petite-Œuvre. Vers la fin de septembre, le R. P. Vandel arriva inopinément à Chezal-Benoit avec d’autres Pères. On conclut aussitôt, dans ce petit monde, à quelque chose d’insolite et de grave. En effet, le Révérend Père rassemble les enfants à la chapelle et il annonce que leur supérieur va les quitter pour aller à Rome où l’on vient d’ouvrir un scolasticat et que le R. P. Marie lui succédait. D’instinct, les enfants comprirent que tout allait changer dans leur vie : les enfants ont l’intuition des différences qu’il y a entre les hommes. Jusqu’ici la simplicité, l’ingénuité, la candeur avec un peu de laisser-aller peut-être. Du P. Marie, ils ne connaissaient que l’air austère, imposant, majestueux, et, pour l’avoir entendue une fois ou deux à la distribution des prix du collège, la voix éloquente. On ne rompt point si facilement, n’eût-on pas encore atteint la quinzième année, avec tout un passé. On pleura beaucoup au départ du Père. Henry Verjus, plus particulièrement, était inconsolable. « C’est à lui, après Dieu, écrit-il, que je dois d’avoir été sauvé. » Hâtons -nous de dire qu’il fut bientôt l’un des enthousiastes admirateurs du P. Marie. Ce n’était pas cette fois légèreté de nature et inconstance, mais plutôt l’effet naturel d’une âme spontanée et franche, d’un cœur droit et bon.

Le P. Marie avait d’ailleurs tout ce qu’il faut pour être aimé de la jeunesse : il l’aimait lui-même à plein cœur. Qu’on en juge par les lignes suivantes, empruntées à une lettre qu’il écrivait, l’année même de sa mort, à l’un de ses enfants d’autrefois, devenu à son tour directeur de la Petite-Œuvre : « Quels souvenirs vous me rappelez, mon bien-aimé Père et Enfant ! Que j’aime à y penser et à vous revoir tous autour de moi, à l’étude, dans la cour, en promenade, à la chapelle surtout ! Cette union des âmes en Dieu et pour Dieu nous était un avant-goût du Paradis. Qu’il est rare, hélas ! de trouver le bonheur au degré où nous avons joui ! Au ciel, nous verrons que nous nous en rapprochions alors, et que nos joies en descendaient[3] ... »

Si le Père se souvenait, les enfants n’oubliaient pas. L’un d’eux écrivait, à l’occasion des noces d’argent de la Petite-Œuvre, cette page émue : « Il nous appartenait tout entier : ses jours et ses nuits, son cœur si tendre et si élevé, sa haute et belle intelligence, son admirable éloquence qui retentit si souvent dans les chaires les plus illustres, et dont Bruxelles conserve encore, après quinze années, un vivant souvenir[4] ; tout cela, il le consacrait exclusivement à quarante petits enfants, souvent incapables de le comprendre, mais incapables aussi d’échapper à l’ascendant de sa vertu et de sa piété. De quelle manière suave et vigoureuse à la fois il façonna ces jeunes âmes d’enfants qu’il s’était inviolablement attachés pour les donner plus sincèrement et plus entièrement à Dieu ! Non, tant que vivra un seul de ceux qui furent formés à son école, l’ empreinte qu’il laissa ne s’effacera pas de son âme, pas plus que la filiale affection que nous lui avons vouée[5]. » Henry Verjus prenait sa part de l’élan commun et s’en donnait à cœur joie. Il écrivait, en juin, à un ami de sa famille[6] : « Ah ! monsieur, pourrez-vous jamais comprendre notre bonheur ! Communions fréquentes, messes tous les jours, instructions réitérées, d’excellents maîtres, un supérieur qui est pour nous comme un père, et qui veut que nous soyons avec lui comme avec une bonne-maman ! Loin du monde, nous travaillons à devenir des saints et des savants. Vraiment ! Nous sommes gâtés par le Sacré Cœur. »

IV

Cette année de quatrième fut marquante dans la vie de Henry Verjus et l’on peut dire décisive. A l’admiration que l’enfant ressentait pour le P. Marie s’ajouta bientôt la reconnaissance.

Assurément, et nous l’avons dit, Henry était pieux, charitable ; personne ne douta jamais de son cœur ; mais, en même temps, l’ardeur de son âme et la fougue de son tempérament l’emportaient quelquefois jusqu’à la violence, jusqu’à la colère. Alors il lui arriva de parler et même d’agir sous le coup de ces impressions vives. L’irréflexion qui apparaissait dans ses études, éclatait quelquefois dans sa conduite.

Le P. Marie, d’ordinaire si affectueux, savait être aussi, quand il le fallait, « terrible ». Au commencement de l’année 1876, à la lecture des notes, sa voix tonnante ébranle l’âme de Henry jusqu’en ses profondeurs. « Si vous ne changez pas, mon enfant, on sera obligé de vous rendre à votre famille. » — « Cette parole, écrit Henry Verjus, m’accable, me terrifie. Je pense à ma vocation de Missionnaire, au martyre ! Je pense à ma mère mourant de désespoir. Tout cela me tue. La fièvre me prend. » Survient le P. Vandel, à qui, depuis quelque temps, on répétait qu’étant donnés ses difficultés pour l’étude, ses défauts de caractère et sa légèreté, sa paresse, vraisemblablement Henry Verjus n’avait pas la vocation ecclésiastique. D’une anxieuse timidité, quand il s’agissait de vocation, le Père était en même temps d’une admirable longanimité et patience. « N’y a-t-il donc aucune espérance de voir réussir cet enfant, l’un des plus anciens de la Petite-Œuvre ? » dit-il un jour au P. Marie. Le supérieur, dès le premier regard, avait deviné, sous les impétueux dehors d’une nature toute neuve, avec une pureté d’ange, une générosité sans égale. « Rassurez-vous, mon Père. Cet enfant sera prêtre. Je réponds de sa vocation. » Le bon P. Vandel s’en retourna tout heureux et comme déchargé d’un poids lourd. Aussitôt le P. Marie fait venir l’enfant dans sa chambre. Ce n’est plus la foudre cette fois qui retentit ; c’est le cœur qui parle au cœur : « Voilà, mon enfant, la responsabilité que j’ai prise devant le P. Vandel et devant Dieu... Ma parole de prêtre est engagée... Est-ce que mon Henry, mon enfant, me ferait mentir ? » Henry Verjus, sanglotant, promit de faire tous ses efforts pour devenir en peu de temps non pas seulement un bon élève de la Petite-Œuvre, mais un saint ; et, baigné de larmes, il se précipite à la chapelle et il confie à Notre-Dame du Sacré-Cœur sa résolution vaillante et sa promesse loyale. Une seconde fois il était sauvé.

Nous lisons, dans une page écrite de la main de l’Évêque-Missionnaire : « Notre-Dame du Sacré-Cœur a sauvé ma vocation le jour de l’Épiphanie 1876. » Tous les ans, ce jour-là, jusqu’à sa mort, en actions de grâces, Henry Verjus dira un chapelet, récitera le Veni Creator et le Te Deum, puis renouvellera sa consécration à Notre-Dame du Sacré-Cœur.

Dans une autre page, écrite à Rome dans son Journal, par le scolastique, et encadrée de noir, nous lisons : « … 29 avril 1883. — Nous avons appris aujourd’hui la mort de notre vénéré P. Marie. Que le Sacré Cœur de Jésus soit avec lui ! Que son nom soit toujours en vénération parmi nous ! C’était l’idéal du vrai père et du vrai Missionnaire. C’est par son moyen que le Cœur de Jésus m’a conservé ma vocation. Il m’a sauvé.

« … Pauvre Père, il est mort sans avoir autour de lui ses bien-aimés enfants ou ses chers confrères. Quelle peine pour son cœur ! »

Le lendemain, le scolastique reprend la plume :

« Mon pauvre cœur ne peut s’habituer à cette pensée : Mon pauvre P. Marie est mort ! Je ne lui parlerai plus… Mais non, je me trompe : je lui parlerai plus que jamais… Il est avec ses enfants : il les a formés ; il les aime ; il s’occupe toujours d’eux…

« Il faudra bien prier pour notre bon Père. C’est un devoir de reconnaissance et de justice… Oui, mon nom a dû être prononcé à son jugement. Père ! J’espère que ce n’a été que pour l’augmentation de vos mérites…

« … Plus je pense aux vertus de ce vénéré Père, plus je me sens touché d’admiration profonde et de reconnaissance sans bornes… Ô mon Dieu, rendez-lui tout ce qu’il a fait pour votre pauvre enfant ! »

Le 2 mai, on célébra, dans notre église de la place Navone, un service funèbre pour le repos de l’âme du cher défunt. Au sortir de la messe, Henry Verjus ouvre son Journal et il écrit : « J’ai bien prié, je prie, je prierai pour lui toute ma vie. La cérémonie a passé vite, j’aurais voulu la voir durer longtemps ; mais, j’ai élevé à ce bon Père un monument dans mon cœur, et j’espère que rien ne le pourra détruire... »

Enfin, le 7 mai, comme, à la lecture spirituelle, on avait donné des détails sur les derniers moments du Père : « Pauvre bon Père ! écrit Henry, comme il a été sur la croix ! Il ne sentait, disait-il, que les épines du Cœur de Jésus. Que n’ai-je été là pour en arracher quelques-unes !

Ainsi aimait ce généreux cœur.

V

Jusque-là, jusqu’au 6 janvier 1876, Henry Verjus, si bon qu’il fût et si pieux, ne sortait pas du commun.

À partir de ce jour, qu’il appelait le jour de sa conversion, quelque chose de nouveau apparaît en lui, aux regards de ses maîtres et de ses condisciples. C’est la lutte qui commence, et, du premier coup, sur toute la ligne. L’écolier est d’un caractère ardent, nous l’avons dit, même violent. Il travaillera à se modérer, à se posséder. Voyez-le, au jeu de balle, par exemple. Sans sourciller, il reçoit les coups les mieux assénés. Il en rit même le premier et de bon cœur. Ramasser, d’un geste prompt, la balle qui vous arrive, et, d’une main vigoureuse, riposter à l’agresseur, c’était là chez lui, comme chez tout écolier, le premier mouvement. Le voilà maintenant d’une modération calculée et d’une réserve extrême.

Une anecdote fera mieux ressortir encore l’empire étonnant que, de jour en jour, l’écolier prenait sur lui-même. Debout dans le recoin d’un étroit couloir qui formait l’antichambre du directeur de la Petite-Œuvre, il attendait, patiemment, entre deux portes, son tour de direction. Tout à coup arrive un élève qui, brusquement, ouvre la porte du couloir et, de toute la force de son poing, inconsciemment, la lance contre le pauvre Verjus. Abasourdi de ce choc aussi violent qu’inattendu, Henry sent passer comme une secousse électrique dans tout son être. Mais l’occasion est belle de remporter sur soi une victoire. L’impétueux écolier se contient, reste là, les bras croisés, et ne dit mot. Quand l’autre, fort cavalièrement d’ailleurs, — car, tout en admirant les vertus de son condisciple) il y trouvait de l’exagération et n’était pas fâché de lui avoir donné une petite leçon sur les inconvénients d’une humilité excessive, — quand l’autre eut murmuré quelques paroles de banale excuse, Henry lui fit comprendre, d’un signe et d’un sourire, que le mal n’était pas grand.

Le soir, le jeune étourdi, à genoux au pied de son lit où il récitait une dernière prière, entend derrière lui comme un frôlement. Il se retourne. C’était Verjus qui lui baisait les pieds. Alors, tout confus, il se lève : « Que faites-vous donc ? lui dit-il. C’est moi qui devrais vous baiser les pieds. N’est-ce pas moi qui vous ai offensé ? » Très simplement Henry Verjus répond : « Je viens vous demander pardon ; car, durant quelques minutes, j’ai été bien en colère contre vous, intérieurement. Le Père m’a permis de venir vous avouer ma faute, de vous baiser les pieds et de me recommander à vos prières. » Alors, deux mains fraternelles se nouent dans une chaude étreinte, et en voilà pour toujours.

Les efforts continus que faisait Henry Verjus pour arriver à une complète maîtrise de lui-même, donnèrent en peu de temps à son caractère une gravité supérieure à son âge. Ses études elles-mêmes s’en ressentirent. Il apprit peu à peu à réfléchir, à penser, à exprimer droitement, uniment, couramment, ce qu’il voulait dire. N’est-ce donc rien ?

Cependant il s’en fallait que toutes les difficultés eussent disparu du jour au lendemain. La mémoire, surtout, restait revêche. Plus d’une fois, elle fut pour l’écolier une source d’humiliations auxquelles volontiers il se résignait.

Une, entre les autres, fut longtemps célèbre à la Petite-Œuvre. Tous les soirs de dimanche, il y avait une séance dite de déclamation. Aucune espèce d’apparat. Montait à l’estrade qui voulait. On récitait quelques morceaux de littérature appris en classe pendant la semaine ou aux heures libres en supplément. Le P. Marie avait maintes fois exprimé le désir que chacun prît part à cet exercice qu’il couronnait lui-même par une lecture, magistralement faite, de quelque grande page du dix-septième siècle. Un soir, Henry monte en chaire et présente un conte en vers que l’on rencontrait dans les anthologies de ce temps-là : Fanfan et Colas. Durant quinze jours, le pauvre écolier a sué sang et eau pour emmagasiner dans sa mémoire les rimes de l’abbé Aubert : il sait son conte imperturbablement. Aussi a-t-il escaladé l’ambon d’un pied ferme, et, avec une assurance qu’on ne lui connaissait pas, il fait face à l’auditoire ; puis, d’une voix forte, il annonce le titre de son poème : Fanfan-t-et-Colas. La salle entière accueille ce « cuir », comme on dit en terme d’écolier, d’un formidable éclat de rire. Le déclamateur s’aperçoit de sa distraction et rougit. Quand le silence s’est rétabli, il essaie, mais en vain, de déclamer le morceau : il l’a oublié. De retour à sa place, Henry fond en larmes. L’un de ses voisins veut le consoler. « Oh ! répond-il, ce n’est pas parce que l’on s’est moqué de moi que je pleure ; mais je sens que je ne pourrai jamais rien faire. Toute ma vie, je serai inutile, et voilà ce qui me désole. » Bien des années après, il rappelait l’aventure à un de ses amis et il ajoutait : « Ce fut un châtiment de ma présomption ; car, le meilleur moyen d’échouer en tout est de compter sur ses propres forces. » Combien de fois, dans ses conversations, dans ses lettres et dans son Journal, il a gémi de n’avoir pas plus de facilités pour l’étude ! D’instinct il comprenait que la science doublait les forces du prêtre. « Priez, écrivait-il[7] , afin que nous fassions d’excellentes études. Hier, un Père Bénédictin qui est venu nous voir, nous disait : « Mes chers enfants, un prêtre sans science ne peut faire grand bien. Mais, moi, je suis effrayé quand je pense à tout ce que doit savoir un prêtre… Si je n’avais la grâce de Dieu, il me semble que j’y renoncerais. » Plus tard il écrira de Nouvelle-Guinée : « Je sens combien est indispensable la science, et, tous les soirs, avant de me jeter sur ma natte, je repasse quelque chose de nos saints dogmes et de la théologie morale. Je prépare toujours avec soin mes sermons, mes conférences et même mes catéchismes aux sauvages. »

VI

Le trait saillant de la physionomie de Henry Verjus à cette époque fut l’esprit d’apostolat auprès de ses . condisciples, le zèle des âmes. Personne mieux que lui ne savait amener la causerie sur un sujet d’édification. Il excella bientôt dans cet art si difficile pour un enfant, au point qu’il captivait ses condisciples. Un nom revenait de préférence sur ses lèvres, le nom de la très sainte Vierge. Il appelait Notre-Dame « la bonne Mère », comme plus tard, il appellera Notre-Seigneur « le bon Maître ». En ces entretiens intimes, pas ombre d’apprêt. C’était l’effusion candide d’une âme pieuse et d’un cœur aimant. « Henry Verjus, nous assure un témoin, a certainement contribué à augmenter à la Petite -Œuvre la dévotion envers Marie. »

Les paroles ne suffisent point au vrai zèle. L’apôtre veut des actes. Henry Verjus avait tant d’influence sur ses condisciples, ou, comme on dit dans la famille de la Petite-Œuvre, sur ses frères, qu’il groupa autour de lui les plus fervents et non les moins intelligents. De son autorité privée, mais avec l’assentiment formel du Père directeur, il organisa, dans l’ensemble et dans les détails, une sorte de congrégation de la Très-Sainte-Vierge. De temps à autre il distribuait à ses congréganistes des billets écrits de sa main où il spécifiait l’intention qu’ils devaient avoir dans leurs prières et dans leurs actions. La première était naturellement une tendre dévotion à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Personnellement, il avait fait le vœu de chasteté entre les mains de la Vierge immaculée. Son confesseur ne lui ayant pas permis de le faire perpétuel, il le renouvelait aux quatre grandes fêtes de Marie. S’il trouvait dans ce don de tout lui-même à la Vierge des vierges un stimulant pour sa piété, il souffrait néanmoins de ne pouvoir s’immoler tout entier et pour toujours. Il fit aussi, en ce temps-là, les vœux temporaires de pauvreté et d’obéissance, le vœu héroïque en faveur des âmes du Purgatoire et aussi le vœu du « plus parfait ».

Il va de soi que le petit groupe avait une dévotion toute particulière au Cœur de Jésus. Nous avons sous les yeux leur acte de consécration, composé par Henry. En voici un passage. Il jette déjà un jour singulier sur la physionomie du pur adolescent qui mourra victime de son dévouement aux âmes :

« Cœur sacré de notre doux Jésus, nous vous aimons de tout notre cœur, et, pour vous prouver notre amour, nous sommes prêts à mourir de la mort la plus cruelle.

« Cœur sacré, nous voulons être vos victimes. Épuisez sur nous votre colère et laissez votre miséricorde s’épancher sur le monde…

« Et maintenant, ô Jésus, que nous sommes à vous, faites de nous ce qu’il vous plaira. Façonnez-nous selon votre bon plaisir, faites de nous des Missionnaires selon le désir de votre Sacré Cœur. Faites de nous des martyrs. »

Et chacun, le Père directeur lui-même, signait de son sang l’acte de consécration, et, tous les jours, au saint sacrifice, pendant que le prêtre élevait le corps et le sang de l’adorable victime, on demandait la grâce de mourir martyr.

Henry en faisait un jour la confidence à sa mère : « Tu m’as donné à Dieu, lui écrivait-il, et Dieu me garde... Je t’aime beaucoup, ma très chère maman, et je te voudrais voir encore une fois ; mais peut-être que Dieu ne le veut pas : qu’il soit béni ! il veut que je sois son Missionnaire et son martyr, et déjà maintenant il m’envoie quelques petits sacrifices afin que je sois prêt quand viendront les grands… Aujourd’hui j’ai fait la sainte communion pour toi, avec deux de mes condisciples qui, eux aussi, veulent être martyrs… Prie, prie pour moi, afin que Dieu m’accorde la grâce de conserver ma sainte vocation et pour que je sois martyr[8]. » Évidemment, on priait pour les sauvages dans le groupe héroïque, et l’on peut dire que, dès ce temps-là, Henry Verjus vivait pour eux. Nature essentiellement expansive, le futur apôtre ne pouvait contenir le feu qui le dévorait. Il fallait qu’il parlât de ses chères Missions. Comme on travaillerait, comme on prêcherait ! Comme on souffrirait ! Assurément, les infidèles se convertiront, et le Missionnaire versera son sang ! Quelle vie ! Quelle mort ! Quel triomphe ! Et tout cela était dit avec tant de conviction, un témoin écrit « avec tant de certitude de l’avenir », que les auditeurs en étaient stupéfaits, quelques-uns embrasés. Toutefois, plusieurs, même parmi ses amis, trouvaient ces belles ardeurs exagérées, et chimériques ces beaux désirs, d’autant que notre petite société n’avait pas encore de Missions étrangères, et que rien ne faisait pressentir qu’elle dût en avoir de sitôt. Henry laissait protester les esprit rassis et rire les railleurs. Il n’en continuait pas moins de vivre dans son rêve, d’aimer ses amis et de se dévouer à tous.

VII

Les joies de la Petite-Œuvre ne lui faisaient point oublier sa famille. Il écrivait, à sa mère, en italien, des lettres parfois délicieuses :

« Ma très chère maman, j’ai prié pour toi afin que le Sacré Cœur te guérisse du mal de tête ; mais, si Dieu veut que ce soit là ta croix, accepte-la de bon cœur, car chacun doit avoir sa croix en ce monde… Je prie beaucoup pour toi, parce que, quand j’étais encore à la maison, souvent je t’ai fait mettre en colère ; mais, maintenant, je vois bien que tu avais raison[9]… »

« … Que le Cœur de Jésus te bénisse, ma très chère maman, pour toutes les bonnes choses que tu m’as dites dans ta lettre ! Tu as l’intention de venir me voir. Oh ! ma mère, viens, viens vite ! Quand tu seras ici, j’aurai de grandes choses à te dire[10]… »

Et, en effet, le pieux et candide enfant rêvait de voir sa mère sous les livrées des Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur et son frère, coadjuteur des Missionnaires. « Oh ! mère, disait-il, quel bonheur ! Tous les trois à Issoudun !

Tous les trois dans le Cœur de Jésus ! Vends tout : viens avec Jean, et reçois mon amour[11]. » La mère vint, en compagnie d’un généreux cœur que l’enfant, en signe de particulière estime et d’affectueuse gratitude, appellera son « parrain » ; elle vint, non pas pour se faire religieuse, mais pour revoir son Henry. Ce furent, de part et d’autre, des heures très douces ; dans les lettres, on les évoquera souvent :

« … Mes professeurs sont contents d’avoir fait ta connaissance, ils me parlent de toi et ils disent que je suis bien heureux d’avoir une si bonne mère[12]. »

« … O ma très chère mère, tu m’aimes trop. Oui, tu es trop bonne pour moi. Je n’ai besoin de rien. Je suis très content. Je ne demande que tes prières… O ma mère, vois combien je t’aime : tout ce que je fais, je le fais d’abord pour l’amour de Dieu et puis pour l’amour de ma très chère maman... Vive le Sacré Cœur qui m’a envoyé ici ! Je suis bien. J’ai une excellente mère. Que Dieu soit béni[13] !… »

Et à son « parrain » :

« … Depuis l’heureux moment où j’eus l’honneur de faire votre connaissance, mon cœur a besoin de vous aimer… Je suis encore tout ému des bonnes paroles qui me témoignaient si bien votre amour et votre intérêt pour moi. Merci, mille fois merci ! Ce qui m’a touché surtout, c’est votre délicate attention pour ma bonne mère. Veuillez lui continuer vos soins si tendres. Le Sacré Cœur vous récompensera au centuple[14] . » Enfin, nous allons citer plus largement une lettre où éclatent en même temps son ardeur déjà apostolique et la surnaturelle tendresse qu’il porte à son Jean bien-aimé : « … Mon bien cher frère, crois bien que je t’aime de tout mon cœur. Je ne puis t’exprimer tout l’amour que je ressens au fond de mon cœur pour toi. Mais, hélas ! Une grande tristesse vient se mêler à ce bonheur que j’éprouve en t’aimant. Tu ne comprends peut-être pas ce que je veux te dire. Je n’ose te l’expliquer, craignant de me mêler d’affaires qui ne me regardent pas. Ah ! mon frère, mon frère très cher, mon frère bien-aimé, elles me regardent cependant, ces affaires, puisque je suis ton frère. Pardonne-moi donc de te supplier de te confesser et de communier plus souvent. Promets-moi de le faire au moins six fois par an. Le démon voudrait te perdre. Oh ! mon frère, je t’en supplie, combats, combats contre lui. Sois fier d’être chrétien et écoute toujours les conseils de notre bonne et sainte mère. Elle m’a dit que tu étais bon pour elle et que tu ne lui désobéissais pas. mon cher frère, continue. Aime Dieu et ta mère. C’est là ton grand devoir[15]. »

VIII

Les dernières lettres de cette année 1876 nous montrent Henry Verjus dans tout l’éclat de son premier dévouement.

Au commencement de l’hiver, une sorte d’épidémie : fièvre scarlatine, fièvre tierce, fièvre intermittente, toux opiniâtre, tomba sur l’École apostolique et désorganisa les classes. Sur quarante élèves, une douzaine au moins étaient au lit. On les avait installés à l’autre bout de la maison, dans les bâtiments les plus reculés, afin de préserver ceux que le mai n’avait pas encore atteints. Henry Verjus paya l’un des premiers son tribut à la contagion. « J’ai été malade quatre jours, écrit-il à sa mère[16] ; maintenant tout est passé. Je soigne les autres. » À peine remis, il voulut être l’infirmier de tous. On le voyait du matin au soir faire le trajet, qui était considérable, de la cuisine à l’infirmerie, portant aux malades remèdes et aliments. Il faisait les lits et ne cédait à personne, pas même à son compagnon d’infirmerie et de sacrifice, Georges Mayer, les besognes les plus répugnantes. C’était pour sa charité une trop bonne aubaine. Jour et nuit, au moindre appel, il était là, toujours affable, toujours souriant, tendre comme une mère, et d’un entrain qui faisait l’admiration de tous.

Sans doute la charge était rude. Il le sentait quelquefois. « Les malades me donnent bien de la peine, écrit-il le 2 janvier 1877[17] ; mais je serais si heureux, de tomber à leur service ! Ils ne savent pas combien je les aime. » Il est exaucé. La fièvre le reprend de temps en temps. Il faut s’aliter. « Elle m’a cloué deux jours. Quelle mortification de me voir, moi aussi, là, sur un lit ! J’ai lâché cependant de profiter des consolations qu’hier je donnais aux autres. Mais, j’ai reconnu qu’il est plus facile de donner des conseils que de les suivre[18] . »

Et il se remet à la besogne avec courage, nous allions dire avec une verve joyeuse. « Je suis tout heureux, écrit-il à son cher parrain, de soigner ces bons malades. J’en remercie bien le Sacré Cœur. A celui-ci il faut mettre une emplâtre ; à celui-là il faut donner un bain ; à cet autre un gargarisme. J’ai toute une pharmacie. Je considère les deux chambres qui composent l’infirmerie comme mes maisons, et il faut que tout aille à merveille[19] . »

À coup sûr, tout, allait bien pour le dévouement. Par exemple le succès dans la préparation des aliments n’était pas toujours à la hauteur de la bonne volonté. Il arriva plus d’une fois que le lait fût brûlé, au désespoir de Henry qui croyait avoir fait merveille. Alors, pour réparer, il le croyait du moins, sa maladresse, il le saturait de sucre, au risque d’entendre les reproches de la Sœur cuisinière qui se lamentait du gaspillage.

Ajoutons que si, d’aventure, le lait était imbuvable, Henry le réservait pour son propre déjeuner, et c’était pour lui un régal. C’était le comble de la joie de dîner avec les restes des malades. On raconte qu’un jour où ces reliefs étaient plus maigres qu’à l’ordinaire et plus rebutants, il les dissimula soigneusement sous son grand paletot ; puis, faisant à Georges Mayer un signe d’intelligence : « Venez, lui dit-il, il y en a pour deux. »

Ainsi, le saint enfant préludait à ces effroyables mortifications que nous devrons révéler à la fin de sa vie.

Déjà, avec de vieilles cordes, il s’était fabriqué une discipline ; et, ne trouvant pas que les nœuds fussent assez durs, il les avait garnis de fils de fer aigus. Nous savons que, lui non plus, ne frappait point en l’air, mais qu’à l’exemple de saint Paul, il châtiait son corps et le réduisait en servitude[20] . « Soyez sûr, nous écrit son plus intime confident, qu’il a emporté au ciel la robe de son baptême. » Sera-t-on surpris maintenant qu’entre le directeur de la Petite-Œuvre et ce béni enfant il y eût une intimité profonde ? Le Père, lui aussi, encore bien qu’il le cachât soigneusement à tous les regards, était avide d’immolation. Ce que le P. Lacordaire faisait devant un Frère convers, le P. Marie le faisait devant Henry Verjus. Il se mettait à ses genoux, lui baisait les pieds et lui commandait de le châtier pour l’amour de Dieu. Puis, il découvrait ses épaules, et, bon gré mal gré, il fallait lui donner la discipline. « Les forces, écrit l’enfant dans son Journal, me manquèrent une première fois. Cet exemple d’humilité de la part de mon supérieur me transporta de colère contre mon orgueil, et je résolus de l’abattre. Le P. Marie, quel saint !... Et, pour moi, quelle grâce ! »

Cependant, l’épidémie qui avait désorganisé la Petite-Œuvre sévissait toujours. On transporta les malades, dans les premiers jours de janvier 1877, à Issoudun. On espérait qu’un changement d’air et de régime aurait enfin raison du mal. Tandis que les infirmes et les convalescents se reposaient à l’ombre de la Basilique du Sacré-Cœur, Henry Verjus, sans client désormais, reprit tranquillement ses études. Ce n’est pas à dire que l’infirmier oubliait ses malades. Il priait pour leur guérison prochaine et répondait à leurs billets reconnaissants par des lettres charmantes dont plusieurs se souviennent encore. « Je suis seul à l’infirmerie, écrit-il[21] ; je puis prier à mon aise. Ce matin je me suis offert au Sacré Cœur comme victime pour réparer la peine que lui font quelques petits. »

Toutefois, les santés ne s’améliorant pas aussi vite qu’on avait pu l’espérer, et cette infirmerie provisoire établie à Issoudun ne pouvant, sans le péril moral qu’engendre partout et toujours l’oisiveté, devenir permanente, on résolut d’interrompre les classes et d’envoyer les élèves les plus âgés au noviciat.

À cette nouvelle, ce fut parmi les convalescents et parmi ceux qui se portaient bien une explosion de joie. Henry Verjus lui-même, tout en pleurant de quitter son cher et vénéré P. Marie, ne put retenir ses transports. Le noviciat, n’est-ce pas la vie religieuse qui approche ? De plus, c’est une étape, il n’en doutait point, vers les Missions lointaines ; et la Mission, c’est le Paradis.

Le 25 janvier 1877, le P. Vandel conduisait à Saint-Gérand-le-Puy les treize aînés de la Petite-Œuvre de Chezal-Benoît.



  1. Sa fille, Mme Thayer, en a fait depuis le don magnifique aux archevêques de Bourges.
  2. Lettre du 2 mai 1875.
  3. Annales françaises de Notre-Dame du Sacré-Cœur, juin 1883.
  4. Bruxelles... On peut ajouter Barcelone, où le Père était fort goûté de la colonie française.
  5. Annales belges de Notre-Dame du Sacré-Cœur, avril 1891.
  6. Lettre à M. C.
  7. Lettre à M. C, du 13 juillet 1876.
  8. Lettre du 17 mars 1876.
  9. Lettre du 2 mai 1875.
  10. Lettre sans date ; elle est de juin ou de juillet 1876.
  11. Lettre sans date ; elle est de juin ou de juillet 1876.
  12. Lettre du 18 septembre.
  13. Lettre du 19 octobre.
  14. Lettre à M. C..., 18 septembre.
  15. Octobre 1876.
  16. Lettre du 26 novembre.
  17. Dans son journal.
  18. Lettre à M. C…, du 26 novembre.
  19. Même lettre.
  20. I Cor., ix, 26, 27. — Sic pugno, non quasi aerem verberans ; sed castigo corpus meum et in servitutem redigo.
  21. Dans son Journal, à la date du 7 janvier.