Monrose ou le Libertin par fatalité/III/16

Lécrivain et Briard (p. 87-92).
Troisième partie, chapitre XVI


CHAPITRE XVI

INCONSÉQUENCE D’AGLAÉ ET SA
JUSTIFICATION


Sur le soir, il ne fut pas trop amusant pour moi d’apprendre comment, arrachant à l’autel de Vesta ma chère acolyte, on lui avait fait offrir un si rude sacrifice sur l’autel du dieu des jardins. Cependant, comme j’avais en quelque sorte préparé par ma faute ce brusque schisme, il ne me convint pas de paraître en ressentir un extrême déplaisir. D’ailleurs, tout cela s’était passé entre des personnes qui m’étaient infiniment chères ; je m’apercevais encore que pour peu qu’on m’eût vue trop sévère, on se fût ligué contre moi ; car les coupables n’avaient pas été longtemps divisés d’intérêt : je veux dire que le cruel holocauste dont ma jouvencelle avait fait les frais était à peine consommé, qu’il y avait eu, comme je le démêlai à travers le récit, des pourparlers de conciliation, et qu’une paix peu difficile s’était faite entre Aglaé, la marquise et leur commun amant. Amant ! se peut-il qu’il n’y ait dans notre pauvre langue que ce seul mot pour désigner toute espèce de vainqueur qui peut avoir une femme sans la formalité de l’hymen ! Bel amant, en vérité, que celui qui est heureux par le violent moyen dont notre héros vient d’user !

Par quel enchantement pourtant une frêle et tendre créature peut-elle, en pareil cas, non-seulement conserver un peu d’indulgence pour celui qui vient de la martyriser, mais éprouver au contraire pour lui quelque degré d’attendrissement et des dispositions à l’aimer davantage ! C’est la révolution qui venait de s’opérer en faveur de Monrose dans le cœur de la martyre Aglaé.

Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 89
Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 89

Peu après la catastrophe, on l’avait enfin apaisée ; elle s’était repentie de ses duretés envers une sincère amie, de sa violence envers un charmant garçon, qui pour tout reproche laissait voir certaines rougeurs dont son visage était sillonné, et que la contrite égratigneuse lavait bien tendrement de ses larmes… Toute sa colère, toutes ses répugnances se réunissaient pour lors contre l’opération même qu’elle venait de subir. On voulait bien encore l’éclairer doucement sur l’injustice de cette aversion ; mais on ne venait point à bout de lui persuader que cette étrange manœuvre fût quelque chose de bon en soi, ni qu’aucune forme pût y faire trouver des délices. L’exemple en pareil cas ayant mille fois plus de force que tous les raisonnements, il ne restait plus à la marquise que le fait même pour dernier moyen de conviction. Qu’on n’oublie pas qu’elle avait sérieusement à cœur de ramener une imagination égarée et de n’avoir absolument plus rien à craindre elle-même, dès qu’Aglaé penserait enfin juste de tout ce qui s’était passé. Ainsi donc à son tour, sous les yeux de l’effarouchée, la marquise s’était soumise à la même épreuve, et l’observatrice avait été considérablement surprise de voir que ce qui l’avait assassinée faisait mourir de plaisir madame d’Aiglemont. « Eh bien ! avait dit après cette scène Aglaé, soupirante et pénétrée d’émotion, il faudra voir une autre fois ; et si je puis m’y faire, je ne serai pas assez fausse pour disconvenir du goût que j’y aurai pris. »

Je sens fort bien, ami lecteur, que tant d’inconséquence n’est pas du tout dans l’ordre du roman ; mais je vous le redirai sans cesse : ceci n’en est point un ; autrement vous me trouveriez toujours renfermée dans les règles de l’art, affectant de conserver au même personnage, pendant le cours de son rôle, le caractère dont il m’aurait plu de le revêtir. Or, cette persévérance n’est point dans la nature ; celle-ci ne se trouve jamais peinte dans les romans : c’est dans ce sens qu’ils passent avec raison pour ne donner que de fausses idées et pour gâter les bons esprits. L’histoire, telle que je me pique de l’écrire, n’a pas cet insidieux défaut. On y voit partout l’homme (et la femme, bien entendu) varier sans cesse, et c’est la vraie nature incontestablement. L’homme est un tel animal, que ce qui le passionne aujourd’hui, peut lui être demain de la plus complète indifférence.

L’imagination ou les préjugés peuvent élever chez nous de hauts échafaudages : le moindre choc d’une situation imprévue, d’une passion violente, les fait écrouler. Le vœu d’une énorme pierre qui gît sur la surface de la terre, serait de se précipiter jusqu’au centre, s’il y avait moyen. Cependant on destine la lourde masse à couronner le faîte d’un édifice élevé. On la façonne, on la lie : elle monte, coûtant bien de la fatigue et des sueurs aux ouvriers ; mais à moitié chemin la corde se rompt, et plus prompte que l’éclair, la pierre retombe, obéissant à l’immuable loi. C’est ainsi de nous : notre gravitation, c’est cet attrait naturel, si doux, qui presse un sexe de se jeter à corps perdu dans les bras de l’autre. Suivons pour exemple les chances d’Aglaé : les préjugés sont le ciseau qui l’a façonnée ; cette gloriole de dédaigner l’homme et de braver ses grossiers services, c’est la cime où il n’est ni aisé ni naturel de se hisser ; la grue, c’est mon art à faire adopter de fausses idées dont je faisais mon profit ; la rupture de la corde, c’est ce que la jeune dupe a vu chez moi, chez la marquise et tout ce qui s’en est suivi ; la chute enfin et le prompt état de repos qui y succède, c’est cette invariable gravitation respective vers les centres dont j’ai parlé.

Laissons faire Aglaé : sans doute fidèle à la nature, elle en suivra toutes les lois et se laissera facilement entraîner au besoin dans des profondeurs qui ne sont après tout qu’un abîme de délices ; encore une fois, je ne vois à tout ce qui lui est arrivé que la vraie nature, celle qu’ignorent les faiseurs de romans. Je n’ai jamais pu me laisser persuader par ces innombrables contes de femmes rigoristes, constantes dans le mépris, dans l’horreur d’une chose qu’on sait pourtant faire tant de plaisir, ou de ces folles qui se sont désespérées après s’être laissé faire. En revanche, je n’ai jamais douté du fait toutes les fois qu’on m’a raconté que la plus bégueule, la plus farouche, s’est aussitôt résignée, consolée ; qu’à travers les plus vives douleurs du préliminaire, elle a deviné que tout serait plaisir par la suite ; et qu’enfin elle a judicieusement senti que loin d’être un ennemi détestable, c’est au contraire un bienfaiteur que celui qui vient de lui mettre à la main les clefs du véritable et seul paradis terrestre[1].


  1. L’historienne, en parlant autrefois, a eu le bonheur de faire passer tant de paradoxes, qu’on ne doit pas être étonné de la hardiesse de ceux qui composent en entier ce dernier chapitre et en partie ceux qu’on lira. (Note de l’éditeur.)