Monrose ou le Libertin par fatalité/III/04

Lécrivain et Briard (p. 19-23).
Troisième partie, chapitre IV


CHAPITRE IV

GENS QU’ON SE RAPPELLERA. CONNAISSANCE
TOUT À FAIT NOUVELLE


J’avais écrit de bonne heure au marquis de Garancey pour m’assurer de sa visite, que d’Aiglemont m’avait annoncée. Garancey, dans une réponse charmante, où je retrouvais tout entier cet homme d’autrefois si aimable, si digne d’être aimé, m’avait réitéré la promesse d’accourir vers moi dès que l’accomplissement de certaines bienséances et quelque relâche de l’avide curiosité de son épouse permettraient qu’il proposât une course hors de Paris.

Enfin le couple arriva. Garancey n’avait rien perdu de ses agréments : au contraire, le point de la maturité lui avait tout aussi bien réussi qu’à d’Aiglemont. Tous deux, au delà de vingt-sept ans, étaient, chacun dans son genre, des modèles. D’Aiglemont avait plus de dignité, plus de feu dans la physionomie ; Garancey, plus de finesse et de douceur. Ni l’un ni l’autre n’étaient de ces beaux qui sembleraient vouloir rivaliser de jolie mine avec les femmes ; mais tous deux étaient plus éloignés encore d’être de ces robustes gladiateurs aux formes carrées, à cet air qu’on nomme assez mal à propos mâle, c’est-à-dire dur, et qui effarouche la volupté ; mille perfections, en un mot, étaient communes entre ces deux marquis, et pourtant rien au monde n’avait moins de ressemblance réelle. La nature a tant de moules ! Ce serait bien dommage qu’il n’y en eût qu’un pour la grâce et la beauté, tandis qu’il y en a tant pour la laideur et le ridicule !

La marquise de Garancey n’était plus jeune : c’est du moins l’injure, souvent gratuite, que fait la voix publique aux femmes qui passent trente ans ; mais une solide beauté, relevée du maintien le plus aisé, le plus noble, promettait à cette dame qu’elle ne serait de longtemps sous la remise. Ses yeux de feu démentaient chez elle un trop grand air de désintéressement ; car en même temps que madame de Garancey était le plus simple dans son ajustement, dans ses manières et dans ses propos, son brûlant regard semblait vouloir envahir l’humanité tout entière. Il n’y a point d’homme qui, regardé tête-à-tête par cette marquise, sans savoir que c’était sa naturelle expression, n’eût imaginé qu’elle le défiait, et qu’il était du devoir d’un brave de lui livrer l’amoureux combat. Je ne m’étais pas attendue à trouver cette provinciale pourvue d’autant de savoir-vivre et d’usage : à Paris on s’imagine assez sottement qu’aucun être né ailleurs n’est exempt de la gaucherie et de l’affectation originelles ! Cela peut être à peu près généralement vrai quant à la petite bourgeoisie, et surtout quant aux êtres qui affichent quelques prétentions ; mais il faut avouer qu’en province les personnes d’un certain rang[1], qui ont de la fortune, recevant dès l’enfance aussi bien qu’à Paris la bonne tradition des manières et de la politesse, il est très ordinaire de voir qu’à la fin de l’éducation, des personnes heureusement nées débutent dans le monde avec toute l’aisance et tout le bon ton de la cour. Mesdames d’Aiglemont et de Garancey réfutaient victorieusement un injuste préjugé dont j’avoue que j’étais imbue.

La marquise et le marquis de Garancey apportaient encore des richesses à la masse de nos talents réunis. L’époux faisait de charmantes chansons ; l’épouse jouait parfaitement la comédie, et composait avec facilité mieux que des proverbes pour l’amusement des sociétés dramatiques.

Ami lecteur, je vous gardais pour la bonne bouche une surprise agréable. Devinez qui pouvait être un très-aimable homme, de notre ancienne connaissance, qu’avaient raccroché les Garancey pour l’amener chez moi ? Mais je vous ai fait connaître tant de monde ! Vous ne devineriez jamais. Cet ami… c’était l’aimable prélat, si célèbre dans Mes Fredaines, le bienfaiteur de Sylvina, mon demi-dévirgineur, l’onde du cher d’Aiglemont, et présentement enfin l’ami clandestin d’une jolie madame de Belmont, de chez laquelle vous savez qu’il a débusqué mon neveu[2]. Cependant rassurez-vous. Je ne vous égarerai point à travers toute cette foule dont vous me voyez d’avance entourée, et que je croyais encore s’augmenter ; je ne vous laisserai pas non plus perdre un seul moment de vue notre héros, le coupable mais excellent Monrose. C’est pour lui, bien plus que pour moi-même, qu’il plaisait au sort de rassembler chez moi tant de gens. Il n’y a pas une seule des personnes dont est composée ma colonie, qui n’ait ou qui ne doive avoir quelque rapport plus ou moins intéressant avec lui. C’est à lui que vous verrez aboutir bientôt tous les fils des anciennes et des nouvelles marionnettes : il en sera le maître Pierre, involontairement. Jusqu’à présent il n’a fait danser encore que les trois soubrettes et la facile Liesseval… À propos d’elle, apprenez, par le suivant chapitre, à quel étonnant faux pas il vient en ce moment d’aider cette accommodante baronne.


  1. On écrivait ceci lorsqu’il y avait encore en France des rangs, une bonne tradition. Au liee de la politesse et des manières, on calomnie, on pille, on vole, et les voleurs pendent les volés. Oh ! le bel âge ! Qu’il est surtout bien adroit de l’avoir, dès son enfance, immortalisé par une nouvelle date !
  2. Voyez la première partie de cet ouvrage, page 199.