Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/16

Lécrivain et Briard (p. 88-93).
Quatrième partie, chapitre XVI


CHAPITRE XVI

VISITE DE MA SŒUR ; CE QUI EN ARRIVA


Je témoignai bien vivement à mon neveu combien des sentiments aussi louables me touchaient, en augmentant, encore pour lui mon estime et mon amitié. « Mais, mon très-cher, lui dis-je, ce beau transport qui vous reprend soudain pour miss Charlotte est-il bien sensé ? — Pourquoi non, dès qu’il est loyal ? La raison et la probité ne sont-elles pas inséparables ? — À la bonne heure ; mais réfléchissez, et souvenez-vous qu’à douze ans la nièce de milord était… bien docile. — Dites bien tendre, de bien bonne foi, douée de grand courage : trouverait-on beaucoup de femmes d’un âge mûr capables du sang-froid, de l’abnégation que miss Charlotte déploya dans la difficile aventure de notre rendez-vous nocturne ? — Qui dit si cette petite fille a conservé de la beauté ? — En faut-il à la femme qu’on épouse ? Une belle âme… — Oh ! nous allons philosopher ! Vous savez à quel point je déteste le ton du drame ! Songez qu’à vingt-trois ans vous êtes trop jeune pour une femme de dix-neuf ; qu’à ce compte, à quarante ans, c’est-à-dire à la fleur de l’âge (c’est le proverbe), vous auriez pour épouse une honnête matrone de trente-six ! — Voyez ma mère, qui en a quarante-deux et n’en paraît pas avoir trente ! — Les Zéïla sont rares. — Oui, par malheur. (Il sourit et soupire.) — Parions que je vous ai deviné ? — Il faudrait que vous fussiez sorcière. — Vous vous disiez, fripon : S’il existait une milady qui ne fût point ma mère !… Y suis-je ? — Vous avez le diable au corps ! Oui, chère comtesse, elle trouverait à qui parler, je vous jure. Vous conviendrez que ce Julien fut prodigieusement heureux ! — Demandez-en des nouvelles à madame ! » Il se retourna.

Déjà depuis trois minutes ma sœur était là. Je la voyais très-bien, mais c’était un amusement pour moi que de n’avoir fait semblant de rien et de lui procurer l’équivalent d’une déclaration de la part d’un jeune fou tout bouffi d’un amour de réminiscence, mais qui pourtant ne laissait pas de méditer profondément sur le degré de félicité dont la possession de sa mère devait faire jouir. Zéïla était devenue d’un si joli rose, et son bel œil clignotait avec tant d’hypocrisie, que, si ces deux êtres se fussent en ce moment trouvés tête à tête dans une île déserte, je ne sais trop ce qu’il en eût pu résulter. Ce n’est pas, au reste, le plus méchant tour que le diable puisse jouer aux pauvres humains. J’aurais donné beaucoup pour me rendre invisible et pour que ma sœur eût dans le cerveau la vapeur de deux flacons de Champagne… J’aurais peut-être vu de jolies choses arriver ! Je demande bien pardon aux préjugés, si je n’ai pas plus de respect pour leurs imposantes barrières.

Ma chère sœur, trop peu rusée pour son espiègle de fils, crut me parler à mots couverts en m’apprenant que sa compagne de voyage, à la proposition d’entrer pour quelque temps au couvent, avait marqué la plus vive joie, et que l’après-midi du même jour on la transférerait chez les Dames de Colombe, cette communauté, si près de Paris, et d’ailleurs très-bien famée, étant, à certains égards, plus sûre que celles que renferme l’enceinte de notre intrigante capitale.

Je n’aurais rien craint ; il ne me serait pas même venu une idée, si notre jeune témoin, qui, malgré sa belle tirade de morale, n’était rien moins qu’un sage, eût marqué de la curiosité et demandé qui donc pouvait être cette compagne de voyage qu’on allait encloîtrer. Mais je lui vis un air recueilli ; pendant plusieurs minutes il se tut, nous laissant jaser de choses indifférentes. Je sonnai pour mon lever : dès que mes femmes entrèrent, il disparut.

D’après les aventures qu’on verra se succéder, le lecteur aurait deviné ce qu’il est plus naturel de lui dire tout de suite : c’est qu’aussitôt, en nous quittant, Monrose court au fidèle Lebrun, le charge de voler à l’Hôtel d’Angleterre, rue des Filles-Saint-Thomas ; de s’y informer adroitement des noms, qualité, âge, figure, etc., d’une personne qui voyage avec certaine milady arrivée la veille.

Pour bien faire sa commission, mons Lebrun feint d’avoir à parler de quelque chose de fort important à milady (qu’il sait bien être absente)… Il s’agit donc de l’attendre… en bas d’abord, chez l’hôtesse… « Milady tarde bien ! mais M. Lebrun pourrait parler à la femme de chambre. — Je ne sais pas l’anglais… — Mademoiselle Brigitte écorche le français… — Sur ce pied, je serais charmé de faire connaissance avec elle… On va vous mener… Qu’on monte avec M. Lebrun chez milady. »

Mademoiselle Brigitte paraît. Lebrun est un grand et leste brunet qui, comme on sait, ne déplaît point au beau sexe. Brigitte est d’autant plus accorte, qu’elle n’a, en fait de beauté, que la bonne envie d’être belle… On se complimente, on s’apprivoise ensemble insensiblement. Lebrun a merveilleusement le talent de tirer aux gens les vers du nez. Brigitte est naturellement fort babillarde : il n’a qu’à laisser trotter la langue de la soubrette, toute fière de faire écouter et comprendre si bien dans Paris son sifflant baragouin.

Aussi Lebrun, sans presque avoir eu l’air d’y prendre le moindre intérêt, vient à savoir que milady… une bien aimable dame ! une bien bonne maîtresse !… vient à Paris pour marier (cela ne se dit pas, mais on le sait de Londres)… pour marier une belle, belle, belle nièce de milord son époux… avec… sir Georges Brown, un baronnet si beau, si beau, si beau !… que ce mariage doit faire un jour la jubilation des trois royaumes. Il n’y a qu’un petit malheur : c’est que miss Charlotte paraît avoir pour le mariage une répugnance invincible !… « N’est-ce pas, monsieur, que quand on est une si belle miss et qu’on peut avoir, en tout bien tout honneur, un si beau baronnet, il devrait être bien doux de céder à la nature ? Car enfin on fut fait comme ça : c’est un devoir que d’en faire d’autres à son tour !… »

Lebrun était menacé de voir pousser loin cette morale dissertation ; mais par bonheur miss Charlotte, qui peut-être entendait, ou qui du moins avait besoin de l’éloquente Brigitte, ouvre une porte et se montre…

Lebrun, le connaisseur mais difficile Lebrun, croit pourtant voir un séraphin descendre du ciel ; il ne sait d’abord s’il doit se tenir debout ou se prosterner… Il est saisi d’admiration… de respect… ébloui, dérouté… Déjà deux fois la surhumaine créature lui a demandé ce qu’il lui faut. Il n’a pas eu la présence d’esprit de répondre. « Que voulez-vous enfin, monsieur ? — Plus rien, madame. » Il lève les mains au plafond… fait deux pas, se retourne, se courbe jusqu’aux genoux, et, à reculons, il sort de l’antichambre.