Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/20

Lécrivain et Briard (p. 110-114).
Quatrième partie, chapitre XX


CHAPITRE XX

OÙ M. DE SENNEVILLE OCCUPE LA SCÈNE


Après les premières démonstrations du vrai plaisir de se revoir… « Mangeriez-vous un morceau ? dit Monrose au visiteur. — Très-volontiers. Depuis cinq heures à Paris, d’où je serais déjà reparti sans la rencontre d’un ami qui me donnera demain matin une sérieuse occupation, j’avais couru, fait comme vous me voyez, à un petit spectacle… J’aurais dû commencer par demander mille excuses à madame la comtesse d’être entré chez elle en ce costume (il était en courrier, mais proprement mis et les cheveux bien arrangés) : j’ai cru faire à un homme une visite de voyageur… » Je mis M. de Senneville à son aise ; il continua. « Contre ma loge étaient deux jolies femmes : l’une vient à nommer le chevalier Monrose, en faisant remarquer un chevalier qui a de son air ; l’amie en convient ; je regarde et j’ai la même idée qu’elles, quoiqu’il y ait si longtemps que je n’aie eu l’avantage de vous voir… Je me mêle pour lors à la conversation ; je demande si vous êtes à Paris, on me l’assure ; votre adresse, on me la donne. De la salle, je vole à mon hôtel garni ; j’écris quelques lettres, et n’ai plus le temps d’y souper, ni même de dire bonsoir à mon ami, si je veux me présenter encore chez vous à une heure à peu près convenable. J’accours, j’ai le bonheur de vous trouver. Cependant, me sentant d’un fort bon appétit, je ne fais point de façon, et puisque vous le trouvez bon, nous causerons à table. » Et tout de suite, voici ce que, tout en dévorant, le charmant jeune homme nous apprit :

« Je n’étais pas fait pour l’état où vous me trouvâtes à Londres : aussi, monsieur le chevalier, n’ai-je servi jamais que vous ; il m’eût été pour lors bien impossible de deviner quels heureux changements se feraient par la suite dans mes capricieuses destinées. Fruit longtemps obscur de la faiblesse de certaine demoiselle de compagnie, en faveur du fils unique de sa protectrice, chassé avant de naître, puni d’avance du crime de devoir respirer, je fus nourri, et pauvrement, mais honnêtement élevé sous le titre de neveu, par ma laborieuse mère, jusqu’à l’âge où l’on songe à l’état futur d’un enfant. À cette époque, elle préféra pour moi la profession de chirurgien, comme plus décente qu’un métier, et en même temps non-seulement utile, mais de nature à procurer un jour au talent une raisonnable aisance. On me plaça conséquemment chez un maître perruquier de Paris, sur le pied de major[1]. Au bout de trois ans, si beaucoup d’application m’avait rendu passablement habile dans l’art des pansements et la dissection, j’avais fait des progrès plus étonnants encore dans la partie de l’accommodage. J’étais idolâtré des femmes, j’aimais à les coiffer. Une d’elles, à son tour, se coiffa de moi : c’était une actrice italienne qui, se donnant un an de vacances, passait par Paris pour aller exécuter à Londres certains projets de fortune fondés sur le double avantage du talent et des charmes. Cette adorable créature, qui m’avait ensorcelé, quoique mon aînée de près de six ans, me pressa de la suivre : c’était des deux parts une insigne folie. N’importe ! adieu Saint-Côme, adieu la jolie bourgeoise qui, après m’avoir mis dans le monde, me gâtait si tendrement depuis six mois ! Un beau matin Argentine m’enlève ; nous franchissons la Manche, et Londres reçoit enfin dans ses murs un polisson de Français, devenu, sans l’ombre de vraisemblance, le frère de la moindre équivoque Italienne. Ma sœur avait de l’argent et des bijoux. Bientôt elle paraît sur la scène, obtient des succès, a des amants et fait des dupes dans ce genre. Un jour, par malheur, l’un des heureux, libéral, mais jaloux, me surprend dans les bras de ma sœur prétendue, la bat (c’était un marin de la Compagnie des Indes), me met à la porte assez brutalement et fait de la sorte crouler en un moment le fragile édifice de mon bien-être avec celui de mes plaisirs… »

Ici j’interrompis M. de Senneville. « Oserais-je vous demander, monsieur, si cette Argentine n’avait pas un autre nom ? — Elle se nommait Fiorelli, madame la comtesse[2]. — Bon ; c’est tout ce qu’il me faut pour le moment : continuez, s’il vous plaît. »

« Au bout de huit jours, pendant lesquels toutes mes recherches avaient été vaines pour retrouver celle que j’avais tant de raison de regretter, errant et déjà plus que menacé par la misère, j’eus le bonheur de vous trouver, monsieur le chevalier. Je vous fis un conte en l’air auquel vous eûtes ou non la bonté d’ajouter foi ; vous m’agréâtes en un mot. Votre humanité, vos manières généreuses m’épargnèrent toutes les disgrâces de mon humiliante servitude. Vous savez le reste jusqu’au moment critique où l’on m’arracha d’auprès de vous. »

Dans ce moment on vint dire à mon neveu que sir Georges (on dit la personne) acceptait la partie pour le lendemain, à l’heure et au lieu convenus. « C’est bon, » répondit Monrose du même ton que si l’on n’avait fait que lui rendre compte d’une affiche ; et tout de suite, en décoiffant une bouteille de Champagne, il pria, de l’air du monde le plus serein, M. de Senneville de nous conter la suite de ses intéressantes aventures… Je la renvoie au chapitre suivant.


  1. On a nommé major, dans les boutiques de perruquiers, de pauvres étudiants en chirurgie qui, pour gagner la nourriture et le logement, rasaient et peignaient pendant tout le temps que leur laissait l’étude nécessaire à leur instruction chirurgicale. Les mêmes gens sont encore aujourd’hui majors, mais militaires, et même colonels : au besoin, ne seraient-ils pas ministres ?
  2. Ainsi c’est l’Argentine des Fredaines. Voy. le chap. XVIII de la IIe partie,