Monrose ou le Libertin par fatalité/III/27

Lécrivain et Briard (p. 154-161).
Troisième partie, chapitre XXVII


CHAPITRE XXVII

PRESQUE TOUT MORAL


Cependant le destin ne semblait-il pas accorder une protection particulière au fortuné Monrose ? Ses ennemis, tous les êtres desquels il pouvait avoir à se plaindre, étaient punis les uns par les autres, et s’entre-détruisaient ! Il avait eu l’adresse de raser impunément la dangereuse surface du bourbier de la mauvaise compagnie. À travers les orgies de… ce qu’afin d’être entendue de tout le monde, je nommerai le libertinage, plus d’un cœur se pénétrait pour notre héros de sentiments profonds, et formait le vœu de contribuer à son bonheur. C’est ainsi qu’était particulièrement inspirée la charmante marquise d’Aiglemont. Les épiant une nuit que je les avais vus ensemble, je recueillis ce fragment d’un bien intéressant entretien « … Je ne suis pas de cet avis, mon toutou. Vingt-trois ans à peine, ta figure, l’avancement, tout de bon honorable, que tu as déjà par devers toi ; ton excellent autant qu’aimable esprit, qui te rend bien plus recommandable que tout le reste, voilà trop de titres pour que tu ne les fasses pas valoir. Qui mieux que toi peut marcher à grands pas vers la fortune ? Dire que tu le peux, ce n’est pas assez ; tu le dois. — Pourquoi, ma chère ? Seul au monde du nom de Kerlandec… — Tu te marieras, mon ami, et dès lors tu ne seras plus seul. Ne suis-je pas fondée, fripon, à te prédire lignée ?… » Un bon baiser fut le point final de cette période. « Supposons-la, cette lignée ; que puis-je faire dès à présent pour elle ? On est en pleine paix ; viendrai-je me jeter, au péril de mille dégoûts, à travers une foule d’aspirants, pour leur disputer quelque emploi ?… Au dessous de mon grade, je n’accepterais rien : tu sais combien tout le reste est recherché, envié. Quelles brigues, quelles cabales, quelles noirceurs, au besoin, les gens surtout qui n’ont aucun mérite, mettent en usage !… — Écoute, crois-tu que je t’aime ? — J’y crois autant qu’à ma propre existence. — Crois-tu qu’ayant plus d’un parent en crédit à la cour, je puisse, à mon tour, m’y mettre en bonne posture ? — Ah ! tu captiveras tous les esprits comme tous les cœurs. — Les cœurs, c’est autre chose, je n’en veux qu’un… et le garde. (Un baiser.) Mais je tâcherai de me faire aimer de tous les honnêtes gens : c’est bien assez… — Ils sont rares dans ce pays-là… — Soit, mais ce n’est pas à nous d’en convenir. Il est temps, mon cher, de te défaire absolument, que dis-je, de n’en pas conserver le moindre vestige… — De quoi, ma Flore ? (Flore était un des noms de baptême de la marquise.) — De cette morale américaine, de cette prétendue philosophie qui, si elle a séduit bien des gens de bonne foi, n’est pourtant au fond que le jargon hypocrite du plus grand nombre de ceux qui l’affichent. Cette multitude, de jour en jour plus insolente, ne clabaude contre la cour, n’en exagère les défauts, très-avérés, je l’avoue, qu’afin de fournir insensiblement, à une ancienne et venimeuse haine, des moyens d’arriver aux fins les moins philosophiques. Les vices de la cour, en cela surtout très-condamnables, ne sont si décriés que parce qu’on y dédaigne de les voiler. Mais certaines classes qui n’osent encore afficher les leurs, sont-elles plus pures ? Non, si jamais il arrivait une époque d’audace et d’impunité, que quelques essais malheureux ont fait différer encore, on verrait si les détracteurs de cette coupable cour seraient plus vertueux, et s’ils feraient supporter du moins, au moyen de quelques formes passables, les déraisonnables excès de leurs passions. Je veux, mon ami, te réconcilier avec le séjour que doit habiter ton amie. Je veux que toi-même y fournisses bientôt un nouvel ornement. Ou je ne le pourrai, mon cher, ou je l’intéresserai quelque jour, cette adorable souveraine qui peut tout maintenant, et qui (son ascendant dût-il souffrir quelque échec, à la suite des orages que d’ingrats ennemis lui préparent à la sourdine)[1] saura pourtant ramener, tôt ou tard, tout le monde à elle, et dicter encore la loi. Jamais, mon toutou, je ne te conseillerai de former les plans d’une ambition désordonnée ; mais tout ce qu’il est possible à un bon gentilhomme, à un brave militaire d’atteindre, tu dois t’efforcer de l’obtenir. Ta fortune te permet de traiter de quelque charge : si la guerre survenait, tu serais là, j’y serais aussi… Oui, Monrose, il faut que tu y sois. Infailliblement, nous nous serons quelque jour d’une mutuelle utilité. Vois, tout près du soleil, comme se sont entr’aidés la D. de P… et le comte de V… ! Dans une sphère plus reculée, quoique dans le même tourbillon, je te citerais bien d’autres exemples ; fournissons-en un de plus, mon toutou. Ah ! de ma part, je te jure, l’association sera bien fidèle ! »

Des caresses passionnées furent la seule réplique de l’heureux Monrose à des propos si flatteurs… « Te voilà ! ajouta gaîment la marquise ; on ne peut parler un instant raison avec ce démon-là ! — Pourquoi ne peut-on ni te voir, ni t’entendre sans la perdre ? » La pause, qui n’était pas un repos, fut longue ; madame d’Aiglemont continua. « Ainsi je fais tout ce que tu veux, mon toutou. Promets-moi d’accomplir à ton tour quelques-unes de mes volontés. — Elles seront en tout temps mes lois. — Eh bien ! nous retournerons incessamment à Paris ; nous nous occuperons, dès lors, de trouver pour toi quelque débouché convenable. Tu te fixeras à Fontainebleau pour tout le temps du voyage. Tu verras d’autres gens ; il te viendra d’autres idées… car, entre nous, j’en ai surpris à la volée quelques-unes qui ne me plaisent point, non plus que ton admiration pour certains personnages que tu as connus là-bas, et que tu crois de futurs grands hommes. En général, je soupçonne, moi, tes confrères au petit aigle et autres ex-Américains, dont tu fais grand cas, de n’être pour la plupart que des docteurs dangereux, ou des perroquets mal appris ; je voudrais te voir moins engoué de cette clique… Écoute là-dessus mon mari. C’est le fou du meilleur sens qu’il y ait au monde. Il t’aime… — Il a bien de la bonté ! Ce n’est pas ici le lieu de me vanter de tout l’attachement, — ah ! pourtant bien sincère ! — que j’ai aussi pour lui… — C’est un Français, mon mari. Crois que, si nos rapports le blessaient, il n’aurait pas la bassesse de les souffrir… D’Aiglemont n’est pas non plus un philosophe, mais un pur chevalier qu’on verra, sans qu’il ait raisonné, sans qu’il se soit composé un système parmi les gens qui en affichent dans les livres, faire très-bien son métier quand il le faudra sérieusement, agir toujours aussi juste que s’il avait pris la peine d’y songer beaucoup, et rapporter tous ses principes, toutes ses actions, au plus grand bien de son pays… »

J’avais beau connaître à fond les ressources secrètes de ma singulière maison, j’étais à mille lieues du soupçon que d’Aiglemont pût entendre son épouse… Il parut. J’en frémis… Mais il courut gaîment au lit, sans penser qu’il pouvait faire mourir de peur les bonnes gens qui l’occupaient. Tandis qu’avec transport il embrasse sa petite femme, d’un bras vigoureux il retient Monrose qui tente de s’échapper. « Reste, mon ami, lui dit-il avec bonté. Ah ! Flore ! que tu viens de me rendre heureux ! Tu m’estimes donc ? Je viens d’en acquérir une preuve qui ne peut m’être suspecte. Je voulais bien n’être point un mari gênant, mais je voulais également n’être ni méprisé, ni méprisable ; maintenant que ta façon de penser m’est connue… » Un doux transport, mais assez délicat pour ne pas même offenser Monrose, acheva cette tirade de sentiment… « Monrose, continua l’étonnant mari, je te déclare que tu n’as cessé de m’avoir pour rival. Aime Flore, j’y consens ; mais sache que je l’aime autant que toi, et que ce sera, entre nous deux, à qui la chérira davantage, à qui le lui prouvera le mieux, à qui surtout se fera le plus estimer d’elle… »

Français ! vous voilà définis… Français ! je veux dire ceux qui sont dignes de cette qualification glorieuse… Je ne parle pas de vous, systématiques raisonneurs, sots imitateurs de nos rivaux, de nos ennemis, pantins dégénérés, qui, sous prétexte que le Français est léger par nature, méconnaissez tous les devoirs de votre tâche héréditaire, toute règle de conduite, tout lien à la chose publique, tout principe soutenu, tout sentiment épuré et fidèle. J’appelle Français un être tour à tour sage et fou, qui, pourvu qu’il prenne la peine de penser une heure par jour, rentre à l’instant dans la carrière du devoir ; qui s’estime, qui se préfère à ses rivaux, et fait, au besoin, justifier cette préférence ; qui, souvent faible et parfois ridicule, ne descend pourtant jamais jusqu’à l’avilissement, tandis que tant de gens très-vils s’entourent d’apparences austères… raisonnent beaucoup, et sont pourtant tout au moins nuls, s’ils ne sont pas très-nuisibles… Je ne sais pourquoi je crains que la race des vrais Français ne soit bientôt épuisée. Leurs vertus du moins ont cessé. Attendons comment on tournera. Nous sommes, à bon compte, bien approvisionnés de penseurs, de frondeurs, d’égoïstes, d’esprits forts… et tout cela se nomme Anglomanes ou philosophes. Voyons quel bien il en résultera.


  1. La marquise était du nombre de certaines personnes, instruites en bon lieu, qui ont prétendu que l’odieuse aventure du mois d’août 1785 était le résultat d’une ancienne conspiration contre l’honneur et le repos de la plus aimable princesse, et que, dès lors, tout ce qui s’est passé depuis de plus généralement nuisible était préparé.