Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/22

Lécrivain et Briard (p. 123-128).
Quatrième partie, chapitre XXII


CHAPITRE XXII

ÉTRANGE DÉCOUVERTE


Nous félicitâmes beaucoup M. de Senneville de ses chances fortunées, et surtout de son intéressante philosophie. Monrose ajouta mille choses obligeantes en réponse à la demande qu’on lui faisait de son amitié. « Mais une grande preuve à me donner de la vôtre, mon cher Senneville, ce serait de vous fixer à Paris, et de nous y procurer tous les jours le plaisir de nous voir ? — Je m’unis à mon neveu pour cette prière, monsieur. — Oh ! quant à vous, madame la comtesse, trouvez bon que je ferme l’oreille à votre séduisante invitation. Sachez que s’il y avait un obstacle à mon projet de me beaucoup rapprocher du chevalier, vous seule l’auriez fait naître. — Moi ! — Sans doute : rien ne m’autorisant à vous demander la permission de vous faire une tendre cour, il faudrait vous craindre… et par conséquent je vous fuis. » Ces injures dites fort gaîment, et avec beaucoup de grâce, ne pouvaient m’offenser. J’assurai que je n’étais nullement dangereuse ; je défiai même Senneville d’en faire l’épreuve… Il semblait en demander, par son regard, la permission à son ami, qu’il croyait être moins mon neveu peut-être que mon amant en titre. Le pauvre Monrose était bien embarrassé, ne pouvant répondre à moins d’être fat et de manquer de délicatesse.

Cependant, cet éclair de plaisanterie ne m’avait point délivré du souci mortel que me causait la position de notre héros. Soudain je m’attristai. Senneville, qui saisit cette brusque transition, se l’impute et, se levant, me demande pardon de m’avoir été si longtemps à charge. « Quoi ! si tôt nous quitter ? lui dit mon neveu. — Je retarde le sommeil de madame ; d’ailleurs, j’en ai besoin moi-même, devant être debout dès la pointe du jour pour une affaire bien malheureuse… — De quoi s’agit-il donc ? — D’être témoin d’un combat à outrance où certain Anglais de mon ancienne connaissance doit mourir, s’il n’a la fortune d’étendre son ennemi sur le carreau. — Monsieur ! m’étais-je déjà vivement écriée. — Chut ! interrompit Monrose d’un ton qui, sans être impératif, m’en imposa pourtant… — Et vous a-t-il dit, mon cher Senneville, quel est cet ennemi ? — Je l’ignore. L’honnête mais dissimulé personnage dont il s’agit, ne connaît pas la douceur des épanchements. Je sais seulement que, vaincu dans une première action, il a de cette disgrâce la rage dans le cœur : il veut s’en venger ou périr. — Quittons-nous donc : il est malheureux pour moi que Senneville se trouve aussi être l’ami de sir Georges Brown. — Vous le connaissez ? — C’est contre moi… — Juste ciel ! »

Senneville, frappé comme d’un coup de foudre, va tomber dans un fauteuil… troublé… suffoquant… « Chevalier… de grâce… êtes-vous mon ami ! — De tout mon cœur ! — Écoutez-moi… mais non… non… il faudra que j’y sois… j’y serai, mon cher… — Songez, Senneville, que l’affaire est de nature à ne comporter aucun accommodement… — Je le sais… Elle est à mort… oui… Que je suis malheureux !… C’est à Brest, mon cher, après la paix d’Amérique… Il n’y a qu’un an, c’est là que j’ai connu Brown. Nous avons été liés, comme on l’est dans la garnison et les ports avec les étrangers qui nous recherchent… Le hasard me fait descendre dans son hôtel… — Il a donc bien peu d’amis, cet Anglais, s’il faut qu’un passant soit pris au bond… — Sur ma foi, chevalier, Brown n’est pas un ami nécessaire à mon cœur… mais bien vous… C’est entre Monrose et sir Georges !… et c’est moi qui dois être témoin !… Ah ! que plutôt… Je vous quitte… Madame ayez de l’indulgence pour mon égarement… Ne vous suis-je pas odieux ? Moi, témoin !… » Il se jette éperdu dans les bras de mon neveu. Ces deux êtres si sensibles demeurent longtemps enlacés, leurs larmes se confondent, les miennes ruissellent ; je me sens mal ; je sonne, mes femmes accourent… « Je ne devais rien dire, s’écrie Monrose. Que de mal j’ai fait par mon indiscrétion ! — La faute est à moi seul !… C’est moi, moi qu’un mauvais génie amène ici !… Leur témoin ! ne représenté-je pas, dans cette maison, un ambassadeur de mort ?… Je m’abhorre ! Adieu, chevalier. — Adieu, Senneville. Dites cependant à sir Georges que, pour notre combat, je n’avais pas cru devoir engager un témoin… Dites-lui que je ne comptais pas même envoyer mon valet de chambre… — Il faut qu’il y vienne, mon cher… Il y aura celui de Brown, le mien et moi… — Une grâce ? ne me la refusez pas ! — Ordonnez, mon ami… — Vous feindrez de ne me point connaître. — À quoi bon ? — Ce sera m’obliger… — Mais quelle horreur ! Monrose est l’adversaire de sir Georges, et Senneville sera témoin !… » Pendant ces derniers mots il se retirait à grands pas…

Cependant, je ne sais quelle lueur de consolation succédait à mon affreux désespoir, sans comprendre comment Senneville pourrait venir à bout de parer un malheur qui me semblait inévitable. Je me flattais que, n’importe comment, il résulterait quelque bien de l’étonnante apparition du jeune homme au milieu de ces fiers ennemis…

Déjà, sous prétexte de reconduire Senneville, Monrose m’a quittée et s’est renfermé chez lui… Je monte… je frappe… j’insiste… Je ne suis point reçue. Lebrun me conjure de me retirer. Son maître n’ouvrira point… il le connaît. Mon état porte à ce cœur sensible de trop cruelles atteintes… Lebrun, dévorant ses larmes ou plutôt sa fureur, porte devant mes pas un flambeau secoué dans sa frémissante main… Dieu sait quelles combinaisons se forme dans le brûlant cerveau de ce serviteur si généreux, si attaché à son précieux maître !…

De retour à mon appartement, je crois entrer dans un tombeau ; tout me paraît en deuil autour de moi. Mes femmes… mornes… pâles… me servent dans un lugubre silence… Au lit je veux les renvoyer ; elles refusent de me laisser seule.

Cependant, au bout d’une heure le sommeil me surprend. Ô bienfait de la nature ! tu m’épargnas sans doute une maladie… Je dors !… et cependant à mon réveil… on m’apprendra peut-être que Monrose, mon ouvrage, mon sang, mon amant, mon ami, la plus aimable créature du monde, n’est plus !… qu’un plomb sacrilége aura brisé cette tête, chef-d’œuvre de la beauté !… ou transfigé ce cœur si noble, si tendre, si rempli des meilleurs sentiments… Et vous dormez aussi, Zéïla, sa mère… Du moins heureuse dans ce moment… vous ignorez… Nous dormons !