Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/35

Lécrivain et Briard (p. 198-203).
Quatrième partie, chapitre XXXV


CHAPITRE XXXV

OÙ SENNEVILLE COURT DE GRANDS RISQUES
D’ENNUYER LE LECTEUR


« Je soutenais dans mes bras le malheureux sir Georges, pour lui épargner de mon mieux les cahots de sa voiture ; je me gardai bien de lui faire pendant le trajet aucune question ; mais de temps en temps il se disait à lui-même : « Funeste Saint-Lubin !… Comme j’ai profité de Paris !… Quelles gens j’y ai méconnus !… pour écouter la lie… Ils ont fini par… me voler… Charlotte !… Ah !… si j’avais su !… L’avez-vous connue, Senneville, cette divine Charlotte ? — Non, mon ami. — Votre… ami !… Non, Senneville… je n’ai point d’honnêtes gens pour amis… L’abbé de Saint-Lubin était… mon… ami… Voilà… les amis… dignes de moi !… — Ne vous agitez pas, sir Georges. » Et puis nous étions quelques minutes à ne nous rien dire ; alors il recommençait… « Voilà donc le fruit des conseils… de… Saint-Lubin… et… des bons offices de… Brigitte… Ils ont bien fait… de m’échapper ! »

« C’est à travers ces douloureuses commémorations que nous entrâmes enfin, vers la nuit, dans Abbeville.

« Le meilleur chirurgien fut appelé. La blessure du baronnet, quoique de part en part, ne fut pas jugée décidément mortelle ; cependant on ne pouvait encore répondre de sa vie. Je voulus veiller près du malheureux jeune homme ; il fut assez heureux pour dormir pendant plusieurs heures. Quand il fut éveillé, je ne pus obtenir qu’il détournât son esprit de tant de malheurs qui l’avaient accablé coup sur coup ; il voulut absolument que j’écoutasse des confidences décousues dont voici en peu de mots ce qui m’est resté.

« L’année d’auparavant, sir Georges, traversant la France pour se rendre en Italie, s’était arrêté quelque temps à Paris. Kinston, dès Londres, lui avait indiqué Saint-Lubin comme un intelligent proxénète. Sir Georges, ayant fait venir cet utile pourvoyeur, avait eu par son moyen beaucoup de filles et des occasions de disperser bien des guinées. De retour, sir Georges s’était informé de nouveau de Saint-Lubin, très-facile à trouver par les libertins, s’il était inconnu de tous les honnêtes gens, et se rendant, autant que possible, d’un difficile accès pour les limiers de la police. Bientôt, certaines confidences du baronnet ayant fait prévoir à Saint-Lubin que cet Anglais allait être faufilé dans votre société, madame la comtesse, l’excrément tonsuré sentit de quel intérêt il était de brouiller les cartes et d’insinuer avec le temps des préventions qui ôtassent à sir Georges toute envie de se lier avec Monrose : de là ce refus de suffrages et cette tracasserie perpétuelle à laquelle sir Georges avouait de s’être méchamment appliqué ; de là l’injustice d’un sévère penseur fortement prévenu contre un jeune homme infiniment aimable ; de là leur première querelle : la découverte d’une rivalité du plus grand intérêt avait fait le reste. En correspondant avec Kinston, qui prêtait à notre héros un honteux ridicule, sir Georges s’était encore affermi dans ses mauvais sentiments : de là son insolent billet et le second duel qu’il rendait inévitable.

« Cependant Saint-Lubin venait, comme on sait, d’être arrêté à propos de la bague Popinel. L’Anglais, par l’amour-propre de pouvoir quelque chose, étant également bien avec le ministre de sa nation et avec une impure fort accréditée chez le ministre de Paris, — disons plutôt par haine pour Monrose, dont il était bien aise de favoriser le sournois empoisonneur, — le baronnet, dis-je, intrigua d’une part et de l’autre paya pour que Saint-Lubin, élargi, donnât un démenti mortifiant à celui qui avait causé son arrestation. De son côté, Brigitte, pour avoir au besoin deux cordes à son arc, avait essayé de ménager secrètement sir Georges. On pouvait encore se servir d’elle pour une intrigue dont l’effet serait, en mortifiant milady Sidney, d’humilier Monrose dans les disgrâces d’une mère et d’une maîtresse. De là le complot d’un enlèvement déguisé aux yeux de miss Charlotte, sous la forme d’une décente retraite près de son oncle, quand elle ne pouvait plus épouser ni sir Georges vaincu, et qui renonçait à sa main, ni Monrose, de qui elle se croyait détestablement trahie. On avait profité fort habilement et du dépit de la jeune personne, et de ce qu’elle n’avait jamais vu le baronnet. Celui-ci s’était trouvé converti en un officieux lord ; la jalouse miss ne pouvait manquer de donner tête baissée dans le piége : Saint-Lubin avait tracé le plan de toutes les noirceurs ; Brigitte s’était chargée des pas et du travail nécessaires pour que la candide Charlotte fût abusée ! Saint-Lubin, pour son compte, sentait bien qu’il lui serait impossible de vivre libre dans une ville où plus d’une mauvaise affaire encore l’exposait chaque jour à rentrer dans les cachots : il brûlait donc de s’expatrier. Sir Georges voulait bien l’emmener comme lettré, promettant de le pourvoir convenablement à Londres. Mais, pour que la vengeance du gredin fût complète et qu’en même temps il liât mieux son protecteur, il convenait que celui-ci lui dût les faveurs de miss Charlotte. Il l’échauffa donc sur cet objet : « Trop heureux, lui disait-il, de ne pas épouser cette errante beauté dès longtemps tarée : vous seriez bien dupe de ne pas vous la donner ! Qu’y risquez-vous ? Elle rirait bien à vos dépens si vous la rameniez en Angleterre avec le scrupule d’un sot chevalier de la Table-Ronde ! Qu’elle vous aime ou non (cependant elle serait bien difficile si elle ne rendait pas justice à vos agréments), il faut que vous l’ayiez pour forcer son estime. » L’ardent baronnet, déjà trop frappé de mille charmes, n’avait guère besoin d’être excité par de pareils sophismes. Ils achevèrent de lui tourner la tête. Mais c’était sur les terres de France que le coup hasardeux devait être tenté. Au delà de la Manche, il devenait bien plus difficile ; il ne fallait même pas le risquer sous un toit. C’est déjà toutes ces considérations que les moyens d’une course en avant et d’une voiture extrêmement retardée avaient été imaginés par le duo de scélérats… L’heureuse apparition d’un défenseur avait pu seule faire échouer la violente entreprise de sir Georges… »