Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/34

Lécrivain et Briard (p. 193-197).
Quatrième partie, chapitre XXXIV


CHAPITRE XXXIV

CATASTROPHE RACONTÉE PAR SENNEVILLE


Vous concevez sans peine quelle devait être mon impatience de savoir le contenu des dépêches qu’on m’avait prié de n’ouvrir qu’à Calais. J’y trouvais des lettres cachetées pour différents banquiers, notaires, pour quelques amis, et une entre autres pour sir Georges Brown. Il y avait encore, dans un écrit pour moi, des lettres de change à vue, se montant à 200 mille livres. On me priait de les réaliser, et de faire du montant l’emploi que le banquier m’indiquerait. Milord faisait aussi mention du désir que j’agréasse la constitution d’une rente perpétuelle de mille livres sterling dont le titre se trouvait joint à mes papiers. Ce bienfait, qui me semblait non moins humiliant qu’exorbitant, faillit, malgré nos conventions, me faire retourner sur l’heure en Angleterre ; mais de vrais besoins du cœur me rappelaient instamment à Paris. J’imaginai qu’il serait toujours temps de renvoyer à milord son contrat, en lui rendant compte des sommes que j’aurais touchées pour lui ; voici toutefois comment, résolu à se tuer, il avait essayé de justifier à mes propres yeux l’excès de sa générosité : « Tant que j’ai vécu, disait-il à la fin de son billet, je n’ai fait du bien qu’à moi, ou du moins je n’eus que moi seul en vue. Mon plus cruel ennemi serait l’homme vindicatif et vain qui, dédaignant mes bienfaits, voudrait attacher à ma mémoire cette note honteuse, que « jamais je n’aurais fait, sans intérêt purement personnel, quelque emploi d’une légère part de mon immense fortune. »

« J’accourais ; entre Abbeville et Nouvion, je vis de deux cents pas une grosse voiture qu’on arrêtait ; il y avait autour d’elle quelque agitation. Je vis encore une femme avec un petit homme qui, s’échappant à pied à travers champs, me paraissaient emporter quelque chose. Plus près, je reconnus qu’un homme à cheval disputait fort haut à la portière : Le postillon de qui ce courrier avait été précédé, piquait de mon côté, mourant de peur et me priant de me hâter, afin de secourir un Anglais attaqué par un voleur dont lui, postillon, avait le malheur d’être le guide. Je ne pouvais croire que pareil attentât fût commis par un seul homme en plein jour. Je fais fouetter vivement ; j’ai bientôt joint la berline attaquée ; mais quelle est ma surprise lorsque au premier coup-d’œil je reconnais le valet de chambre du chevalier, ce domestique si zélé, dont la physionomie et les manières sont de sûrs garants de son intacte probité ! Quand je suis tout à fait à portée, je vois avec un surcroît d’étonnement que le maître de la berline est sir Georges Brown.

« Avant que je n’aie le temps d’adresser la parole à l’Anglais, son agresseur m’a crié : « Monsieur ! de grâce, ne vous mêlez pas de ce qui se passe ici ; je réclame une demoiselle à laquelle mon maître prend intérêt, et que ce beau seigneur a lâchement enlevée. Il dit l’avoir perdue par les chemins : on ne paie pas Lebrun de pareille monnaie ! — Maraud ! dit alors sir Georges furieux et menaçant de ses armes, si tu ne te retires à l’instant !…« Au mot de maraud ! déjà Lebrun était à bas de son cheval. Il veut ouvrir la portière, il brave, il défie le baronnet, et le somme de déclarer à l’instant ce que miss Charlotte peut être devenue. Je ne désapprouve nullement le courroucé Lebrun, mais je le prie de permettre qu’auparavant je termine avec sir Georges une affaire très-simple, avec laquelle, sans me mêler aucunement de leur débat, je continuerai ma route. Je remets pour lors au baronnet la lettre de Kinston.

« Quand il l’a parcourue avec flegme : « Lisez, dit-il (me la confiant et parlant anglais), vous allez voir qu’il s’agissait de remettre dans mes mains, à Paris, la jeune personne travestie avec laquelle vous voyagez : recevez mes remerciements des peines que vous avez prises pour elle. — Non, non ! s’écrie vivement Nancy, qui précédemment n’avait rien compris de la scène, parce que nous nous étions toujours parlé français. Non, c’est à Paris que milord Kinston m’envoie ; je le sais, et d’ailleurs je ne quitte pas monsieur de Senneville ! — Il s’agissait, dis-je à Nancy, de vous placer comme femme de chambre chez la personne que sir Georges devait épouser. — Il s’agit, interrompt arrogamment sir Georges, de faire ce que milord Kinston a prescrit, et quand on m’a trouvé, la destination de mademoiselle est un objet dont personne n’a plus droit de se mêler… Descendez, ma belle enfant, et prenez la peine de venir à ma voiture. — Je n’en ferai rien, crie Nancy se désespérant. — Postillon ! ajoute sir Georges en français, allez aider cette jeune personne à descendre… » Au premier mouvement le vigilant Lebrun arrête le postillon et menace de lui couper le visage. Tant d’audace de la part du baronnet m’a choqué, je la lui reproche vivement ; il s’emporte et descend. Mon épée brille : il est de même armé de la sienne… Bientôt le malheureux sir Georges est à mes pieds, d’un coup qui lui traverse le corps. À peine est-il tombé, que je le serre dans mes bras et le baigne de mes larmes. Lebrun partage mes soins ; il a quelque teinture de chirurgie, et fait tout ce qui dépend de lui… « Le Ciel est juste ! » dit sir Georges d’une voix faible dès qu’il a recouvré l’usage de ses sens. Nous le plaçons dans sa voiture, j’y monte. Lebrun va rassurer et secourir dans le cabriolet la pauvre Nancy, plus morte que vive. Ils suivent ensemble la berline, qui reprend au plus petit pas le chemin d’Abbeville. »