Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/21

Lécrivain et Briard (p. 115-122).
Quatrième partie, chapitre XXI


CHAPITRE XXI

FIN DES AVENTURES DE M. DE SENNEVILLE


« Vous veniez de partir rapidement pour Londres, continua le conteur en s’adressant à Monrose ; on m’avait enfermé dans mon appartement, et je me tourmentais fort à travers l’incertitude du traitement qui pouvait m’être destiné. Vers dix heures parut un laquais de milord : c’était pour m’amener chez son maître. Je mourais pour le coup de peur, mais… « Julien ! me dit milord sans colère, de la manière dont vous répondrez à mes questions va dépendre votre perte ou votre salut. Soyez vrai, vous pouvez compter sur mon indulgence. Écartez-vous de la vérité, dans la moindre circonstance de vos aveux, vous aurez prononcé vous-même votre condamnation. Avec qui croyiez-vous être cette nuit ? — Avec mistress Sara, milord : mon maître m’avait prié de figurer pour lui près d’elle ; mais puisque j’ai vu cette femme à vos côtés, j’étais trompé. — Croyez-vous que la personne avec qui vous vous trouviez ait eu la moindre connaissance de l’indignité dont elle était la victime ? — Je mettrais ma main au feu que cette personne ne s’est douté de rien. Un assoupissement extraordinaire prouverait plutôt qu’on l’avait inanimée au moyen de quelque drogue. — Pouvez-vous, de bonne foi, jurer ce que vous venez de me dire ? — Je le jure, milord. » Je m’étais rassuré par degrés : j’avais prononcé mon serment avec force ; milord parut satisfait. « Eh bien, dit-il, tenant une bourse suspendue entre ses doigts, voici le prix des services que vous pouvez avoir rendus au chevalier Monrose, et de quoi vous dédommager de la place que je vous fais perdre : mais je mets mon bienfait à une condition… — Ordonnez, milord. — L’homme que vous voyez va vous conduire en quelque port : vous vous y embarquerez. Choisissez entre ce parti et un châtiment… que vous ne pouvez nier d’avoir mérité, car l’acte d’obéissance que je vous reproche n’était nullement du nombre des devoirs d’un honnête domestique. » M’embarquer ! c’était me prier de noces : après aimer, voyager était pour lors mon plus cher désir. Je promets, aux genoux de milord, d’exécuter aveuglément ses ordres. L’or passe dans mes mains. On m’emmène aussitôt grand train à Plymouth. J’y suis remis à l’officier qui devait commander un petit bâtiment dont on ne me dit point la destination. Le lendemain nous mettons à la voile. Cinq jours après nous sommes rencontrés, attaqués, battus et pris par une frégate française ; grâce à cette mésaventure, j’ai le bonheur de me retrouver avec mes compatriotes.

« À bord du bâtiment vainqueur était un lieutenant-colonel d’infanterie avec un détachement de son régiment. Cet officier, dès les premiers moments de ma détention, m’avait attentivement considéré ; le lendemain, le jour suivant encore, il avait paru me chercher, et toujours ses regards m’avaient inspiré le même intérêt. Il paraissait surtout frappé de ce petit signe brun que vous me voyez à deux doigts de la bouche. Enfin, mon curieux n’y tient plus ; il m’aborde et me fait plusieurs questions ; j’y réponds avec toute la franchise de l’adolescence. « Il est étonnant, me dit-il, combien vous ressemblez à une dame de la ville où vous êtes né… ou plutôt à une demoiselle, car la personne que j’entends n’est pas mariée, je crois… Je l’ai vue à la dérobée, il y a deux ans. Le nom de Dumeix vous est-il connu ? — C’est ma mère, m’écriai-je avec le transport d’un jeune fou qui ne se sent pas qu’il avoue la tache de son illégitimité. — Chut… (Mettant le doigt sur ma bouche et me prenant la main ; puis, d’un ton plus bas :) Viens demain matin, mon jeune ami, me parler… dans cette chambre… » Du pont il me la montrait… Sa main frémissait en pressant la mienne… Son œil fixe était humide de joie ; ses joues semblaient pétiller d’émotion. Ne le devinez-vous pas, madame ? ni vous, monsieur le chevalier ? Cet officier était mon père !

« À vingt ans, militaire, léger, sans morale, entiché des sots principes de la disproportion, si favorable à la cruelle ingratitude, M. de Senneville avait séduit la trop crédule lectrice de sa mère ; depuis il l’avait totalement négligée, jusqu’à ce que quinze ans après, à demi-ruiné, trompé de mille manières par des femmes sans mœurs et par de perfides amis, il se souvint enfin qu’une patiente créature, qui, loin de chercher à se venger, ne l’avait pas importuné d’une seule plainte, pouvait exister encore ; peut-être cette malheureuse Ariane aurait-elle conservé dans son âme quelque étincelle d’une pure tendresse, dont, à proportion qu’il devenait malheureux, il s’était de plus en plus reproché d’avoir méconnu le prix. Rongé de remords, dès que la tempête des excès ne pouvait plus le distraire, M. de Senneville s’était rapproché de son ancienne maîtresse. Il y avait pour lors deux ans que j’étais à Paris ; mais un portrait peint par ma mère, qui vivait du médiocre talent de la miniature et des fleurs, m’avait fait connaître à l’auteur de mes jours. Il avait gardé cette effigie ; il me la faisait voir… Dès ce temps-là, dis-je, il avait été question de renouer ; mais ma mère, sentimentale à l’excès, et qui s’était fait une vertueuse habitude de son indépendante obscurité, répugnait à s’assujettir pour un peu de lustre et d’aisance ; cependant elle avait, par contre, un important devoir à remplir envers moi, celui de me faire retrouver un rang honnête dans la classe des citoyens. Elle ne s’était point encore décidée, quand un ordre aussi cruel qu’imprévu força M. de Senneville à repartir pour aller servir en Amérique. Mademoiselle Dumeix s’était bien gardée de déclarer à mon père quel séjour j’habitais, de quelle profession j’y faisais l’apprentissage, et de m’apprendre quels retours heureux pour nous pouvait amener celui de M. de Senneville. Il partait ; il allait combattre, il pouvait périr. À quoi bon embarrasser mon imagination ! À quoi bon risquer de me dégoûter de mes études, de me faire regarder comme désormais au-dessous de moi de m’y appliquer ! C’était à l’époque où l’on pourrait enfin se revoir qu’en se disant adieu l’on avait fixé l’engagement solennel d’où devaient dépendre l’état de ma mère et le mien… M. de Senneville, avancé et devenu plus riche au moyen de deux campagnes heureuses, revenait ivre du projet d’accomplir ses vertueux devoirs… Quel surcroît de bonheur pour lui que ma rencontre inopinée, quand, à moins d’une espèce de miracle, mon déplacement allait lui enlever la moitié de ses jouissances !

« Je devais bien à l’excellent homme qui venait de m’avouer si généreusement ses fautes, un candide aveu des miennes ; je lui dis tout, excepté la circonstance flétrissante de la violence exercée par milord Kinston sur moi. Nous volâmes ensemble de l’Orient à Lyon, où ma mère demeurait depuis que nous nous étions séparés. Nous la trouvâmes désespérée de ma fuite aventureuse. Cette escapade, déjà ancienne de quatre mois, était encore déplorée chaque jour par la plus tendre et la plus sage des mères. Le bonheur de revoir à la fois un fils et son père faillit lui être funeste : le trop violent, le trop brusque éclair de la joie n’est pas moins mortel pour certaines âmes que celui de l’adversité.

« Enfin on s’épousa. Mon père n’eut aucune peine à me placer au service en qualité de garde-marine. Avant d’aller à Paris, j’avais pris une teinture de mathématiques et de dessin. Le plus impénétrable secret enveloppait la honte de mes premières années : j’ai été assez heureux pour qu’aucun hasard ne l’ait trahi. Au bout d’à peu près six ans, je suis devenu enseigne de vaisseau ; mais, hélas ! au prix de combien d’infortunes ! Constamment éloigné de ceux qui m’ont donné le jour, je n’eus point la douceur d’embrasser avant sa mort ma tendre mère, qui, bien qu’heureuse, ne survécut que deux ans à son mariage. Il y a quelques mois que je suis venu de Toulon à Lyon fermer les yeux de mon respectable père, toujours mélancolique et souffrant depuis qu’il s’était vu seul. Ce digne homme avait mieux aimé se priver de moi que de risquer peut-être de ressusciter les bruits auxquels, dans cette province, mon existence passée pouvait avoir donné lieu. À mon grand étonnement, je me suis trouvé héritier de près de vingt mille livres de rente : je ne m’attendais pas à la moitié. Pour lors, il m’a semblé que je pourrais être heureux sans continuer à courir les mers, et sans compromettre mon repos dans les fluctuations d’un corps bien respectable, mais non moins orageux, dont je déteste surtout les orgueilleux préjugés… Un seul chagrin secret tourmente mon cœur : il en ferait continuellement le malheur, si je n’y mettais ordre. Je n’ai plus que ce soin à prendre avant de me livrer tout entier aux douceurs de la vie que rempliront uniquement l’indépendance, l’étude, l’amour et l’amitié… Puissiez-vous, monsieur le chevalier, permettre de vous compter au nombre de mes moyens d’être heureux ! »