Monrose ou le Libertin par fatalité/III/05

Lécrivain et Briard (p. 24-29).
Troisième partie, chapitre V


CHAPITRE V

LEÇON POUR LES VIEILLARDS RIDICULEMENT
GALANTS. RETRAITE DU COMMANDEUR.


Comme je vivais sans façons avec Liesseval, je lui avais fait aisément comprendre que, tant à cause de sa patraque de commandeur qu’à cause des personnes que je supposais devoir arriver incessamment de Londres, il convenait qu’elle voulût bien se loger dans l’un des pavillons détachés. Ils n’étaient ni moins commodes ni moins élégants que le principal : il n’y manquait que ces ingénieuses ressources qu’on sait, mais absolument inutiles pour la baronne, quand elle était arrangée avec un vieillard qui ne la quittait jamais aux heures particulières. L’ami Monrose était de même exilé. Cependant, pour le consoler, je l’avais logé tout à côté de la baronne, au-dessus de qui la délicieuse Rose occupait de jolies mansardes, où mes demoiselles d’atours se réfugiaient encore aussitôt qu’elles avaient le moindre loisir.

Il ne faut pas demander si ce pavillon était particulièrement fréquenté par MM. Monrose, d’Aiglemont et Garancey lui-même ; car celui-ci, tout aussi trousseur qu’un autre, quand l’occasion s’en présentait, s’était laissé débaucher par les premiers ; il avait pris sans difficulté le sixième emploi dans la ci-devant impaire association des mansardes : je veux dire que ces trois messieurs faisaient, en attendant mieux, les frais des substantielles jouissances de la subalterne trinité.

Et le commandeur aussi, vieux libertin, ayant conservé tous les ridicules du jeune âge sans aucun de ses agréments, ne figurait-il pas d’une manière bouffonne à travers ces chaudes saturnales ! Cela fait pitié ! Ces demoiselles, qui le nommaient, à son insu, le père Cassandre, s’étaient fait confidence, ainsi qu’à nos fringants, des sornettes usées dont le galantin caduc avait essayé d’enchanter en particulier chacune d’elles. Il avait été décidé qu’on sublimerait le ridicule du prétendu séducteur, et qu’on ferait dégénérer en autant d’affronts pour lui le succès apparent de ses insidieux hommages. Le voilà donc bientôt assuré du cœur des trois belles, ne sachant à laquelle entendre, contrarié par leurs rendez-vous croisés, tantôt troublé, comme par miracle, dans le tête-à-tête qui semblait devoir être décisif, tantôt se voyant rendre la main dans quelque instant malheureux où son amour, comme on le savait très-bien, ne se mettrait pas au galop sans s’abattre. Le pauvre fou trouvait ainsi dans son bonheur même un véritable supplice. Plus on savait pouvoir feindre impunément avec lui les transports de la passion, plus on redoublait d’agaceries. La jalousie jouait aussi son rôle à merveille. Si l’une des espiègles pouvait mettre le vieil invalide en défaut, elle l’accusait aussitôt de la trahir au profit de ses rivales ; tout, jusqu’à de perfides familiarités, qui ne peuvent avoir de délices que pour les êtres infiniment sensibles, et quand elles doivent aboutir au comble du bonheur, tout dégénérait en torture pour le vaniteux vieillard. Il n’y avait de réel dans ses bonnes fortunes que les humiliantes complaisances auxquelles on le soumettait, et les fréquents sacrifices qu’arrachait, moins à sa générosité qu’à son orgueil, l’exposition de quelque fantaisie de nippes, de chiffons, ou le reproche qu’il aimait mieux celle-ci, celle-là, pour laquelle il avait fait venir telle pièce de mouchoirs ou telle étoffe.

Pendant tout ce tripotage, qui faisait le secret amusement du pavillon, la chère baronne n’était pas oisive. Fermant philosophiquement les yeux sur la disgrâce de partager de très-jolis hommes avec les grisettes d’en haut, elle favorisait régulièrement, et sans aucune injustice, les seigneurs de Garancey, d’Aiglemont et Monrose…

Certain soir qu’on croyait le vieux général occupé pour longtemps aux mansardes, il s’était, on ne sait comment, échappé… Il rentre chez lui… et… ventre saint-gris !… était-ce une vision ? la chose était-elle bien possible ! Que trop ! En un mot, il surprend sa baronne entre deux feux, se chamaillant de grand courage entre Monrose, assaillant congru qui combattait selon les lois naturelles de la guerre, et entre l’incongru d’Aiglemont, qui s’était étrangement écarté du droit chemin depuis que je l’avais perdu de vue[1]. Quel spectacle ! grand Dieu ! pour un homme regorgeant d’amour-propre et à qui son hypocrite amie a su persuader que lui seul au monde était capable de lui avoir fait faire une folie depuis son ancien veuvage ! Vulcain, du moins, n’avait surpris que Mars dans les bras d’une infidèle qui n’était que son épouse ; mais la baronne est une amante, et c’est son amant qui la trouve saturée de plaisir entre deux rivaux heureux à la fois !… Que dire ! que faire ! de qui se venger ! comment !… Il y a de quoi perdre la tête ; nulle possibilité de bien sortir d’un aussi mauvais pas : la seule issue qui ne soit pas hérissée de périls, s’ouvre à pic sur le précipice du ridicule ! Deux heures après, en dépit de tout l’amour des mansardes, le double cocu partit à la sourdine, me disant adieu par un billet poli qui m’annonçait qu’un postillon[2], survenu à l’improviste, le forçait à se rendre aussitôt à Paris pour des affaires indispensables.

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 25
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 25

La baronne nous restait. « Tout coup vaille ! » dit-elle, quand elle apprit la désertion du vieux sigisbé. Elle perdait à la vérité des loges, une voiture et quelques petits reflets de considération, mais elle recouvrait une liberté dont, à chaque pas, nous apercevions mieux qu’elle aimait à faire amplement usage ; elle avait assez de charmes pour pouvoir se flatter de faire quelque nouvelle conquête, et assez de fortune pour qu’elle ne fût pas extrêmement pressée de remplacer le commandeur. À bon compte, avec l’obligation de plusieurs bienfaits permanents, elle lui avait surtout celle de l’avoir délivrée du cousin escogriffe, placé par le crédit du patron dans un régiment d’où le spadassin avait été presque aussitôt détaché pour l’Amérique.


  1. Ici Félicia paraît ne pas se souvenir d’une demi-confidence qu’elle nous a faite chapitre XXII de la troisième partie de ses Fredaines, page 96. (Note de l’éditeur.)
  2. Ayant écrit dans son billet postillon au lieu de courrier, le malheureux général prêtait encore mieux le flanc à la malignité des persiffleurs.