Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/24

Lécrivain et Briard (p. 135-139).
Quatrième partie, chapitre XXIV


CHAPITRE XXIV

COMBAT. EFFET SINGULIER D’UNE RUSE
DE SENNEVILLE


Se jeter au cou de Lebrun, avant de rentrer en voiture, fut le seul compte que son maître voulût lui rendre de ce qui pouvait s’être passé. Notre héros trouva bon de jouir dans le plus profond recueillement. Il semblait qu’il craignît de laisser évaporer dans quelque confidence l’essence de bonheur dont son âme venait de s’abreuver. Miss Charlotte, si belle ! favorable encore ! montrant du caractère et résolue de n’être point à sir Georges ! que de fortune à méditer !

Cependant on retournait à toutes jambes vers Paris. Lebrun avait pris d’avance tous les soins nécessaires. Le banquier avait compté une somme assez forte. Deux porte-manteaux pleins de hardes étaient dans la voiture, avec une excellente épée et des pistolets sûrs.

« C’est sans doute au même endroit que l’autre fois, dit enfin le valet de chambre, quand on fut très-près de Paris. — Oui, mais j’aurais voulu prendre des chevaux de main… — Je l’ai pensé, et vous trouverez là-bas votre Anglais avec le palefrenier monté ; mais je crois qu’il sera prudent de garder la voiture. »

Le lieu fatal était à la première carrière, au delà du parc de Montrouge ; on y mit pied à terre à l’aube du jour : les chevaux venaient d’arriver. Lebrun envoya la voiture au village.

Cinq heures sonnaient à la montre de mon neveu, comme il vit à deux cents pas de lui quatre hommes à cheval : c’étaient sir Georges et Senneville suivis de leurs domestiques. Dès qu’il fut lui-même aperçu d’eux, ils piquèrent à lui, s’éloignant de leur suite. Après les politesses d’usage, Senneville, ayant grand soin de ne point donner à deviner qu’il connût mon neveu, prit la parole et lui dit : « Monsieur, puisque par malheur le combat par lequel vous vous rapprochez doit être à mort, pourrait-on vous proposer une manière de terminer que préférerait sir Georges, et qu’il m’a lui-même indiquée ?… — De quoi s’agit-il ? — Je vais charger devant vous ces pistolets, dont je vous préviens que l’un ne partira pas ; je les mettrai ensuite à quelque distance sous un manteau ; tous deux vous viendrez y chercher votre arme, après quoi, vous donnant mutuellement la main gauche, chacun de vous posera le bout du canon sur le front de son adversaire. Heureux celui à qui tombera le pistolet mortel, malheur à l’autre !… » Monrose, après avoir un instant réfléchi, répliqua : « Quoique ce que vous me proposez soit plutôt une manière de s’assassiner que de se battre, j’y consens. » Senneville alors charge les armes en silence aux yeux des rivaux très-attentifs ; la poudre est bourrée, la balle chassée, l’amorce coulée dans le bassinet ; de belles pierres neuves garantissent l’infaillibilité de l’explosion… Le juge du combat porte les armes à dix pas ; les champions viennent les y chercher ; Monrose jette au loin son chapeau, sir Georges l’imite ; le pied et le genou gauches de l’un touchent le pied et le genou droits de l’autre ; les mains gauches s’enlacent ; les fronts sont ajustés à bout portant… Le chien du pistolet de sir Georges s’abat le premier, l’amorce brûle seule… « Eh bien ! sir Georges ? dit alors tranquillement Monrose, qui, déjà le bras élevé, ne menace plus que le ciel. — J’attends ! » réplique sans s’émouvoir le fier baronnet. Mon neveu tire en l’air, l’amorce brûle, le coup ne part point. Il est clair que Senneville a trompé ; mais les combattants en ont-ils été moins intrépides, et Monrose en particulier moins généreux ? « Braves amis, leur dit aussitôt accourant le témoin, qui, pour mieux jouer son rôle, avait affecté de s’écarter, vous ne seriez pas des hommes si maintenant votre homicide fureur n’était pas apaisée… — Fureur ! réplique froidement sir Georges, m’en avez-vous vu ? Du mépris, j’avoue que j’en avais, et j’avais tort. Cette seconde défaite, car je devais mourir, ne me retrouve avec aucun des sentiments que je conservais après la première. (À mon neveu :) Vous savez, monsieur, que je ne vous ai pas craint ? Je puis donc faire l’aveu de vous estimer. Plus de combat avec vous : je n’ai l’honneur de connaître miss Charlotte que par un billet où, me reprochant de n’avoir sur elle qu’un droit injuste, elle m’a signifié que vous seul en avez de véritables. Vous pouvez les faire valoir : sir Georges désormais n’y fera plus obstacle. Je n’était point un avide spéculateur ; nous nous sommes réciproquement mépris. Pardonnez-moi la rudesse de Brutus dont j’ai su que vos alentours ont qualifié ma franchise. Je ne voudrais pas être un tyran. Celui qui s’est conduit comme vous venez de le faire, doit également être absous dans mon esprit des vices de César[1], quand il prouve qu’il en a le courage et la générosité… — Sir Georges, se hâta de dire Senneville, qui déjà voyait Monrose rougir de colère, c’est à moi de vous prouver l’inconséquence de cette dernière phrase. Je veux qu’avant huit jours vous vous repentiez de l’avoir dite… Sachez, en attendant, que M. le chevalier n’en peut être insulté. — Sir Georges l’insulter, et dans quel moment ! Ah ! loin de mon cœur une telle bassesse !… Monsieur (prenant la main de Monrose et la secouant), je ne répondrai pas de jamais vous aimer, mais comptez pour la vie sur plus d’estime encore que je ne vous dois de reconnaissance. Adieu, Senneville ; il n’aurait pas fallu me tromper : vous avez abusé de mon idée. Vous avez été trop habile à mes dépens, et vous risquiez de me compromettre… Si jamais j’ai des affaires, ce ne sera pas vous qui m’y servirez de témoin. » À ces mots, il s’élance sur son cheval et part à toute bride.


  1. Allusion au mot de ce certain censeur qui disait publiquement que César était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris.