Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/15

Lécrivain et Briard (p. 82-87).
Quatrième partie, chapitre XV


CHAPITRE XV

QUI RACCOMMODERA MONROSE AVEC BIEN
DES LECTEURS


Dès que je fus éveillée, je fis prier mon neveu de descendre chez moi : nous déjeunâmes près de mon lit… Avant d’entrer en conférence, j’étais bien aise d’étudier un peu sa physionomie, et de démêler, s’il était possible, l’état de son intérieur… Quelle différence de ce déjeuner avec tant d’autres ! Qu’il y a loin aujourd’hui, non-seulement de cette folie galante que souvent j’avais bien de la peine à gouverner, quand je n’avais pas un plus doux caprice, mais encore de ce calme que permet le silence des passions ! Tout m’annonçait au contraire qu’elles étaient, dans son cœur, en effervescence. Des regards distraits, souvent plongés ; nul soin à relever la conservation, qui tombait à chaque instant, un désintéressement total sur mille riens qui, pour l’ordinaire, exerçaient en pareil cas son imagination folâtre, tout cela concourait à me faire pressentir quelque chose de singulier. Or, dans la position brouillée de ses intérêts, l’affection qui le concentrait ainsi ne pouvait guères être agréable.

À peine un tendre soin de notre chère marquise d’Aiglemont put-il lui causer quelque joie. Par un billet charmant, elle nous avertissait que certaine personne de sa connaissance songeait à se défaire d’un emploi distingué dans la maison d’un de nos princes : elle avait en vue cette charge pour mon aimable neveu. Déjà les premières ouvertures étaient faites ; elle se flattait d’un plein succès quant à l’agrément : au sujet du prix, « elle voulait que nous nous vissions, imaginant de faciles moyens de lever tous les obstacles. »

Nous répondîmes l’un et l’autre par quelques mots. Je voulus voir ce que mon pupille avait écrit. Son billet était guindé, sec, d’une galanterie forcée ; je ne voulus pas qu’il l’envoyât, et j’exigeai que, sous ma dictée, il en écrivit un autre, si gai, si chaud pour le coup, que l’écrivain m’en parut contrarié… Pauvre marquise ! vous aimez trop celui que jusqu’ici nous n’avons pas eu l’occasion de juger susceptible de prendre autant d’amour. « N’êtes-vous pas bien chanceux ? lui dis-je, et ne sentez-vous pas tout ce que vous devez à cette femme charmante, qui s’occupe si généreusement de lier votre bonheur au plaisir qu’elle se promet en vous fixant près d’elle ? — Oui, chère comtesse, je sens tout mon bonheur… et j’en rougis. — Comment ! seriez-vous assez ingrat !… — Ne me faites point injure : j’ai pour la marquise une tendresse… — Vous m’impatientez ! A-t-on jamais prononcé tendresse avec cette tiédeur ! et puis est-ce le mot ? Que n’ajoutez-vous encore (avec son ton)… et une reconnaissance !… Mais où est votre esprit ? à peine m’écoutez-vous ! — Ma chère comtesse (en soupirant), plaignez-moi ; j’ai du chagrin. — Dans ce moment-ci ! voilà certes qui est bien flatteur pour la marquise ! — Plus que vous ne pensez. — Expliquez-vous. — Je ne suis pas digne d’elle. — Quel scrupule subit !… — Je ne mérite de la part de personne des sentiments distingués lorsque… S’il faut vous parler à cœur ouvert, je ne m’estime pas beaucoup moi-même. — Vos motifs ? — L’arrivée de ma mère a déchiré l’épais bandeau qui tenait mes yeux bouchés : ma conduite depuis sept ans est… absurde, surtout depuis mon retour d’Amérique. — Il est vrai que, dans le temps, vous auriez tout aussi bien fait de rester en France ; mais puisque vous avez réussi… — Au prix de laisser aliénés de moi les cœurs de toutes les personnes que j’aime ! — Exceptez du moins le mien. — Vous étiez absente, autrement vous eussiez eu peut-être, tout comme une autre, à vous plaindre de moi. Je ne puis plus me dissimuler mes torts : je suis impardonnable d’avoir renoncé si légèrement à la tendresse, à l’estime de milord Sidney. Ce n’était plus après avoir joui de ses bienfaits que je devais me souvenir qu’il avait porté la mort dans ma famille. Je devais retourner en Angleterre, me jeter aux pieds de milord ; lui avouer que j’avais corrompu l’enfance de miss Charlotte ; lui jurer que j’attendrais de sa grâce et du temps qu’il daignât enfin me la donner pour épouse. La France n’avait nul besoin de moi hors de son sein. Dans sa patrie, un homme trouve toujours assez de moyens de la servir ; la liberté naissante en Amérique se serait fort bien passée de nous autres, ambitieux paladins, qui ne pouvons savoir si nous ne nous reprocherons pas quelque jour notre impolitique expédition comme une irréparable bévue ; moi surtout. Qui suis-je allé combattre ? Les frères de ma mère et de mon ami ! Peut-être ai-je mis entre ce dernier et moi des barrières insurmontables. Eh ! n’en ai-je pas mis du moins de bien réelles entre cette infortunée Charlotte… qu’il ne sera peut-être plus temps de venger de moi-même ! Qu’est-elle devenue, cette victime de mes criminelles folies ? On ne m’a pas dit d’elle un seul mot ! Abandonnée sans doute de son oncle, de son unique bienfaiteur… morte peut-être !… Mais, si par hasard elle vit, qui voudra lui donner un état ? Si quelqu’un se présente pour l’épouser, se donnera-t-elle avec sa tache secrète ?… ou s’exposera-t-elle aux plus cruels dangers, par le honteux aveu de sa faiblesse, dont tout le blâme appartient à moi seul ? Mon affreuse conduite de quelques jours aura donc préparé le malheur de tout une vie !

« Voilà, ma chère comtesse, quelles funestes idées, m’obsédant cette nuit, m’ont empêché de fermer l’œil. J’ai pris mon parti ; ma mère sait tout : je n’ai plus rien à ménager. Dès aujourd’hui je lui demande une lettre où elle soit caution, auprès de son époux, de mes nouveaux sentiments, de ma honte, de mon repentir et du désir que j’ai de tout réparer… Je vole vers milord ; je demande… j’obtiens sa nièce en mariage. De la fortune ? je n’en veux point avec elle ; son injure sera sa dot. Mon peu de bien suffit ; il est inutile qu’un gentilhomme, obscur en dépit de sa pure ancienneté (je dis pure jusqu’à moi), prenne dans le monde un dangereux essor, et surtout à la cour. À la cour ! qu’y dirait-on de moi ? Portant un nom qu’on n’y prononcera jamais, on affecterait de m’y croire déplacé. Mis en avant, j’attirerais sur moi le mortel regard de l’envie : ce serait alors à qui, ressassant le mieux quelques folies de jeunesse, tâcherait de me susciter le plus d’ennemis et de m’accabler sous les traits d’un blâme injurieux, humiliant, outré. Qu’ai-je fait jusqu’ici de louable ? Que n’ai-je pas effleuré de périlleux ! À quoi tient-il que je ne me sois perdu de réputation ? Un peu de zèle et de courage, quelques succès confondus dans la foule de ceux d’autrui m’ont-ils donc dès maintenant approvisionné de considération pour tout le reste de ma vie ? À votre tour, ma chère Félicia, vous m’écoutez froidement et vous ne me répondez point. »