Monrose ou le Libertin par fatalité/III/15

Lécrivain et Briard (p. 82-86).
Troisième partie, chapitre XV


CHAPITRE XV

DE L’UTILITÉ DES VERROUX. CHANCE
D’AGLAÉ


Fermez vos portes, mes chers amis ; fermez-les bien, vous dis-je, toutes les fois que vous aurez envie de vous ébattre. Que n’eus-je moi-même cette prudence dans l’occasion un peu grave de laquelle je viens de parler… assez pour que sans doute on ait deviné tout le reste ! Comment fus-je si négligente, moi qui avais fait une observation si sage à la baronne à propos du même danger ! Mais, que dis-je ! puisqu’on me surprenait, n’était-ce pas à ces messieurs de s’occuper des moyens de sûreté !

Faute de prudence, on nous vit ; et qui ?… Rien moins que mon Aglaé ! cette tendre, cette pure Aglaé, qui s’était si candidement persuadée que je n’existais que pour elle, comme elle n’existait que pour moi ! Quel mécompte ! quelle vision pour une enfant de seize ans ! Il était à peine possible qu’elle en saisît toute la monstruosité ; en un mot, elle avait beaucoup vu, beaucoup entendu. Blessée à mort, éperdue, elle fuit, elle erre, en gémissant, en maudissant et les hommes, ces immondes créatures, et la parjure, la dérogeante Félicia, faible assez pour s’en entourer. Aglaé se rabat enfin chez la jeune marquise. « Celle-ci du moins est pure, pensait-elle ; madame d’Aiglemont va me plaindre, me consoler. »

Fermez vos portes, mes chers amis ; voici un nouvel exemple du danger qu’on court à négliger cette salutaire précaution. Vous allez voir qu’il peut résulter de son omission des catastrophes diaboliques.

La marquise est chez elle, mais Monrose, le fortuné Monrose est dans ses bras ! Aglaé, familière dans cet appartement, en a traversé toutes les pièces ; un nouveau coup de poignard l’attend au boudoir. Ainsi donc, coup sur coup étonnés, les yeux de la jeune vestale livraient à son âme l’image affreuse du triomphe de l’homme et le témoignage de la plus vile infidélité. Vous concevez bien, cher lecteur, que je raisonne en ce moment comme Aglaé ; c’est sa pensée que je vous dévoile, son trouble que je vous peins.

Nous ne l’avions point aperçue, nous ; mais il n’en fut pas de même chez madame d’Aiglemont. Entrevoir Aglaé, se dégager, courir après elle, l’atteindre, la ramener au boudoir, c’est l’ouvrage d’un instant pour l’agile Monrose, qui déjà devançait le prompt commandement de la marquise. Il est bien important pour celle-ci qu’un dangereux secret ne s’envole pas avec celle qui vient de s’en emparer. La vestale est furieuse. Ce n’est pas uniquement sa pudeur que tant de visions obscènes ont révoltée : c’est sa bonne foi, c’est son franc amour, qui mesurent l’énormité de l’outrage à la toise des préjugés et l’analysent avec la loupe de la passion outrée. Captive, close, au pouvoir de l’infidèle marquise et de mon neveu, qu’elle trouvait bien fourbe, car il avait presque fait croire à de tendres sentiments, dont au surplus on ne lui savait aucun gré, mais qui ne laissent pas de caresser l’amour-propre ; désolée d’avoir été dupe de tous côtés et depuis longtemps sans doute ; effrayée de la fragilité de tous les points d’appui de ses chères illusions, Aglaé n’est plus cet ange qui ci-devant ne respirait qu’amour et simplesse : c’est un démon chez qui la colère et la jalousie, brisant toutes les enveloppes du cœur, font éclore un nouveau genre de sensibilité et frayent avec éclat un passage aux reproches, aux injures, aux fureurs. Une heure entière est employée vainement à lui parler raison, à la fléchir. Les doux propos, les prières ne viennent à bout de rien ; les caresses sont repoussées à coups d’ongles et de dents… C’est enfin le tour de la marquise d’avoir de l’humeur : tant de rudesse et de mépris l’ont irritée ; elle commence elle-même à trouver sensé Monrose, qui depuis longtemps opine pour que Aglaé soit mise dans le cas de ne pas s’enorgueillir des faiblesses d’autrui : le fripon gagnera trop à faire adopter cette idée, pour qu’il ne soit pas enchanté quand enfin la marquise paraît la saisir. Celle-ci, la tête perdue et sacrifiant enfin un intérêt de pur amour-propre à celui de sa sûreté, condamne sans appel la petite furie à subir l’opération qui peut les mettre de niveau. L’exécuteur aussitôt s’évertue ; c’est par l’ordre de sa propre amante, sous ses yeux, qu’il a la gloire et le plaisir d’immoler ce fier pucelage, prétexte de tant de dédains, d’injures et de courroux ; pucelage sourdement convoité depuis si longtemps, et pour l’aubaine duquel chaque jour l’avide Monrose adressait sa prière à la Destinée, sans que pourtant il pût encore fixer le mode de le surprendre, et bien loin surtout d’imaginer que ce trésor pût tomber enfin pour lui comme du ciel… Ô ma chère Aglaé ! quel attentat ! quel massacre ! et c’est ta ci-devant amie qui préside à ce forfait ! Elle y trouve sa vengeance ! le sang qu’on te fait répandre lave son front ! Tout est étonnant, tout tient du prodige dans cet unique et bizarre événement ; car il faut encore, pour transporter sur le pinacle ton heureux bourreau, que ce qui, dans toute autre position, le rendrait odieux à la marquise, soit au contraire un acte de déférence pour elle, une preuve d’amour !