Monrose ou le Libertin par fatalité/III/34

Lécrivain et Briard (p. 199-205).
Troisième partie, chapitre XXXIV


CHAPITRE XXXIV

QUI RAMÈNE D’ANCIENS PERSONNAGES


L’éclaircissement qu’il y avait eu chez moi, à l’occasion de la bague, avait rapproché de nous Sylvina, qui n’aurait pas cessé d’être de nos amies, si d’elle-même elle ne s’était isolée à la suite de ses propos, moins imputables pourtant à son cœur, toujours bon et sûr, qu’à son esprit descendu aux petites faiblesses de la jalousie et du commérage. Comme elle était revenue chez moi peu de jours après la négociation de l’inspecteur, comme elle s’y conduisait de manière à me rendre parfaitement contente d’elle, je voulus bien, pour lui complaire, à l’occasion des Caffardière, ses protégés, prendre l’engagement de solliciter en leur faveur, et (tant soit peu par curiosité) celui de recevoir leur visite.

Bientôt après, j’ai le rare avantage d’être saluée par Éléonore et son cher époux Caffardot !… Reprenons-nous bien vite : Monsieur de la Caffardière. (Depuis ce mariage, le nom roturier de ce bon gentilhomme n’avait plus été proféré : qui eût fait cette faute eût été l’ennemi déclaré de la famille.) Madame de la Caffardière, grâce à sept années qu’elle avait amassées depuis notre première connaissance, ne se ressemblait déjà plus. Pas l’ombre de beauté maintenant ; point de tournure, des yeux caves, du hâle, des dents négligées, cet air provincial auquel on finit par se résigner quand on n’a pas eu la bonne tradition ; cette négligence de maintien, qui est le fruit des accouchements fréquents et de la nonchalance casanière ; cet oubli de se faire valoir, dans lequel s’éteint le désir de plaire, quand il n’a pas été cimenté par le succès : tout cela déparait furieusement madame de la Caffardière ; il ne lui restait que sa physionomie dure, son air hautain… (à propos de quoi ?) dégénéré en air d’humeur. De son côté, le sieur de la Caffardière, à qui le cher beau-père avait fait passer sa charge, était aussi ridicule robin qu’il avait été ridicule homme d’épée. Malgré sa belle perruque à longs crins, sa figure de convention, mi-partie de la gravité magistrale et de l’abnégation chrétienne, offrait toujours une aussi plate qu’ignoble caricature, et cependant il était très-vrai que la nature n’avait pas eu l’intention de faire de ce grand dadais un vilain homme : c’est de quoi Thérèse s’était très-judicieusement avisée dans le temps.

Ces époux (la dame surtout, qui ne m’avait pas revue depuis la première époque) furent trop étourdis du faste de ma maison et de la brillante métamorphose de tout ce qui tenait à moi, pour qu’il pussent se rappeler la petite chanteuse avortée du concert de M. Girardel, l’amie des Fiorelli, le lutin d’autrefois. Ils s’y prirent sottement avec moi, comme si j’eusse été quelque grande protectrice, m’accablant d’adulations et d’hyperboliques éloges. Ce ne fut assurément pas par reconnaissance de ce dégoûtant encens que je promis de me mêler chaudement de leur procès. Le fond de cette affaire était une misère. Mais grâce aux passions qui l’avaient envenimée, à l’inexpérience et peut-être à l’iniquité des premiers tribunaux, elle était devenue compliquée, obscure et ruineuse. Les appelants me paraissaient avoir raison… En tout, j’augurais bien de leur succès, aucun des procès pour lesquels j’avais daigné dire un mot n’ayant été perdu jusqu’alors. Gardez-vous de croire, lecteur, que ces réussites n’aient point toujours été justes.

L’odieux président, duquel je m’informai beaucoup, s’était fait lettré philosophe ; car il faut bien être encore jusqu’au bout quelque chose dans le monde, quand on a eu la fureur d’être sur les tréteaux, au lieu de se ranger prudemment dans la foule des spectateurs. Le vieux fou s’était mis à la tête d’une vingtaine d’autres, auxquels il avait persuadé, sans beaucoup de peine, qu’ils étaient des gens d’esprit. Ces aspirants aux honneurs du Parnasse s’exerçaient clandestinement dans la carrière de la littérature, des arts et des talents, afin de percer l’œuf un jour, et d’éclore tout d’un coup sous la forme d’une académie. En attendant, il faisait le charme de la contrée par un déluge d’énigmes, de charades et de logogriphes.

Lambert, ce cher homme dont je conservais, ainsi que de la jolie Dupré, devenue son épouse, un bien agréable souvenir, Lambert faisait, dans le pays des Caffardière, un bien infini. On lui devait plusieurs établissements utiles, des embellissements et l’éducation pittoresque de plusieurs jeunes gens réunis sous sa direction, qui faisaient de grands progrès dans le dessin, la sculpture et les autres arts, Lambert n’étant pas seulement sculpteur habile, mais aussi peintre agréable et architecte passable. Madame Lambert, qui devait être toujours bien, puisqu’on ne disait pas qu’elle fût enlaidie, circonstance qu’une femme qui en peint une autre n’oublie jamais, madame Lambert continuait d’être une excellente femme. Uniquement occupée du bonheur de son époux et de leurs enfants, elle y avait tout le succès dont on est sûr dans ce genre, quand on ne néglige rien de ce qui peut l’obtenir.

On ne me donnait pas des nouvelles aussi satisfaisantes du ménage de Le Franc. Ils se souvenaient trop, et avec trop peu de repentir, l’époux, d’avoir été vagabond, tapageur et libertin, l’épouse, d’avoir été fille d’amour, folle du plaisir bruyant et de ruineuse parure.

M. Le Franc avait dédaigné d’être fermier comme son père, et s’était cru plus honoré d’une petite charge dans les gardes du gouverneur, afin d’avoir le droit de porter l’épée[1] ! Déserteur de l’hymen, et sacrifiant volontiers à Bacchus, à Vénus, les Le Franc vivaient ensemble, tantôt bien, tantôt mal. La petite fortune décroissait à vue d’œil. On se raccrochait à des entreprises hasardeuses, et puis l’on tombait de mal en pis. De temps en temps les charmes de madame faisaient revenir au moulin un peu d’eau. Parfois, le mari le trouvait bon, parfois il mettait aussi son bonnet de travers, et il y avait esclandre. Puis la paix se faisait sur de nouveaux frais au lit ou le verre à la main. Au surplus, lors du départ des Caffardière, M. Le Franc était fort malade, et déjà sa femme avait dit en confidence à quelques amis, que, s’il venait à mourir, elle viendrait bien vite à Paris faire son premier métier, le seul pour lequel elle se soit jamais senti de la vocation, et qu’elle juge infiniment plus agréable, comme il est plus aisé, que celui d’honnête femme. Il ne faut pas demander si madame de la Caffardière, orateur pour tous ces détails, se délectait à médire de son ancienne bonne amie Thérèse, devenue, par tout ce qu’on sait, l’être de l’univers pour qui elle avait la plus active, mais aussi la plus excusable aversion.


  1. Avant que le noble commençât à se trouver trop chargé de l’arme qui pendant tant de siècles l’avait distingué du roturier, son antipode, celui-ci faisait grand cas du moindre état qui comportait le privilége d’avoir une épée. L’artiste, à la bonne heure ! mais aussi le commis et même l’histrion se pavanaient à la faveur de leur brette. C’était fort mal que ces derniers singeassent ainsi les défenseurs de la patrie ; mais fallait-il, à cause de cet abus, renoncer au plus beau des priviléges ? On commença dès lors à juger peu capables de bien se servir de leur épée ceux qui la mettaient volontairement au croc pour se confondre avec le fretin de la société. Messieurs, comment vous trouvez-vous aujourd’hui du petit frac, du chapeau rond et de la badine que vous avez philosophiquement substitués à la broderie, au galon, au plumet, à l’épée, gothiques décorations de vos aïeux ? (Note du censeur.)