Monrose ou le Libertin par fatalité/III/32

Lécrivain et Briard (p. 184-192).
Troisième partie, chapitre XXXII


CHAPITRE XXXII

DÉNOUEMENT DE L’AVENTURE DU BRILLANT


« — Oui, c’est la même, dit l’artisan, après avoir considéré la bague. Cela sortit de mes ateliers… Attendez… mais je trouverai la date précise de la livraison sur mes livres de comptes. Je me flatte, mesdames, que c’est du beau ! Le diable lui-même ne prendrait-il pas cela pour du fin ?… Oh ! chez moi l’on se pique… » Le bavardage avec lequel ce lourd charlatan allait faire son propre éloge, fut tranché par les questions de mon impatiente curiosité. « Pourquoi, monsieur, avez-vous fait cette bague ? — Voici le fait, madame : certain vieillard, à l’aspect vénérable, mais fagoté !… mais sale !… affectant cependant de tenir, sous le bras, son chapeau fort élevé sur le sein gauche, comme s’il eût caché quelque décoration ; cet homme entre un matin dans ma boutique, et me voyant absolument seul, il me montre avec agitation un superbe diamant. « Brave homme, me dit-il presque la larme à l’œil, plaignez un infortuné que l’injustice du gouvernement réduit à pleurer d’avoir vécu trop longtemps. La vaine attente du paiement de mes pensions, me réduit… pour vivre, monsieur… oui, pour avoir du pain et des habits, à me défaire d’un bijou de famille… bien précieux. » Pardon… mesdames, mais cet honnête vieillard m’avait frappé. Je crois encore le voir et l’entendre : les larmes me vinrent aux yeux. Bref, il s’agissait de lui acheter sa bague… Mais, préalablement, je devais lui en faire une absolument semblable, afin, disait-il, de tromper, aussi longtemps que possible, les yeux de quelques amis qu’il ne voulait point éprouver, en leur laissant apercevoir un excès d’indigence auquel peut-être ils ne seraient nullement sensibles. Je promis que sous huit jours la bague imitante serait prête. Nous allions parler de prix pour l’acquisition que je n’étais pas éloigné de faire du brillant… Un abbé survint alors… « Vous ici, M. le duc ? et dans quel équipage !… » Pour toute réponse, celui qu’on venait de qualifier de duc, mit le doigt sur sa bouche, et s’appuya presque évanoui sur l’épaule du nouveau venu… — Le vieillard n’était-il pas en noir ? interrompit Monrose. — Justement. — L’épée ? — Oui. — Des cheveux gris ? — C’est cela même. — Une physionomie… détestable ? — Non pas, s’il vous plaît ! — C’est, M. le joaillier, que vous n’êtes pas aussi connaisseur en physionomies qu’en bijoux. — À la bonne heure ! — Le duc, cet illustre infortuné, comtesse, vous verrez que c’est mon exécrable de la Bousinière. Et l’abbé, monsieur ? — Petit homme brun, passablement tourné, sourcils épais, nez de femme, air moqueur… Les voilà, les voilà tous deux, les scélérats ! C’est mon Saint-Lubin encore, avec l’autre pendard ; je n’en fais aucun doute. — Modérez-vous, M. le chevalier, dit poliment l’inspecteur, et prenons plus ample connaissance de l’affaire. »

L’orfèvre ajouta : « Au bout de huit jours, l’abbé vint me dire que le vieux seigneur était malade, alité ; mais que, si la bague postiche était prête, il avait, lui abbé, commission de la recevoir, en même temps que la note du prix que j’offrirais du vrai solitaire. M. l’abbé me priait pathétiquement de ne point abuser d’une situation rigoureuse, déclinée dans un de ces moments de confiance et de sensibilité philosophique dont les nobles de vieille roche sont seuls capables. J’offris 8,000 livres. — Huit mille francs ! interrompit Monrose avec sévérité. Un de vos confrères estima 13,000 livres ce brillant. — Attendez donc ! monsieur ; je voulais voir venir le vendeur, et puis… chacun est bien le maître de faire ses marchés comme il lui plaît. Ce qui pouvait valoir 13,000 livres pour un autre qui peut-être avait sous la main quelque occasion de vendre avec bénéfice, ne valait au premier mot que 8,000 livres pour votre serviteur. — Eh ! que nous importe ! dis-je avec l’humeur que me donnait une digression qui retardait la satisfaction de ma curiosité. Poursuivez, monsieur le… joaillier. (J’avais manqué dire fripon.) — M. l’abbé reçut alors la bague commandée, et ne la paya point. Deux jours plus tard, il revint me demander de la part de M. le duc 10,000 livres, mais rien d’écrit !… « Dix mille livres ? soit : je les donnerai, je porterai moi-même à M. le duc la somme en billets de caisse. — Non pas ! il exige de l’or… Mais vous ne viendrez point ; vous ne savez pas… les circonstances… Il souffrirait trop… si vous le voyiez… dans un taudis… entre nous, peu fait pour un homme… qui a eu le noble entêtement de se laisser conduire par le malheur jusqu’aux portes du désespoir, avant d’user de certaines ressources qui lui semblaient le dégrader… » M. l’abbé s’embarrassait en parlant ; il était clair pourtant que cet émissaire aimait et respectait également M. le duc. « Il faut du moins que je le prévienne, ajouta-t-il. Dans deux heures je reviendrai ; mais de l’or, s’il vous plaît ! — Je n’en ai pas à beaucoup près pour la somme ; au reste, je donnerai tout ce que j’ai. » Je ne sais, mesdames, comment toutes choses ont pu tourner ; mais depuis cette conversation, je n’ai entendu parler ni de M. le duc, ni de M. l’abbé, et la bague fine m’est restée. Point de noms ! point d’adresses ! Il n’y avait certainement qu’un seigneur qui dût agir avec cet excès de confiance pour un pareil bijou ; un bourgeois qui l’aurait laissé entre mes mains, m’aurait fait faire dix pages d’écriture. Cependant moi qui suis honnête homme[1], et qui trouvais à me défaire du solitaire avec quelque profit, je désire me mettre en règle, et m’adresse à la police. J’offre de consigner 10,000 livres, afin que le brillant soit le mien, et que je puisse en disposer. Mais quel étonnement, lorsqu’on me signifie la défense de le vendre ! Il y a de cela… six semaines à peu près, et pourtant l’argent que je destinais à cette acquisition, dort, et mon occasion est manquée. Monsieur (en montrant l’inspecteur) vient enfin de raviver cette affaire-là. — Vous avez donc encore le vrai brillant, monsieur ? s’écrie Monrose avec impétuosité. — Je viens de le dire, M. le chevalier ; je l’ai même sur moi : le voici. »

Un malheureux qu’on délivre des flammes, lorsque le bûcher commence à s’allumer, n’est pas aussi transporté que Monrose ; il saute à trois pieds de haut, et crie : « Eh bien ! madame la baronne ? Eh bien ! vous voyez pourtant ! La voilà… les voilà toutes deux ! » Il se jette à mon cou, m’embrasse, m’étouffe. « N’est-ce pas, comtesse, que vous n’avez pas cru un seul instant… — Non, sans doute, mais il ne faut pas pour cela m’étrangler ! — Voyez, baronne, elle a le cœur meilleur que vous, la comtesse ; elle ne m’a point soupçonné ! » La pauvre Folaise, interdite, ne savait comment racheter ses torts. Elle en avait de réels ; clairement elle avait décelé de la passion ; elle avait outragé cet homme charmant qui pourtant neuf fois, une certaine nuit, s’était sacrifié pour elle ; mais bien plus mécontent était l’honnête homme de joaillier, lorsque, sommé de venir avec l’inspecteur chez la dame Popinel, à qui la bague primitive avait été volée, il comprit qu’il perdait net quatre ou cinq mille livres qu’il se proposait bien de gagner sur le bijou. Cependant il fit contre fortune bon cœur, confia le vrai brillant à l’inspecteur, sous prétexte que ses occupations ne lui permettaient point de perdre du temps à courir les rues, et le laissa maître de faire tout pour le mieux. « Mais votre rôle finira, lui répondit celui-ci, quand vous aurez reçu le prix de votre bague de strass, et signé ce dont vous nous avez fait part. » On donna trois louis pour le faux brillant, et l’orfèvre fut éconduit, point trop poliment, par l’homme de la police.

Restait à savoir comment M. le duc et M. l’abbé, son agent, avaient fait pour ne point consommer utilement leur filouterie. L’inspecteur assura que bientôt il serait instruit à cet égard par la voie des bureaux ; mais nous le fûmes plus tôt encore, ayant passé, sur l’heure, chez madame Popinel, à qui nous rapportions sa bague fine. Cette dame nous accueillit fort bien. Elle nous avoua que l’abbé, qui pendant longtemps avait eu toute sa confiance, pouvait avoir eu mille occasions d’escamoter dans son écrin le vrai solitaire, et d’y substituer le faux ; que c’était l’abbé lui-même, qui, présidant un jour à sa toilette, avait dénoncé comme équivoque la bague rapportée de la part de M. le chevalier, observation qui avait frappé madame Popinel, et qui s’était trouvée juste lorsque, le lendemain, on avait éprouvé la bague chez un joaillier voisin. De là tout le pot-pourri, de là mille petits actes de vengeance, bien fondés, à ce qu’il semble, et de la part de la douairière, qui se croyait mystifiée, et de celle de Sylvina, qui avait sur le cœur que Monrose eût assez mal payé les chevaux ; enfin de la part d’Adélaïde, également piquée, encline à croire le mal et à soutenir l’abbé, quoiqu’elle n’eût ni estime ni amitié pour lui, sentiments dont lui-même avouait, comme on sait, que cette créature était incapable.

Pas plus tard que le lendemain, Saint-Lubin, dont l’inspecteur de police avait retenu le nom, fut averti, par un billet de la part de l’orfèvre, qu’enfin on l’avait déterré, et qu’on le priait de venir toucher, pour M. le duc son ami, les 10,000 livres en or demandés pour paiement du solitaire. L’appât de la somme étourdit l’escroc sur le danger de tomber peut-être dans un piége. Malgré la défiance qui l’avait jusqu’alors empêché de réclamer l’argent, faute d’un mot d’écrit qu’il eût fallu se procurer avant le départ inopiné de la Bousinière, il osa se montrer chez le joaillier. À peine mettait-il le pied dans la boutique, que quatre recors se ruèrent sur lui, le saisirent et le conduisirent à cent pas de cette maison, au Châtelet. M. le duc échappait heureusement au revenant bon de sa complicité, grâce à sa transplantation en Allemagne.


  1. Que pensez-vous, lecteur, des gens qui se recommandent ainsi sans nécessité ?