Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/33

Lécrivain et Briard (p. 187-192).
Quatrième partie, chapitre XXXIII


CHAPITRE XXXIII

OÙ SIDNEY ET MÊME KINSTON SE MONTRENT
SOUS UN JOUR AVANTAGEUX


On a deviné sans doute que, par une lettre touchante, Kinston devait avoir prévenu Sidney de son dessein de mourir pour expier ses erreurs, et que Sidney, à qui le pénitent était bien éloigné de supposer autant d’indulgence, était généreusement accouru. Je ne serais pas l’amie d’un lecteur faussement délicat par qui le retour de Sidney, quoique jadis mortellement offensé, serait pris pour une marque de faiblesse ; mais écoutons Senneville.

« J’avais reconnu sur-le-champ milord Sidney, quoiqu’il ait vieilli ; mais il ne me reconnaissait point, car j’ai grandi beaucoup, et mon visage, enfantin lorsqu’il me connut, a pris depuis du caractère. Ainsi, milord Kinston avait longtemps parlé de M. de Senneville, sans que l’autre lord pût m’appliquer le souvenir de Julien, jadis commensal de ses gens et l’auteur, quoique sans reproche, du plus impardonnable outrage. Cependant il n’avait pas été possible de toucher la corde des motifs de mon apparition, sans faire enfin frémir celle qui devait être si sensible chez milord Sidney. Je vis celui-ci pâlir au premier instant où l’idée de Julien devint inséparable de la mienne. Mais le ressentiment qui parut chez ce philosophe ne dura qu’un moment. Soudain maître de son extérieur, il affecta de prendre autant d’intérêt que Kinston lui-même au récit de l’heureuse révolution qui s’était faite dans mon état et ma fortune ; je terminai cette narration en témoignant combien je m’estimerais heureux, avant que de quitter l’Angleterre, si toutes les personnes que Julien pouvait avoir même innocemment offensées, daignaient pardonner au délicat et repentant Senneville. « Tous les crimes sont morts avec celle qui les ordonna, dit obligeamment Sidney, qui n’avait pu se méprendre au sens de ma péroraison ; toutes les haines, toutes les vengeances ont aussi subi les épreuves qui devaient les terminer. »

« Nous dînâmes. Sidney dit enfin : « Je pensais à vous écrire, milord, quand votre effrayante lettre m’est parvenue. J’allais vous exprimer tout le regret que j’ai de ne pouvoir accomplir la promesse de donner ma nièce à votre protégé sir Georges Brown. Vous verrez à loisir les lettres que voici. — C’étaient les nôtres sans doute ? — Justement. »

« Milord Kinston se hâta de les parcourir. « À la bonne heure ! dit-il ensuite. J’avoue, mon cher Sidney, que mon principal objet, lorsque je fis négocier ce mariage, était de me rapprocher de vous à sa faveur ; mais l’affront que vous me faisiez de marier sir Brown à Paris, plutôt qu’en Angleterre, m’ayant paru signifier que vous vouliez m’ôter tout prétexte et toute occasion de renouer, je me refroidis beaucoup sur cette affaire, de laquelle il ne résultait pour moi qu’une mortification de plus. D’ailleurs, ce que ces lettres m’apprennent de la rudesse de sir Georges et des autres motifs qui doivent vous faire concevoir de nouvelles vues pour votre belle nièce, achève de me neutraliser. Sir Brown, à peine mon parent, avait quelques-uns de mes goûts ; vous estimiez en lui des connaissances relatives aux intérêts de la patrie ; vous croyiez avoir distingué chez lui le germe d’un homme d’État ; de là notre réunion de suffrages en sa faveur ; mais à Dieu ne plaise que je désire le malheur de l’adorable miss Charlotte, qui paraît avoir beaucoup d’antipathie pour mon baronnet, en dépit de ce qu’il est très-bel homme ! »

« Tout cela parut faire plaisir à milord Sidney. Je vis qu’il ne désapprouvait ni la franchise de sa nièce, ni ce qu’on pouvait avoir proposé de plus convenable pour elle, et que la disgrâce de l’homme d’État en herbe ne causait à l’excellent oncle aucun regret.

« Avant de partir, il ne me restait plus qu’à rendre le paquet, probablement inutile, que je tenais de milord Kinston : je ne pus l’engager à le reprendre. Il me pria seulement de ne point l’ouvrir avant d’avoir passé la mer ; et quoi que j’y pusse trouver, de ne point revenir sur mes pas, attendu que ces importantes dépêches contenaient des dispositions irrévocables. « Mais, ajouta-t-il, me tirant à l’écart, afin que nous ne fussions point entendus de Sidney, vous ne me refuserez sans doute pas un service sur lequel vous verrez que j’ai compté d’avance ! Il s’agit de vous charger d’une jeune enfant que j’envoie à Paris… de cette jolie blonde d’hier soir… (Il souriait, je rougis.) J’ai tout entendu, tout vu… car, on a beau se préparer à mourir, ses affaires faites, il est bon de s’égayer jusqu’au dernier soupir. Chacun a sa petite philosophie : Nancy, que vous allez revoir sous la forme d’un charmant garçon, ne vous causera d’autre embarras que de faire peut-être courir votre laquais, à moins que vous ne me permettiez de vous offrir à Londres une de mes voitures. Nancy d’ailleurs ne vous sera nullement à charge. Il y a pour elle une destination en arrivant à Paris. » Je ne sais si, malgré l’infinité d’intérêts sérieux et tendres qui m’occupaient alors, je n’étais pas un peu plus que de raison charmé d’emmener la jolie créature.

« Kinston m’embrassa ; milord Sidney, prenant avec toute la dignité convenable un milieu difficile entre trop et trop peu d’affabilité, me chargea de vous dire, madame la comtesse, ainsi qu’à milady son épouse, à miss Charlotte et au chevalier, qu’incessamment vous auriez de sa part des réponses dont on aurait lieu d’être généralement satisfait.

« Tout était prêt pour mon départ. La jolie enfant était déjà dans mon cabriolet, quand je vins pour y monter. À ma vue le plaisir teignit en rose la charmante Nancy… Trouvez bon que je vous épargne des détails absolument étrangers à nos communs intérêts, et passons à l’article plus essentiel des aventures de mon voyage. »