Monrose ou le Libertin par fatalité/III/29

Lécrivain et Briard (p. 169-173).
Troisième partie, chapitre XXIX


CHAPITRE XXIX

OISEAU DE MAUVAIS AUGURE. ON S’EN VA


Il y a parmi nous, cher lecteur, un être dont j’ai fait rarement mention, et que vous pourriez bien avoir perdu de vue dans la foule. C’est sir Georges, cet Anglais aussi taciturne que beau, qui ne tient à la société que par notre prélat, à qui milord Kinston l’a recommandé, et par madame Floricourt, qui le distingue. L’habitude de vivre sous le même toit m’avait enfin rendu d’autant plus familière avec cette femme, qu’elle était fort entichée du schisme à la mode, et que nous nous faisions volontiers un petit doigt de cour. Un matin, à la suite de quelque chose de plus doux que des confidences, je la poussai sur l’article du compassé baronnet.

« J’aimerais fort, me dit-elle, que vous me fissiez ces questions par jalousie ; j’y répondrai pourtant avec plaisir, ne fussent-elles dictées que par la curiosité. Notre aimable évêque avait Belmont : je leur devais la retraite d’un grossier richard qui m’était d’autant plus odieux qu’il avait glacé pour moi l’angélique Monrose. L’amitié de Belmont, l’amabilité du prélat, ma vive reconnaissance m’avaient également séduite, et sans y avoir pensé, je me trouvais de moitié de tous les avantages dont jouissait mon amie. Mais j’étais trop délicate pour abuser de sa générosité. Je songeais à m’isoler, quand tout à coup le hasard fit paraître chez nous sir Georges. Je peins ; j’ai le tact du beau ; la perfection physique de cet Anglais me frappa, mais plutôt d’admiration que de sympathie. Belmont fut ma confidente ; le prélat approuva ma fantaisie.

« Sir Georges est homme. Il arrivait à Paris avec la faim d’un étranger fort instruit des folies que font pour les Françaises nombre de ses graves compatriotes ; il était donc persuadé que toutes les femmes de notre sphère galante devaient être à peu près des houris. J’étais la première qu’il eût vue ; car dès le jour de son arrivée, il était venu chercher, à la campagne que nous habitions, notre prélat, pour lui remettre une lettre. Il devina d’ailleurs en soupant que Belmont était la propriété de son futur patron : j’eus donc la pomme.

« Au bout d’un temps assez court, sir Georges, encouragé par monseigneur, me fit vivement une cour peu galante, un peu fière, qui n’intéressa pas beaucoup mon cœur, mais il m’enchantait. Comme chef-d’œuvre, je l’eus.

« Ce n’est pas une femme comme moi qu’on captive par le seul mérite des formes et de la vigueur ; l’âme stérile du superbe mannequin ne fécondait point la mienne ; plus les actes d’un amour brut, sans nuance de volupté, se multipliaient, plus ils dégénéraient à mon sens, et tendaient à me devenir insipides. À la longue, sir Georges me réduisit à manquer de reconnaissance, quand je le connus à fond pour être libéral, sans grâce, assidu sans soins, sec dans ses éloges, égoïste dans ses ébats ; quand je le vis préoccupé jusque dans mon lit, ne perdant pas un instant de vue les cailletages du Parlement et de la Chambre des communes ; quand il me parlait des Grandes-Indes, lorsque je lui demandais des nouvelles de Paris ; quand, m’excédant des variations du change, il ne savait me rendre compte du destin des pièces nouvelles.

« Cet homme, chère comtesse, commençait à m’ennuyer fort, lorsque nous sommes enfin venus augmenter votre cour. Ici, dans le sein des plaisirs, l’inconcevable baronnet est devenu plus sournois, plus sombre, plus ridicule encore. Quelque sentiment profond l’agite ; mais j’ignore de quelle nature est cette secrète affection. Poli, quoique avec sécheresse, comme vous le voyez, il ne laisse pas de dédaigner complètement et notre société et nos plaisirs, dont, par bonheur, les plus doux sont pour lui lettres closes. La seule confiance qu’ait en moi l’agaçant baronnet, consiste à me faire, sans gaîté, la caricature de nos aimables, même des femmes, et même la mienne. « Et ce qui met le comble du ridicule à tout cela, dit-il toujours pour refrain, c’est d’y voir figurer sir Georges Brown ! » — Voilà certes un impertinent monsieur, ma chère Floricourt ! — Je ne sais ce qu’il a surtout contre l’adorable Monrose ; c’est principalement à son sujet qu’il donne carrière à toute l’amertume de ses observations. Oh ! vous jugez aisément que qui refuse à Monrose la justice qu’on lui doit, ne saurait être mon ami de cœur. Cependant, gardez-moi le secret, ma chère comtesse. Que Monrose ignore à jamais… » Je le promis.

Cette confidence contribua beaucoup à m’affermir dans le dessein de retourner incessamment à Paris, ayant fait, cette fois, mon séjour à la campagne beaucoup plus court que de coutume. D’Aiglemont songeait aussi, tout de bon, à joindre son régiment. Les Garancey ne demeuraient avec moi que pour m’obliger ; ils pouvaient également me cultiver dans la capitale. Saint-Amand mourait d’impatience de faire briller son chef-d’œuvre aux yeux des connaisseurs. À chaque éloge, son cœur ne devait-il pas lui répéter : « Et plus favorisé qu’Appelles, d’avance tu reçus le prix de ton talent ? »

Ce fut bien à regret que je fixai la résolution d’abandonner la campagne, si belle encore ; mais dussé-je revenir bientôt, il convenait d’éparpiller ma société : surtout je ne sais par quel pressentiment je me sentis pressé d’écarter le dissonnant sir Georges. Monrose, que je consultai sur l’impression que l’Anglais pouvait lui avoir faite, était bien éloigné d’être au pair avec lui. « Cet homme, me dit-il, est à plaindre sans doute : rien ne l’amuse que la gazette. Mais c’est tant pis pour lui. L’on sait au reste que ces messieurs sont sujets au spleen : si la charmante Floricourt ne vient point à bout de le guérir, c’est un incurable. »

Lecteurs, je vous ramène à Paris : voudriez-vous bien m’y écouter encore ?