Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/25

Lécrivain et Briard (p. 140-145).
Quatrième partie, chapitre XXV


CHAPITRE XXV

QUI RAMÈNE DES GENS DE CONNAISSANCE.
UN PEU DE MORALE


Ce ne sont pas les gens du métier, mais les belles dames et les abbés qui me demanderont comment des pistolets visiblement chargés n’avaient point tiré. J’avais fait moi-même la question. Mise au fait, il est bien juste que j’y réponde. Senneville avait chassé d’avance au fond de deux canons des tronçons de bouchons de liége, et chargé pardessus : l’amorce seule avait pu s’enflammer. Autre objection : comment cette insatiable soif des jours de Monrose s’était-elle soudain éteinte dans le cœur du disgracié baronnet ? C’était l’effet du billet désobligeant où miss Charlotte avait exprimé sa répugnance à l’épouser. Dans tout le reste, sir Georges avait fait l’Anglais à trente-six carats. Ne faut-il pas que ces messieurs d’outre-Manche étalent à tous propos d’admirables sentiments, même lorsqu’il ne s’agit que de faire contre fortune bon cœur ? On aura remarqué sans doute qu’à travers tout le pathos de sir Georges, son vainqueur n’avait pas daigné se mettre en frais. Cependant avait-il un moins beau rôle ? Mais Monrose n’est point charlatan, et ses procédés portaient avec eux leur éloge.

Cependant, à peine notre héros avait-il joui du transport joyeux que son retour causait à tout l’hôtel, qu’il prit à la hâte une tasse de chocolat, tout en me faisant le détail de sa scène claustrale ; puis il courut chez milady Sidney, qu’il était si important d’instruire de tout ce qui venait de se passer. Plus de concurrence avec sir Georges ; par conséquent, les dispositions de milord Sidney, relativement à sa nièce, tout à fait nulles, et plus de nécessité de tenir cette aimable fille exilée. Je restais, moi, tête à tête avec Senneville. Ces messieurs avaient déjeuné près de mon lit : j’y étais encore. J’avoue que la petite mine du marin m’avait plu dès la veille : ce n’était pas non plus impunément que ce jeune connaisseur m’avait admirée. Si cette histoire était la mienne propre, je pourrais ici, cher lecteur, vous faire un fort gai chapitre du brusque revenant-bon que valurent à Senneville sa louable conduite, ma reconnaissance et surtout notre sympathie mutuelle. Mais comment figurerait le récit d’une capricieuse passade à travers les grands intérêts dont je tâche présentement de vous occuper ! Laissez-moi donc tirer le rideau sur l’historienne et le nouveau venu. Que ce qui peut se passer entre eux pendant une heure ne détourne point votre attention : vous la devez tout entière aux diverses impressions que fait éprouver dans ce moment, à milady Sidney, la confidence des dangers et des succès de son fils, d’où résulte un si grand changement dans les objets de la mission pour laquelle ma sœur a quitté Londres.

À peine le très-aimable Senneville venait-il d’être heureux (je ne dis rien de moi), qu’on annonça Saint-Amand et sa sœur. Celle-ci était en larmes.

« Eh ! bon Dieu ! qu’as-tu donc, ma chère Aglaé ? — C’est décidément la petite-vérole qui va se déclarer chez madame d’Aiglemont, répondit le frère, lui-même fort triste. Ma sœur, pour ne point s’éloigner de son amie, avait bien prétendu que dès l’enfance elle fut légèrement atteinte de l’affreuse contagion ; moi, qui me crois sûr du contraire, je l’ai arrachée du dangereux hôtel. Mon épouse ne s’était pas souciée de la recevoir… — Miséricorde ! m’écriai-je ici, la ci-devant madame Popinel craint encore pour ses vieux charmes !… » Étourdie que j’étais ! comme je défigurais mon propre ouvrage ! L’amour-propre du pauvre mari souffrit excessivement de ma note ; tout de suite je lui en marquai mon véritable repentir. « Viens, viens, mon Aglaé, dis-je ensuite ; quelles que soient les disgrâces qui te rendent à mon amitié, ce sera toujours une aubaine pour moi que de nous voir réunies ! Mais cette chère marquise, elle est donc bien malade ? — Hélas ! oui, dit Saint-Amand (au lieu de sa sœur, oppressée de douleur et de tendresse). Une fièvre terrible, et déjà même un peu de délire, annonce, selon le docteur, une petite-vérole de la plus maligne espèce. Il se flatte pourtant que, s’y étant pris de bonne heure, il parera tous les coups… » Aglaé, la plus jolie pleureuse que j’aie vue de ma vie, sanglotait à chaque mot de ce triste détail.

Vous seriez bien injustes, chers lecteurs (du nombre de ceux qui se piquent d’être austères) si vous refusiez à ces femmes schismatiques, contre lesquelles vos méthodiques préjugés se déchaînent si fort, toute vraie sensibilité, tout vertueux sentiment. Eh ! qu’a donc de commun ce vertige, ce délire convulsif, causé par une surabondance d’âme physique et terrestre avec les opérations sensées, souvent sublimes de l’âme morale et divine ! Chez les êtres bien nés, mais qui sont sujets à des accès de fièvre lubrique, tous les intervalles sont d’une énergique santé ; chez eux, c’est peut-être dans l’effervescence de ces passions que vous nommez vices, que se fait le départ d’où résulte l’or de leur naturel. Ne blâmez, ne méprisez que ces êtres abandonnés, atteints d’une dépravation consommée d’où naît une fièvre, une rage qui ne permet aucun intervalle de saine raison, de sentiment ni presque d’humanité. Que dis-je ! il ne faudrait peut-être que les plaindre et les fuir.

Ce n’était pas une associée de plaisir, c’était une bienfaitrice qu’Aglaé chérissait dans la charmante d’Aiglemont ; c’était surtout une sympathique, vive et toujours égale amie qui la pénétrait à la fois de tous les bons sentiments. C’était de même que, tout intérêt de sens à part, je les chérissais l’un et l’autre. C’était ainsi que, dans mon extrême désir que la jeune marquise se tirât d’affaire, je franchissais le moment des dangers ; c’était encore ainsi que, surprenant chez Senneville la naissance d’un profond intérêt en faveur d’Aglaé, loin de concevoir une vilaine petite jalousie de la femme, que ce qui venait de se passer aurait si bien autorisée, j’arrangeais déjà dans ma tête un projet de rendre heureuse, par Senneville, Aglaé, que je connaissais si bien faite pour rendre heureux l’homme auquel elle daignerait s’engager.