Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/31

Lécrivain et Briard (p. 176-180).
Quatrième partie, chapitre XXXI


CHAPITRE XXXI

ÉCLAIRCISSEMENT EN FAVEUR DE SENNEVILLE,
ET CE QUI S’ENSUIVIT


C’est Senneville qui parle. « Ils gardèrent le silence jusqu’à ce qu’on eût fait tous les préparatifs du thé. Quand milord et Sara furent seuls : « Savez-vous, mistress, lui dit Kinston, que je viens de recevoir un singulier message de la part du petit Monrose, de cet ancien protégé de mon ci-devant ami Sidney ? — Je crois en effet avoir reconnu le domestique de M. Monrose dans ce joli polisson à qui vous avez accordé l’honneur d’un entretien particulier. Il connaît vos goûts : sans doute l’appât de l’or l’a fait accourir. Comment vous trouvez-vous de cette bonne fortune ? — Vous êtes bien gaie, mistress ; vous devriez vous apercevoir que je le suis moins. »

« Je dois vous prévenir, madame la comtesse, qu’ayant commencé d’apprendre l’anglais à Londres dès ma caravane avec ma fausse sœur Argentine, j’ai cultivé cette langue, et que par conséquent je ne perdais pas un mot de l’entretien.

« Vous l’avez donc reconnu, mistress, ce petit Julien ? continua milord. — Que trop ! Cet avantageux ne se donnait-il pas les airs de me pourchasser, moi qui pour lors étais gouvernante d’une jeune personne… et lui valet ! Comme je le rembarrai ! — Vous ne tardâtes donc pas à devenir plus traitable, car depuis que j’ai l’avantage de vous posséder chez moi, Dieu sait que vous n’avez assurément rembarré personne ! Sachez qu’aujourd’hui votre adorateur disgracié est venu m’assurer, de la part de son maître, que ce n’est pas Monrose que j’eus… Vous savez bien ? — Qui donc ? — C’est lui, ce Julien lui-même. — Certes, voilà un serviteur qui pousse loin l’attachement pour son maître ! — Julien ajoute que ce n’est point Monrose non plus que Sidney a surpris dans les bras de milady… — Voilà de beaux contes, en vérité ! Je n’étais donc pas là, moi ! je ne partageais pas l’horreur de cette scène qui me valut presque d’être assassinée par milord Sidney, dans un premier mouvement, tant il avait de honte, et tant il craignait que je ne publiasse son double déshonneur d’être cocu, et de l’être par son ingrat protégé ! Mais de quoi, s’il vous plaît, étions-nous convenus, vous et moi ? Je vous aurais donc attrapé ! M’en croyez-vous capable ? — De sorte, mistress, qu’au besoin vous jureriez de l’inceste de Monrose et de l’avanie que j’eus le plaisir de faire à ce farfadet ? — J’en jurerais au pied des autels ! N’est-il pas clair qu’autrement Sidney, au lieu de chasser, comme il le fit, le jeune Monrose, se fût fait, au contraire, justice d’un misérable domestique ! — Point de commentaires. Vous paraissez de si bonne foi, Sara, que maintenant je suis fâché d’avoir renvoyé Julien sans vous avoir confrontés : vous lui auriez soutenu que j’ai eu son maître, et que celui-ci a eu sa propre mère ; si je m’adressais au pudibond Sidney, il ne conviendrait de rien ; d’ailleurs, nous sommes toujours mal ensemble, quoiqu’il marie enfin sa nièce à quelqu’un de mes amis. — Eh ! bon Dieu ! à quoi servirait aujourd’hui de ressasser ces vieilles ordures ? — Comment ! à quoi cela servirait ! au moment où Monrose lui-même arrive pour qu’à propos de cette aventure je me brûle la cervelle avec lui ! — Vous seriez bien bon, ma foi ! d’exposer vos jours pour le caprice d’un mignon qui se lasserait aujourd’hui d’une tache qu’il a bien pu garder pendant près de huit ans ! Laissez-moi faire : je saurai bien vous tirer d’embarras. — Comment cela, mistress ? — Oh ! comment ? ne vous mêlez seulement de rien. Je vous jure que de votre vie vous n’entendrez plus parler de ce petit seigneur-là. Ne vous suis-je pas tendrement dévouée, milord ? Quand, par amour pour vous, j’ai pu renoncer à Sidney, mettre dans votre lit la fille que j’avais eue avec lui, vous sacrifier tout, tout… (il est vrai que vous m’avez fait tout retrouver et bien au delà,) mistress Brumoore, en un mot, regardera-t-elle à une gentillesse de plus pour vous épargner une tracasserie ? Deux gens sûrs apostés… — C’en est trop, monstrueuse Sara ! J’ai des vices, et j’en rougis ; j’ai pu partager avec vous tous les crimes de la débauche, je saurai m’en punir ; mais ceux de la scélératesse ne sont pas faits pour moi !… » En même temps il sonna pour qu’on lui envoyât son homme de confiance. Quels que fussent, en attendant, les efforts de Sara pour apaiser milord, qui l’étonnait par une pudeur inusitée, car aux flagorneries se mêlaient d’irritantes familiarités, — quand, dis-je, l’honnête Wilson parut : Conduisez mistress à sa chambre, lui dit milord ; qu’elle y soit sous clef, et qu’on ait à me répondre d’elle ! — Dieu soit loué ! » répondit le concierge à cet ordre. Mistress Brumoore pleura, cria, pria ; bientôt elle jura, menaça, voulut, armée de son couteau, se ruer, et sur milord, et sur l’homme flegmatique qui s’apprêtait à la saisir. Elle fut la plus faible, on l’entraîna.

Cependant milord n’avait fait aucun signal, et, selon nos conventions, je ne m’étais point montré. « Monsieur, dit-il, venant à moi, vous avez vu le commencement de la réparation que je confesse vous devoir ; je vais solliciter un ordre pour que la criminelle Sara soit enlevée. Maintenant, je vous demande le temps de faire quelques dispositions indispensables. En attendant, on va vous montrer un appartement : vous serez le maître de vous y faire servir ou de me faire l’honneur de souper avec moi. — Trouvez bon, milord, que je sois seul. — Comme il vous plaira : demain je vous ferai savoir le moment de nous rejoindre ; j’espère que vous serez content de moi. » Wilson revint alors dire que mistress était enfermée, donna les clefs, et demanda des ordres ultérieurs. Le premier fut de me loger convenablement, de me donner un bon souper, tout ce qui pourrait me faire plaisir, et d’avoir pour moi tous les égards imaginables.