Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/36

Lécrivain et Briard (p. 204-208).
Quatrième partie, chapitre XXXVI


CHAPITRE XXXVI

OÙ SENNEVILLE CONTINUE ET ACHÈVE ENFIN
SON RÉCIT. DIVERSION HEUREUSE


« Mais déjà cette disgrâce (à la lisière du bois) avait dessillé les yeux de l’égaré baronnet. Il détestait hautement sa mauvaise action ; il en faisait, dans la voiture, de sanglants reproches à ses noirs instigateurs ; il les menaçait même de les abandonner dès la première poste… C’est alors que, pour ajouter à ses malheurs, Lebrun avait paru. Saint-Lubin l’ayant très-bien reconnu, s’était mis à crier : « Au voleur ! « Brigitte, avec le même intérêt, s’était montrée non moins effrayée… Ils avaient diligemment ouvert la portière opposée, et sous prétexte de sauver un précieux nécessaire, l’infâme abbé l’avait tué de la voiture en dépit d’une défense réitérée de la part du possesseur. Celui-ci cependant croyait devoir aller au plus pressé, c’est-à-dire se débarrasser d’abord de Lebrun : il serait toujours temps de rattraper les fuyards, dont au surplus la proie était d’autant plus importante, que la cassette, outre un ustensile considérable en argenterie, contenait des bijoux et du papier pour une grande valeur. Le nouvel incident de notre querelle avait empêché qu’on ne s’occupât de courir sur leurs traces ; on pouvait d’ailleurs supposer que, s’ils n’avaient agi que par zèle, ils ne tarderaient pas à se rapprocher. C’était mon idée ; mais la désavantageuse et très-juste opinion de Lebrun sur le compte de l’abbé ne lui permettait pas d’avoir cette confiance. Dès que sir Georges avait commencé de reposer, l’austère valet de chambre s’était mis à battre l’estrade, jurant que, de gré ou de force, les soustracteurs du nécessaire reparaîtraient incessamment.

« Ce ne fut que dix heures plus tard qu’on eut des nouvelles de cette expédition. Lebrun et deux cavaliers de maréchaussée, ayant vainement suivi la grand’route jusqu’à l’endroit de mon combat, avaient retrouvé l’empreinte des pas de nos déserteurs ; cette trace, après avoir conduit Lebrun et sa suite bien loin à travers champs, aboutit enfin à un groupe de cinq ou six paysans occupés pour lors autour d’une fondrière d’où sortait le buste d’une femme dont tout le reste était englouti. C’était Brigitte évanouie, presque morte ; elle fut retirée, lavée comme on put. Lebrun, au moyen d’une dose d’eau de Cologne, la ranima. Dès qu’elle put parler, elle déclara « qu’en même temps qu’elle M. l’abbé s’était engouffré, mais sans doute plus profondément, marchant le premier et portant sur sa tête quelque chose d’assez lourd. » En effet, on ne voyait point de vestige du malheureux. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu’on le retira mort. Deux louis promis aux villageois leur donnèrent encore la patience et le courage de pêcher le nécessaire précieux. Lebrun revenait avec toute sa capture traînée sur une charrette. On voulut bien faire semblant de croire que tout de bon Brigitte avait eu peur des voleurs. Le fait, c’est que les vrais voleurs, elle et Saint-Lubin, avaient perdu la tête : traversant à grands pas une prairie qui leur paraissait une pelouse continuelle, ils s’étalent brusquement embourbés ; la rapidité de la marche, leurs efforts inquiets pour se dégager, les avaient plongés davantage, Saint-Lubin surtout, plus vivement élancé, chargé, et que peut-être avait entraîné le poids d’un riche butin dont il lui semblait cruel de se dessaisir à l’instant de la chute. C’est ainsi que, par un juste décret du sort, celui qui avait vécu dans la fange des vices, venait de trouver dans la fange même un mémorable quoique trop doux châtiment.

« Dès que tout ce qui concernait cette catastrophe a été réglé, comme je ne pouvais plus être à sir Brown d’aucune utilité, j’ai fait mes dispositions pour me remettre en route. La criminelle Brigitte, offrant ses services au malade, croyait bien saisir l’occasion de rentrer en grâce auprès de lui ; mais il l’a repoussée ; bien plus, il a fait dire aux hôtes qu’il ne répondait pas du désordre que pareille scélérate pourrait occasionner dans leur maison. Cependant il a eu la pitié de donner quelques guinées à la malheureuse, pour qu’elle pût arriver jusqu’en Angleterre. J’ai volé vers Paris, précédé de l’estimable Lebrun ; et si je n’avais pas eu le chagrin de trouver mon ami dans le malheur, je n’aurais finalement qu’à m’applaudir de mon orageux voyage. »

Il était bien naturel ensuite de contenter la curiosité d’un galant homme qui venait d’avoir tant de complaisance pour la nôtre. Il souhaitait ardemment et n’osait qu’à peine me demander des nouvelles de notre chère Aglaé. Non-seulement je lui en donnai de satisfaisantes, mais pour qu’il commençât à trouver la récompense de tant de bons sentiments et d’utiles services, je fis appeler sur-le-champ l’objet de sa naissante passion. Il ne me fallut que voir quelle impression causait cette seconde entrevue, pour juger combien encore l’amour de Senneville pour Aglaé s’était accru pendant la course.

Un rayon de bonheur recommençait à luire sur notre horizon ; il fut encore embelli par un heureux bulletin qu’on apportait en même temps de chez nos bien-aimés d’Aiglemont ; la marquise venait de passer une nuit excellente : elle ne pouvait être mieux.