Monrose ou le Libertin par fatalité/III/28

Lécrivain et Briard (p. 162-168).
Troisième partie, chapitre XXVIII


CHAPITRE XXVIII

DU BIEN ET DU MAL SUR LE COMPTE DU
GRAND-CHANOINE. SON DÉPART


Absolument inutile où j’étais, je m’éloignai de ces censeurs, bien rassurée pour leur parfaite intelligence. L’aube du jour commençait à paraître ; je ne me sentais aucune disposition à dormir ; j’allai seule errer dans mes bosquets anglais… Je ne fus pas peu surprise d’entendre converser, si matin, dans un cabinet de verdure.

M’étant mise, sans bruit, fort à portée, je reconnus qu’il y avait là madame de Garancey, le grand-chanoine et son Armande… « Délicieux, disait la marquise en lisant tout bas un papier… Bien !… De la tournure, du naturel… Que je t’embrasse, ma chère enfant ; on ne peut annoncer plus de talent. Je veux une copie de ces jolis vers… Nous causerons ensuite des légères incorrections qui s’y trouvent. — C’est donc du bon véritablement ? demandait le comte avec l’intérêt d’un ami. — Du très-bon, je vous jure ; mais, comte, si notre projet s’exécute, vous allez vous trouver étrangement lésé. Me céder cette chère enfant, c’est faire une perte irréparable… — Ah ! madame ! le cher comte a promis… — Voyez la petite méchante ! comme elle brûle de me quitter ! — Oh ! non, bon ami, je t’aime bien, je t’aimerai toujours, mais… c’est que j’aime bien aussi madame, et… ce qu’elle a la bonté de m’offrir est… si différent de… ce qu’avec la meilleure volonté du monde, tu ne peux… rendre… honnête pour moi… » Le ton baissait à mesure que cette difficile période coulait de la bouche d’Armande… « Eh bien ! ma chère, a dit alors avec l’expression d’un effort sur lui-même le grand-chanoine attendri, je veux te prouver que c’est aussi pour toi que je t’aime : je consens à tout. — Cela est généreux pour elle, a répliqué la marquise, et n’est pas moins obligeant pour moi. — C’est dit, madame, elle est à vous. — Je réponds de son sort. — Vous savez nos conventions ? Incessamment je fais un tour à Paris, pour régler avec un notaire les dispositions dont je vous ai fait part. — Je ne puis vous disputer la satisfaction de contribuer à son aisance. » À chaque réplique, la reconnaissante Armande avait à droite, à gauche, porté ses démonstrations et ses caresses.

Ainsi, je comprenais qu’Armande allait devenir chez la marquise une espèce de demoiselle de compagnie, une collaboratrice. Sous ce dernier rapport surtout, ces femmes se convenaient parfaitement. « Cher comte, ajouta la marquise, je me flatte que nous nous verrons beaucoup à Paris ? — J’aurai tout l’empressement imaginable à vous y faire assidûment ma cour. — Je ferai probablement un dernier voyage en province pour y dissoudre tout à fait mon établissement et revenir bien vite m’ancrer dans la capitale. — Vous ne seriez nulle part ailleurs à votre place. — Il a bien raison, madame, dit Armande ; la lumière a trop longtemps été sous le boisseau… » Alors, la marquise tracassée : Mais que faites-vous là, comte ?… Ôtez-vous donc. Je dois vous prévenir que depuis hier… Allons, finissez ; vous allez vous salir… — N’importe !… — Tout de bon, je ne souffre jamais que dans ce moment là… Non, pas même m’embrasser ; je crains… — Votre haleine est pure comme la rose… — Eh bien ! c’est assez !… — Maman, tu vois combien je suis docile. Cependant, sans te désobéir on pourrait… » Il attire en même temps la marquise, et la faisant tourner dans ses bras, il l’attaque à rebours. « Tiens, tiens, regarde ! Armande… admire : y en a-t-il de plus belles au monde ? Baise celle-ci, et moi l’autre. — Ils sont fous ! » La flatteuse Armande obéit : les jumelles potelées n’en sont pas quittes pour un seul baiser…

Le reste ne peut se conter, cher lecteur ; on cessait de parler au cabinet, je craignais de faire du bruit ; il fallut être témoin d’une infamie.

C’est alors que j’appris à quel degré l’excellence tonsurée portait l’excès de ses libertins caprices. Tandis qu’il avait la marquise sans la contrarier, Armande, avec l’air de l’habitude, tira de sa poche un joujou de couvent, et en se masculinisant insulta le comte. En voilà déjà trop… Lecteur, si ton imagination n’a pas rejeté dès le premier mot cette burlesque image, je lui laisse le soin de se l’achever.

Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 173
Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 173

Quand je vis que le trio ne pouvait plus s’en dédire, je battis des mains avec la dernière vivacité, fuyant d’un pas si preste, qu’ayant à se rajuster, les acteurs ne pouvaient guère essayer de m’atteindre. Je me jetai dans un tronc d’arbre dont j’avais la clef[1]. De là, j’entendis un moment après mes dévergondés revenir gaîment, en s’évertuant à deviner qui leur avait fait malice. « Si ce pouvait être la comtesse, disait le luxurieux Allemand, ce serait un bon prétexte pour y faire passer aussi le sien. — Oh ! de celui-là pour le coup, repartit la marquise, le mien serait jaloux ! » On marchait ; je ne pus entendre la suite de ces folies.

Cependant mon portrait était fini : l’amour ayant guidé le pinceau du génie, le morceau ne pouvait être qu’un chef-d’œuvre. Il échauffa la verve de madame de Garancey. Un divertissement fut clandestinement préparé pour l’inauguration. J’avais réuni, au même jour de cette cérémonie, celle des mariages que, chaque année, je faisais dans ma terre. On saura qu’au lieu d’honorer une seule rosière, j’unissais et dotais convenablement, d’après le rapport d’un homme d’affaire très-intègre qui gérait mes biens, tel nombre que ce fût d’amants utiles et honnêtes, sans égard aux attraits de la figure ou d’autres avantages. C’était pour le bonheur de ces individus, et non pour flatter mon amour-propre, que j’acquittais cette dette de l’humanité. Quelque anticipation, effet de la confiance qu’on avait en moi, quelque épaississement de la taille des prétendues n’étaient point des causes d’exclusion ; au contraire, on s’aimait ; on avait, en tout bien tout honneur, le désir de vivre et de mourir ensemble ; il ne fallait pas plus de vertu pour avoir droit à ma faveur : si bien qu’après la cérémonie, mes rosières existaient également sans honte et sans orgueil. L’amour avait fait, chez moi, des siennes cette année-là. Six fillettes, dont la plus âgée n’avait pas dix-huit ans, étaient toutes au point de ne pouvoir être remises à l’année suivante. La plus jeune s’était enamourée au catéchisme, où elle s’instruisait pour sa première communion. Le curé m’assurait qu’il n’y en avait pas eu de plus édifiante à la sainte table !

Tandis que je m’occupais délicieusement de bien divertir mes villageois, on travaillait, à la sourdine, à me diviniser. Je fus plus heureuse que mes amis ; tout leur art ne vint point à bout de tourner une seule tête ; j’en tournai bien naturellement douze au moins, et toutes les autres ne furent guère plus sages.

Lecteurs, ouvrez les romans ; vous y trouverez des descriptions fleuries de fêtes pastorales, bourgeoises, poétiques, héroïques, et tout cela beaucoup mieux dit que je n’en viendrais à bout. Furetez ces brillants écrits, vous y trouverez éparses toutes les pièces de mon apothéose et des noces de mes villageois.

J’avais recommandé bien instamment aux égypans de ma société d’être discrets avec nos Perrettes, de ne pas tailler de la besogne pour l’an d’après, et surtout de ne point usurper, à mon défaut, le droit du seigneur. On m’avait promis les plus belles choses du monde ; cependant, vers le milieu du bal de nuit, le curé, surintendant au dehors, me porta des plaintes, notamment contre le grand-chanoine. Celui-ci, cité, répondit tout net à ses accusateurs qu’il ne s’était engagé qu’à ne pas violer. Le lendemain il partit, emmenant, au lieu d’Armande, le jeune et très-joli frère d’une des nouvelles mariées dont il avait généreusement doublé la dot et les plaisirs.


  1. Les gens pour lesquels il faut tout dire, apprendront ici que, dans beaucoup de jardins anglais, on voit de ces troncs factices, de trois à quatre pieds de diamètre, et terminée par les pointes d’une fracture. Ce sont quelquefois des lieux d’aisance sous lesquels court un rapide filet d’eau qui les purge de tout ce qui pourrait trahir leur immonde destination.