Monrose ou le Libertin par fatalité/III/17

Lécrivain et Briard (p. 93-98).
Troisième partie, chapitre XVII


CHAPITRE XVII

INTRIGUES. PROGRÈS D’AGLAÉ. SAGESSE DE
MONROSE


Que dans un cas urgent la marquise eût jeté son amant dans les bras d’Aglaé, c’était un coup de politique, un parti forcé ; mais elle aimait trop ce fripon de Monrose pour qu’elle pût tolérer qu’il mît de la suite à cultiver une rivale. J’étais, après notre héros, ce que madame d’Aiglemont aimait le mieux au monde : notre amour mitigé n’égalait pas encore notre amitié cordiale. Je fus consultée, priée, suppliée de traverser les rapports fortuits de ma pupille avec mon neveu. Il s’agissait donc d’opérer en faveur d’Aglaé quelque diversion qui pût la distraire de son trop aimable dévirgineur. Mes vues ne pouvaient se tourner que vers Garancey ; car d’Aiglemont, trop léger, trop fou, tenait d’ailleurs de trop près aux intérêts secrets qu’il s’agissait de sauvegarder.

Je ne causai pas moins d’étonnement que de plaisir à Garancey, quand je lui dis qu’il m’obligerait en rendant quelques soins à ma pupille. Pour lors il m’avoua que dès le premier jour elle avait fait sur lui la plus vive impression, mais que, regardant cette Hébé comme ma propriété la plus chérie, il n’avait eu garde de trahir, par la moindre apparence, le désir brûlant qu’il aurait eu de se déclarer. Monrose et d’Aiglemont n’en avaient pas agi de même. Mais si l’on se rappelle de quelles couleurs j’ai peint dans le temps l’aimable homme qui vint à mon secours la nuit où j’étais sultane[1], et qui se conduisit depuis si délicatement avec moi, rien dans ce genre n’étonnera mon lecteur. Il était bien juste que Garancey fût heureux : qui mieux eût mérité de l’être !

Pendant une certaine promenade où je conduisis au loin Saint-Amand et sa sœur, Garancey faisant le quatrième, nous mîmes pied à terre dans une petite forêt où je connaissais un endroit bien favorable au guet-apens de l’amour ; je détournai sans affectation mons Saint-Amand ; Garancey demeura seul à travers le bois avec celle qui lui montait si bien la tête. De peur qu’il ne fût que trop tendre, trop délicat, j’avais prescrit que, dût-il être réduit à commettre quelque impertinence, il ne reparût point sans avoir atteint, avec Aglaé, la queue du roman. De mon côté, je taillais de la besogne au frère pour tout le temps qu’il leur fallait…

Quand on se retrouva, je vis deux êtres si sereins, si gais et de si bonne intelligence, qu’aussitôt je devinai comment tout s’était passé. Si j’arrêtais sur Aglaé des yeux observateurs, mais sans malice, qui semblaient lui dire : Eh bien ! les siens, baissés, mais encore pleins de volupté et plus hypocrites que contrits, me répondaient clairement : L’affaire est faite ! Un fond d’incarnat bien vif encore ajoutait à cet aveu, que confirmaient certains désordres dans la coiffure, et l’on avait bien l’ingratitude de calomnier à ce sujet un pauvre feuillage qui, loin de nuire, avait de son mieux caché les fortunés mortels !

« — Ma chère comtesse, me dit Saint-Amand après nos occupations particulières de la nuit, je crains que la tête ne tourne enfin à ma petite sœur parmi vos Adonis. Il m’est venu tantôt des idées singulières à propos du long aparté du marquis avec elle… » Je lui ris au nez. « Sans doute, lui dis-je, tu ne prétends pas que ta sœur rapporte aux Élysées une fleur qui n’est de saison qu’ici ? — Mais, madame… — Point de mais ! Abjure un reste de bourgeois préjugés ; Aglaé n’est plus une enfant ; apprends qu’elle est déjà des nôtres, que je l’ai voulu ainsi et que si tu osais t’en formaliser !… » Il me voyait pour la première fois une mine à peu près sévère ; il en trembla. Mille baisers me fermèrent aussitôt la bouche : troublé, suppliant, il me conjura d’oublier une réflexion ridicule. Je lui dis que, me piquant d’aimer sa sœur autant que lui-même, je savais aussi bien que lui ce qui convenait pour qu’elle fût heureuse, et que je répondais de ses destinées pour aussi longtemps qu’elle voudrait bien se conduire par mes conseils. J’ajoutai sur le compte de Garancey des choses vraies et si fort à sa louange, que Saint-Amand, cessant de me gronder d’avoir ainsi livré sa sœur, me pardonna de la meilleure grâce du monde. « Au surplus, continuai-je, nous la marierons, et dès qu’il se montrera quelqu’un de convenable, s’il ne faut qu’un peu de bien pour égaliser les poids, je me réserve la jouissance d’opérer cet équilibre. »

Celui-là n’aime point, qui peut disputer contre la moindre idée de sa maîtresse… Madame de Garancey, qui idolâtrait Saint-Amand, ne m’avait rien enlevé des sentiments de ce brûlant jeune homme. Il renonça donc dès cet instant à toute supériorité de frère et de mentor. Aglaé fut parfaitement libre et put à son aise faire un cours délicieux sous les leçons de Garancey, si bien fait pour pousser dans la science du plaisir une élève pourvue, comme Aglaé, des plus heureuses dispositions.

Sur ce pied, la marquise, put conserver quelque temps encore son cher Monrose sans partage. Celui-ci, très-délicat lorsqu’il avait le temps d’y songer, se piqua dès lors de ne donner aucun sujet d’alarme à cette charmante femme, qui tout de bon avait pour lui l’amour le plus flatteur.

Dès que la double intrigue me parut solidement tissue, et que je vis la bonne foi cimenter l’ouvrage du désir, je risquai d’essayer, avec les deux couples, de ces concerts de folie où du bon effet de chaque partie résulte une harmonie de parfait bonheur. Souvent Saint-Amand et moi, suivis d’Aglaé, de Garancey, de la jeune marquise et de Monrose, nous allions nous renfoncer dans les plus mystérieux recoins de mes possessions ou de la campagne ; là, foulant à l’envi le gazon ou la mousse, nous nous électrisions de plus en plus, heureux encore des voluptés où nous voyions nos amis s’abandonner, se confondre ; échos mutuels, piqués d’amoureuse émulation ; embrasant l’air de nos baisers, de nos accents, et brûlant la terre, théâtre de nos jouissances. Vous vous représenterez mal tout cela, cher lecteur, si vous êtes imbu du sot préjugé de ces gens qui croient délicat de s’isoler pour s’ébattre[2] et honteux d’avoir même des complices pour témoins du culte qu’on rend à Vénus. Mais si, par hasard, vous avez figuré dans quelques scènes analogues à celles dont je viens de donner une idée, dites-moi, quel surcroît de magie n’ont-elles pas ajouté à vos plaisirs !


  1. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre VIII, et les chapitres XVIII et XIX de la même partie.
  2. Ceci ne contredit point le conseil que j’ai donné plus haut de fermer ses portes. Il faut savoir à quelles gens on peut permettre de voir ce qu’à d’autres il faut scrupuleusement dérober.