Monrose ou le Libertin par fatalité/III/03

Lécrivain et Briard (p. 13-18).
Troisième partie, chapitre III


CHAPITRE III

OÙ L’ON COMMENCE À LEVER LA TOILE


L’une des premières nouvelles que d’Aiglemont me donna de Paris fut qu’incessamment je verrais arriver Garancey, — certain marquis, mon libérateur la nuit de mon aventure de sultane avec Belval et le fiacre[1]. Garancey, nouvellement marié dans sa province avec une riche veuve qui n’en était jamais sortie, venait faire connaître à sa femme notre illustre capitale. Il avait aussitôt couru chez moi. Cette marque de souvenir et d’amitié m’était bien sensible ; je me fis une fête de le revoir.

Pour que rien ne manquât à ma satisfaction, à peu près en même temps des lettres d’Angleterre m’annoncèrent l’arrivée très-prochaine de milord et milady Sidney, jadis Zéïla et ma sœur, avec madame de Grünberg, jadis Zélime et notre mère[2]. On amenait encore une jeune personne parente de milord.

Au moment de voir se rassembler ainsi chez moi presque tout ce que j’avais de cher au monde, j’étais orgueilleuse des richesses de mon cœur, et je résolus sur-le-champ de célébrer dignement une si belle époque de ma vie. Depuis quelque temps, sans m’être privée de rien, j’avais fait des épargnes qui me mettaient à la tête d’un comptant assez considérable. À quoi pouvais-je mieux employer mon or qu’à faire de mon habitation le centre de tous les amusements, de toutes les sensualités, comme elle le devenait insensiblement de la beauté, des grâces, des talents, de l’urbanité et de tous les bons sentiments dont s’honore l’humaine nature !

J’engageai l’un des plus illustres cuisiniers qui fussent sortis des laboratoires de Versailles. Afin d’avoir un bon concert, je fortifiai de trois solides Allemands ma maison domestique, toute musicienne, je fis réparer mon théâtre ; j’augmentai le répertoire et le magasin ; j’acquis tout ce que je pus trouver sous ma main de bon et de passable en fait de nouveautés littéraires. Au surplus, j’avais toujours eu grand soin d’augmenter ma bibliothèque, bornée toutefois, mais distinguée par le choix et la variété des livres qui en faisaient le fonds. Je fis, en un mot, tout ce qui dépendait de moi, laissant le reste au cornet du destin ; car il était plus que probable que d’une machine organisée comme le serait bientôt ma colonie, il résulterait d’étonnantes combinaisons ; que l’amour et le caprice s’y arrogeraient infailliblement une surintendance absolument étrangère à la mienne, et de laquelle, loin d’oser m’en mêler, je devais plutôt me garder d’être lésée.

Mais sur ce point je me rapportais du tout à la Providence, dont les immuables décrets savent si bien déjouer notre petite politique.

On dit qu’ordinairement les guerres commencent par l’engagement des enfants perdus de chaque armée. C’est apparemment d’après cette loi militaire que la baronne de Liesseval, qui dès le premier jour avait rattaqué et vaincu le sieur Monrose, fut presque aussitôt attaquée et vaincue par le sieur d’Aiglemont. Celui-ci parut d’abord vouloir tenir ferme ; l’autre alors, en rusé partisan, songeant tout de suite à profiter de la circonstance, se rabattit sur le propre territoire du marquis volage, et traça des lignes hardies autour de la charmante Flore : c’était le nom de société de madame d’Aiglemont. Monrose me l’a dit depuis : il se flattait dès lors qu’assiéger la marquise, la forcer à se rendre et planter son drapeau sur la brèche, occuperait tout juste le temps qu’il en coûterait pour se frayer un passage à travers les rochers dont était fortifié le cœur de ma vestale, qu’il se proposait bien de croquer à son tour. Tant de pressentiments pouvaient n’être pas des chimères ; mais bien des événements épisodiques devaient bigarrer un simple projet de campagne, et s’opposer à la rapidité du succès.

À peine madame de Liesseval eut-elle fourni la carrière d’une passion de huit jours avec le beau d’Aiglemont, que cet infixable, regardant autour de lui, et ne pouvant, pas plus que Monrose, entamer mon Aglaé, fit une fausse attaque du côté de mes jolies soubrettes. Il trouva là monsieur mon neveu bien fortifié. Mais celui-ci, pour plus d’une raison, avait intérêt à bien vivre avec le marquis. Ainsi donc, au lieu de batailler contre lui pour défendre ses possessions, il préféra de traiter à l’amiable. Sur ce pied, au grand contentement de tous les intéressés, ces messieurs mirent gracieusement en commun un trio de grâces subalternes, je veux dire ma Cécile, ma Babet et la piquante Rose de mon amie Liesseval.

Pendant que ces gens-là s’escrimaient à la sourdine avec toute la fureur de la jeunesse et de la santé, des scènes moins pétulantes se passaient dans le secret de mon intérieur. Depuis assez longtemps d’Aiglemont, dégoûté du pâté d’anguilles[3], négligeait un peu sa charmante moitié ; celle-ci ne s’en était point encore vengée, mais ses sens en avaient souvent donné le séduisant conseil à sa vacillante fidélité. Dans cet état de fluctuation, l’inflammable marquise avait saisi sans beaucoup de peine les éléments du système lesbien[4], et s’était accommodée tout de suite du mezzo termine de ma galante amitié.

Dès que nous fûmes un peu libres ensemble, je la poussai dans la doctrine de cette douce hérésie que professe avec tant de hardiesse et de gloire l’adorable F....y[5]. Bientôt même j’allai jusqu’à partager avec la jeune marquise mon trésor, la précieuse Aglaé, sous la seule condition de se liguer cordialement avec moi contre les corsaires Monrose et d’Aiglemont, visiblement conjurés, avec le projet de nous enlever notre toison d’or.

Chemin faisant, j’avais soin de Saint-Amand. Celui-ci, tout à son art, et dès les premiers jours occupé de me peindre[6], jouissait à toute heure, à chaque minute, à chaque instant. Il aimait ! Le jour, il peignait son amante ; la nuit, elle le serrait dans ses bras. Il ne songeait guère s’il y avait un monde, des humains. Il ne connaissait ici-bas que son modèle, avec la toile et les pinceaux qui le reproduisaient. Saint-Amand était, sans contredit, de nous tous, le plus pleinement heureux : il faut aussi convenir qu’à cette époque il était, de nos cavaliers, le plus pur et le plus tendre.


  1. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre VIII, page 33. Ce marquis n’avait point encore été nommé.
  2. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre XXVIII.
  3. La Fontaine, dans le conte de ce nom.
  4. C’est Lesbos, la patrie de Sapho, qu’on accuse ou qu’on remercie d’un genre de voluptés à la pratique desquelles le sexe masculin n’est point admis.
  5. Pas une des nombreuses élèves de cette Sapho ne parle d’elle sans enthousiasme. Plus d’une femme, après l’avoir déchirée, a fini par l’adorer ; les hommes à prétentions ont la bassesse de l’outrager : tout cela est dans l’ordre. (Note de Félicia.)
  6. En pied, en prêtresse de Vénus venant brûler sur l’autel du plaisir un encens apporté par l’Amour.