Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/30

Lécrivain et Briard (p. 171-175).
Quatrième partie, chapitre XXX


CHAPITRE XXX

RETOUR DE SENNEVILLE ET DE LEBRUN.
AVENTURE ANGLAISE


Délivrez la jeunesse des peines cruelles qui peuvent avoir brassé trop violemment son sang inflammable, et rendez-lui le baume des sentiments heureux : la richesse de santé dont on jouit à cet âge aura bientôt fait le reste. Monrose, assuré que la chère marquise d’Aiglemont conserverait la vie pour elle-même et pour le fruit furtif de quelques moments de voluptueuse ivresse ; Monrose, chaque jour, à tout moment visité, caressé, servi par la non moins tendre que belle Charlotte ; Monrose, entouré de sa mère, d’Aglaé, d’une foule d’amis et de moi, se rétablissait à vue d’œil. Il se levait déjà lorsque enfin reparut le paladin Lebrun, nous annonçant qu’il venait de courir devant la voiture de Senneville, et que nous ne tarderions pas à revoir ce romanesque personnage.

Nous mourions d’envie d’apprendre ce que Lebrun pouvait avoir recueilli pendant sa course, mais il se refusait cruellement à nos instances. « Attendez M. de Senneville, nous disait-il avec un air profond ; je ne suis pas bastant pour des faits tels que ceux dont ces dames sont curieuses : mon rôle s’y réduit à presque rien. Le hasard et M. de Senneville m’ont enlevé l’honneur des services par lesquels je me proposais de donner à mon cher maître de nouvelles preuves de mon dévouement »

Senneville, le désiré Senneville vint enfin sur le soir. Après avoir soulagé son cœur de l’oppression d’une foule de sentiments qui se partageaient entre Aglaé, Monrose et moi-même, le brûlant jeune homme voulut bien nous faire ainsi (je dis à Monrose et moi) la relation de son leste voyage. Il va parler : « Dernièrement, lorsque j’eus la fortune de vous rencontrer, je ne passais à Paris que pour aller à Londres. Le chagrin secret duquel je crois vous avoir dit qu’il fallait que je me délivrasse, sous peine qu’il ne fît à jamais le tourment de ma vie, c’était le sentiment de l’avilissant outrage que m’avait fait (le destinant à Monrose) Kinston armé, qui me surprenait lâchement, tandis que jetais sans armes et dans l’ivresse des plaisirs. De tout temps j’avais l’occasion et les moyens de l’exécuter : je l’eus d’autant plus à cœur lorsque aux vils propos de sir Georges je reconnus que mon offenseur avait eu le cynisme d’afficher sa propre turpitude dans les criminelles vues de donner un ridicule à Monrose innocent. De nouveaux objets d’émulation venaient d’ajouter à mes devoirs : il s’agissait de me concilier l’estime de quelques connaissances nouvelles à qui je venais de me dévouer pour toujours ; il s’agissait de venger avec moi celui qui, voulant bien oublier qu’il fut mon maître, me permettait d’être désormais son ami.

« Je pars, comme on sait ; je vole à Londres ; de l’hôtel de milord Kinston, on me renvoie à cette même campagne où le scélérat me dégrada jadis. Je demande à lui parler, et sans témoin : il me reçoit et m’écoute. « Je suis, lui dis-je, celui qu’au mépris de toutes les lois de la nature et de l’honneur, vous déshonorâtes un tel jour en ce lieu même. (Il pâlit.) — Vous m’en imposez, répliqua-t-il ; vous n’êtes qu’un valet revêtu que je reconnais, et qui venez aujourd’hui gagner sans doute quelque salaire qu’un efféminé, trop jaloux de ménager ses jours voluptueux, vous a proposé, pour que vous vinssiez le suppléer. — Je suis, lui ripostai-je en fureur, un gentilhomme, peut-être moins illustré que toi, mais pur par les siens et par lui-même. Je ne te dois aucun compte des hasards qui, sous une forme vile, m’ont fait respirer pendant quelque temps l’air de ta maison empoisonnée… Je suis, en un mot, Senneville, enseigne de vaisseau ; je suis celui qui veux avoir ta vie ou te faire trancher celle que tu aurais couverte d’opprobre si la violence du crime pouvait ternir un autre que celui qui la commet. — Jeune homme, êtes-vous noble ? Savez-vous, dites-vous la vérité ? — Je l’ai dite toute ma vie. — Eh bien ! demeurez ici ; demain vous serez satisfait… Cependant interrogeons quelqu’un ensemble… Non ; feignez plutôt de vous retirer ; puis, glissez-vous par dehors, au moyen de cette clef (il me la donnait), dans ce petit pavillon que vous voyez d’ici, et dans la seule pièce où vous trouverez une alcôve ; cachez-vous-y : je ne tarderai pas à y paraître avec une personne de votre ancienne connaissance. Écoutez attentivement tout ce qui se dira ; surtout, veuillez bien ne point vous montrer si je n’en donne pas le signal en frappant dans les mains. » J’eus la complaisance qu’il désirait. J’étais à peine caché depuis dix minutes, que Kinston survint suivi de l’odieuse mistress Brumoore.