Monrose ou le Libertin par fatalité/III/33

Lécrivain et Briard (p. 193-198).
Troisième partie, chapitre XXXIII


CHAPITRE XXXIII

ENNUIS DE MONROSE. COMMENT IL SE CONSOLE
EN CONSOLANT


Tant de disgrâces qu’avait essuyées le cher Monrose, pour avoir eu de mauvaises connaissances, laissaient dans son âme un levain de tristesse. Je lui voyais perdre progressivement de sa sérénité. Il demeurait volontiers à l’hôtel, et ce n’était plus pour s’y chamailler avec les femmes ; sans aucune affaire, il se privait des plus séduisantes distractions. Au surplus, il cultivait assidûment madame d’Aiglemont : confidente de tous deux, je la savais plus heureuse par lui qu’il n’était par elle. Il convenait ensuite volontiers avec moi que madame de Garancey, très-intéressante comme… — j’allais dire femme de lettres ! mais messieurs les auteurs seraient peut-être assez peu galants pour crier à la profanation ! — Monrose avouait, dis-je, que cette dame, son talent à part, était passablement folle et ridicule comme membre de la société. Il enrayait aussi avec Aglaé, parce que celle-ci (pour qui madame d’Aiglemont venait d’adopter les mêmes vues à peu près que madame de Garancey pour Armande) devenait une étrangère à laquelle, par délicatesse, il ne devait point toucher désormais. Excédé de l’immonde pétulance du grand-chanoine, il n’était pas trop à son aise non plus avec d’Aiglemont, railleur toujours chargé à mitraille, et qu’il tremblait à tout moment de voir faire impitoyablement feu sur lui, malgré le beau traité qui s’était fait à la campagne. En un mot, mon pauvre ami se trouvait dans une de ces crises malheureuses que l’imagination fatiguée fait souvent éprouver aux individus qui ont abusé de leurs facultés. Somme toute, Monrose vivait désagréablement depuis notre retour. Madame de Moisimont l’aurait peut-être un peu distrait de sa sombre mélancolie ; mais, dès qu’elle avait eu son bras guerrier à peu près en bon état, elle s’était éloignée, ayant à fonder dans sa future résidence un nouvel établissement.

À travers le dénûment où notre héros se trouvait, il se souvint tout à coup de madame Faussin, et le charme de cette petite bourgeoise le ravivant, il courut la chercher.

Quel changement ! quelle surprise ! Depuis trois jours monsieur Faussin était enterré. Certaine matinée on avait trouvé ce favori de dame Discorde précipité hors de son lit, la tête reployée et mort. Une vieille servante, jadis sa concubine, et qui le couchait toujours, prétendait que la veille, dans le noir chagrin que donnait au procureur la mauvaise tournure d’une affaire qui lui tenait fort au cœur, il s’était donné mille fois au diable, en blasphémant à faire tonner : le diable, à coup sûr, était venu la nuit lui tordre le cou ! Des gens moins superstitieux trouvaient plus naturel que monsieur Faussin, qui avait eu déjà deux attaques d’apoplexie, eût été surpris par une troisième et n’eût pas eu la force d’appeler du secours. Quoi qu’il en fût, madame Faussin était veuve ; mais si c’est un grand revers que de perdre sa moitié, du moins entrait-elle en possession d’un héritage considérable, et d’avance elle avait calculé le prix de ce dédommagement. En même temps, comme un événement heureux ou malheureux arrive rarement seul, la procureuse s’était trouvée délivrée aussi de son diplomatique baron. L’Allemagne venait de remercier cette Excellence, en lui accordant une retraite de six mille livres. C’était le cas de fumer davantage, mais il n’y avait plus moyen, pour le coup, de rendre des services à madame Faussin, qui d’ailleurs pouvait désormais ou s’en passer, ou trouver mieux, et certes le petit ex-ministre, en dépit de sa plaque, n’était pas fait pour qu’on l’aimât gratis. Cependant, déjà le grand-chanoine avait relevé la balle : la veille même de ce coup du ciel, qui avait rendu monsieur Faussin aux enfers, l’autre damné avait fait par écrit des propositions claires et tentantes qui la mettaient à même de succéder au sort d’Armande, et même à de meilleures conditions.

Mon bel affligé venait bien à propos au secours de la belle affligée. Elle avait besoin à la fois de consolations et de conseils. Les premières lui furent administrées avec onction ; les secondes avec sagesse. On aurait bien souhaité qu’au lieu d’approuver les vues du grand-chanoine, Monrose eût dit : « Prenez-moi ! » Mais il commençait à devenir raisonnable. Madame Faussin vit bien qu’il lui convenait de s’arranger ailleurs. « En vous gardant pourtant ? — Vous êtes infiniment bonne, mais… — Oh ! point de mais, je vous veux ! Monsieur le comte, qui ne me vend pas chat en poche, car nous nous sommes déjà vus de près, ne ressemble point à ce vilain petit baron, jaloux de son ombre. Il aime, au contraire, lui, qu’on courtise sa maîtresse ; il a du plaisir à la voir dans les bras de ses amis, et cela met bien à son aise une femme qui pourrait être sujette à l’infidélité !… Quel plaisir, par exemple, n’aurait-il pas dans ce moment à nous voir ! » Il n’y manqua pas : à travers une scène que la tendre Faussin regrettait de voir perdue pour un amateur de semblable spectacle, le comte-clerc parut. Après un terme que semblait exiger la bienséance, il venait, plein d’espoir, demander l’ultimatum de la jolie veuve. Il fut enchanté de la trouver ainsi dans des dispositions qui paraissaient si favorables à ses projets ; le trop délicat Monrose montrait quelque embarras ; il se hâta de le rassurer, et justifia l’opinion qu’un récent éloge venait de donner de sa tolérance en pareil cas ; il alla même beaucoup plus loin : peu s’en fallut que l’excès de sa bienveillance ne le brouillât à mort avec le chevalier, qui se souvenait de Kinston et de Nicette, et n’entendait nullement raison sur tout ce qui pouvait viser à leur but. Mais, tandis que mon farouche neveu jetait feu et flamme, le bizarre Allemand, que rien ne pouvait fâcher quand il était en certaine humeur, riait comme un fou de voir, disait-il, tant de bruit pour rien. Hélas ! ce rien, ce fut la généreuse madame Faussin qui en eut l’endos, afin de remettre un peu d’accord entre ses deux amis…