Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/29

Lécrivain et Briard (p. 165-170).
Quatrième partie, chapitre XXIX


CHAPITRE XXIX

PRESQUE TOUT MORAL


Dès que le marquis nous eut quittés pour voler chez lui, je chambrai miss Charlotte, et lui reprochant très-vivement son escapade, je lui peignis, de manière à la déchirer, l’état violent où cet incident avait fait tomber le cher Monrose, déjà frappé du malheur d’une amie. « Il est malade ? — Il l’est un peu moins aujourd’hui ; mais hier nous craignions… plus peut-être pour sa raison que pour sa vie. — Il est mieux aujourd’hui ? je le crois : on dit cette marquise hors de danger ! — Voudriez-vous qu’elle fût morte ! ripostai-je avec colère. Fi ! mademoiselle, la jalousie est un affreux sentiment ! — Pourquoi ne m’a-t-il pas laissée en repos où j’étais ? S’il aimait ailleurs, à quoi bon venir… — Vous extravaguez, ma belle amie. La marquise, mariée, ne peut jamais appartenir à mon neveu : l’amitié qu’il a pour elle… — L’amitié ! l’amitié qui lui a fait omettre de me voir quand j’arrivais pour lui… L’amitié ! qui parce que ma rivale est malade, le rend malade à son tour ! »

Ce ne fut qu’au bout d’une heure qu’enfin je vins à bout de faire comprendre à la fougueuse miss combien notre héros l’aimait lui-même ; combien la conduite qu’il tenait à son égard était délicate depuis qu’il avait pu se flatter de réparer ses anciens torts. « Si, comme je l’espère, ajoutai-je, vous vous fixez parmi nous, vous apprendrez, miss, à connaître, sous sa seule forme louable, ce sentiment que je vous vois aujourd’hui défigurer, qui doit rendre heureux, et qui vous tourmente ; qui doit être confiant, tolérant, et qui vous rend injuste, cruelle ; qui sous-entend enfin, à la suite de ses fleurs, les fruits d’un attachement inaltérable, et qui, chez vous, semble produire le poison de l’inimitié. Voudriez-vous que depuis huit ans à peu près que Monrose, vous ayant perdue de vue, eût mis au croc sa sensibilité pour ne la retrouver que lorsqu’un hasard difficile à prévoir vous ramènerait à sa portée ! N’est-on pas tenté sans cesse ? N’a-t-on pas des moments d’oubli ? » À peine j’ai prononcé ces derniers mots, auxquels j’étais bien éloignée d’attacher quelque maligne idée, que miss Charlotte, s’étant jetée sur moi, me ferme la bouche d’une de ses mains, et de l’autre voudrait me boucher les yeux. Je résiste à cette extravagance. « Pour Dieu ! ne me regardez pas ! s’écrie-t-elle ; fermez les yeux jusqu’à ce que je sois sortie !… Ah ! malheureuse Charlotte ! il a tout dit !… » La force lui manque avant d’être à sa porte ; elle se laisse aller, évanouie, dans un fauteuil. Je sonne ; on lui donne du secours… Milady Sidney, par bonheur, n’est pas encore de retour d’une course commencée dès le matin et dont les perquisitions sont l’intéressant objet. Le désordre de miss Charlotte réparé, j’ai le temps encore d’être seule avec elle, et d’apprendre tout ce dont assurément l’honnête d’Aiglemont ne m’avait rien dit. Je frémis du peu de politique et de l’orageux caractère de cette fille, capable de se perdre par ses éruptions de sentimentage dangereux. Je lui fais sentir à quel point pourrait la compromettre un si mauvais emploi de sa délicatesse et de son ingénuité ; je lui fais en un mot jurer de ne trahir sous aucun prétexte un secret que j’aurais dû moi-même ignorer, et qu’il faut dérober à toute la terre.

Nous montâmes chez mon neveu : l’entrée était devenue libre depuis qu’il avait commencé de battre la compagne. Il était dans un bon moment ; la vue de sa bien-aimée Charlotte lui causa la plus délicieuse émotion. Combien elle-même était pour lors éloignée de ces sentiments durs qui, tout à l’heure, partaient bien plus de la tête que du cœur !… Ce couple tendre se faisait à mes yeux les plus franches caresses, quand milady se précipita dans la chambre pour prendre sa part de tant de bonheur. Elle n’eut pas la force de gronder ; elle revoyait Charlotte, ce dépôt si précieux qu’un époux non moins redouté que chéri lui avait confié, et qu’elle avait eu l’affreuse crainte de perdre.

Je conviens avec vous, cher lecteur, que la marche de toutes ces aventures n’est pas ordinaire. Ce mélange singulier de vertu, de faiblesse, de sentiment, de caprice ; ces brusques transitions de la tristesse au plaisir, du plaisir au remords, du courroux à l’attendrissement ; tout cela, jusque même à l’actuelle indulgence de ma sœur, est de nature à vous ballotter peut-être désagréablement, si vous avez l’habitude et le goût de ces scènes uniformes où chaque acteur conserve le premier masque d’un bout à l’autre de son rôle. Mais, je n’ai cessé de le répéter, ceci n’est point un roman. La plupart de nos personnages principaux sont à moitié purs, à moitié atteints d’une corruption dont il est bien difficile de se garantir au sein des capitales, quand on y apporte des passions et d’assez grands moyens de les satisfaire. De là tant de disparates : l’histoire de nos acteurs est celle des trois quarts des mondains de tous les pays de l’Europe. Cherchez une autre nature dans l’île de Robinson Crusoé, chez les Sévarambes, ou attendez l’heureuse année deux mille deux cent quarante, prédite par l’illustre dramaturge M…r… Au reste, mes fatigants tableaux sont à leur fin ; je couperai le fil de cette histoire dès que j’aurai retrouvé quelques gens dont peut-être vous êtes impatient aussi de savoir des nouvelles. Comme de Senneville, qui s’est si brusquement éclipsé à propos de quoi ? Comme de Lebrun, qui court les champs. Quel est son but ? Comme de Sidney. Qu’aura-t-il pensé de ces dépêches qui lui proposent des vues absolument opposées à celles pour lesquelles il avait confié sa nièce à milady ? Ne seriez-vous pas aussi bien aise d’entendre dire un mot de ce protecteur de sir Georges, du vicieux Kinston[1], qui paraît s’être vanté, au baronnet, d’une très-vilaine chose qu’il croit avoir faite à notre héros ? Qu’aura pensé le Sardanapale Kinston du premier et du second duel de sir Georges avec mon neveu ?

Il faut, cher lecteur, que je me hâte de vous éclaircir tout cela ; puis je plierai bagage, car déjà notre folle capitale est dans une terrible fermentation. Certains observateurs, dont la raison se sert de lunettes d’approche, nous annoncent un nuage affreux venant du Nord-Ouest, et porté tout droit sur la France par des vents pestilentiels[2]. Déjà de funèbres éclairs sillonnent au loin l’obscur horizon ; les plus peureux emballent et se préparent à fuir avant que l’inévitable ouragan ne commence son ravage… Disposons-nous de même à partir, mais que ce ne soit pas avant d’avoir pris décemment congé de mes lecteurs, à qui je dois tant d’égards en retour de leur infatigable indulgence.


  1. Aujourd’hui l’une des plus solides colonnes de ce nouvel et vaste édifice qui ne prétend à rien moins qu’à loger tous les indépendants de l’univers. Mon avis est pourtant que bientôt ces messieurs auront assez des petites-maisons.
  2. Quoique le même vent politique n’ait cessé de souffler pendant trois ans, combien de gens, dont les almanachs sont tout au moins très-ridicules, n’attendent-ils pas le retour du beau temps du point même d’où se sont déchaînés les orages ? (Note de l’éditeur.)