Monrose ou le Libertin par fatalité/III/02

Lécrivain et Briard (p. 7-12).
Troisième partie, chapitre II


CHAPITRE II

OÙ LA LANTERNE MAGIQUE S’ENRICHIT DE
PLUSIEURS VERRES


La baronne de Liesseval, qui m’avait un peu négligée depuis qu’elle avait conquis son lieutenant-général, vint par hasard me voir la veille du jour fixé pour mon départ, qu’elle ne croyait pas si proche. Cette femme romanesque ne parlait de rien sans engouement. Elle fit un si pompeux éloge de mon habitation rurale, que le commandeur, saisi d’admiration sur parole, me pria de permettre qu’il vînt me faire sa cour à ma terre. Tout de suite j’eus une heureuse idée. J’avais besoin d’occuper là-bas M. Monrose, au sujet duquel il fallait prévoir, ou que je l’aurais à tout moment sur les bras, ou que peut-être, dans son désœuvrement, il travaillerait à me débaucher mon Aglaé chérie. Celle-ci était la pureté même. Sujette à l’exaltation et tant soit peu mystique, elle s’était volontiers laissé persuader qu’un amour tel que le nôtre, où j’avoue que je mettais infiniment moins qu’elle, devait exclure jusqu’à l’ombre d’un sentiment favorable pour le sexe au menton barbu. Sur ce pied, le plus bel homme, le plus aimable, paraissait non-seulement déplaire, mais répugner au préjugé de ma scrupuleuse vestale[1]. Elle ne voyait au monde que moi, ne vivait que pour moi, trouvait tout en moi : j’étais son centre, sa fin, sa divinité. Monrose n’était pas homme à respecter ce système fantastique. Il est vrai que, de mon côté, je n’étais pas femme à entretenir une erreur aussi pitoyable plus longtemps que pourrait me durer mon féminin caprice ; mais il était encore dans toute sa violence. Or, je ne voulais pas que mon égrillard de neveu s’ingérât à le contrarier. Je crus donc d’une saine politique, non-seulement d’accueillir la proposition du commandeur, mais de le prier de me donner, avec son amie, plusieurs semaines et même au plus tôt ; ils promirent et s’engagèrent à me joindre là-bas sous peu de jours.

Nous partîmes dans la même voiture, Aglaé, Monrose, Saint-Amand et moi. J’eus grand soin de loger mon Apelles au-dessus de mon appartement, c’est-à-dire, si l’on se souvient de la distribution[2], à peu près comme si nous avions été de plain-pied, puisque les communications intérieures étaient si faciles. Aglaé couchait dans une pièce à côté de mon lit, sous ma sévère garde. Le frère ignorait absolument les rapports secrets d’elle à moi, c’est-à-dire que sa sœur fût avec lui dans une espèce de partage ; à plus forte raison me gardais-je bien de rien laisser échapper qui pût mettre Aglaé dans le cas de soupçonner que j’eusse quelque goût pour son frère : l’ingénue se croyait aussi exclusivement aimée de moi que je l’étais d’elle ! Saint-Amand, de son côté, conservait avec elle certains dehors sérieux et froids que comportait une différence d’âges d’à peu près dix ans, le frère en ayant bientôt vingt-six, la sœur venant d’en avoir seize. Celle-ci était une grande et mince blonde, aux longs yeux bleus, jolie comme l’Amour. Si ceux qui ont bâti et peuplé le ciel, avaient été assez galants pour imaginer des anges féminins, ils auraient nécessairement pris pour modèle Aglaé : il ne lui manquait que des ailes. On soupçonnait madame sa mère d’avoir apporté l’ébauche de ce chef-d’œuvre en dot, au père Saint-Amand, à la suite d’une passion avec… milord Bentley, ce même enthousiaste de peinture qui fut le compagnon du dernier voyage de l’infortuné Sylvino. Saint-Amand fils, réellement du crû, était un très-beau garçon, à peu près de la coupe de Monrose, mais moins distingué, moins aérien. Toutefois il avait su me charmer par un grand talent de peintre, par beaucoup d’originalité, par un précieux fonds de droiture, de tendresse, et par des moyens de prouver son amour qui ne le cédaient guère à ceux de l’étonnant Monrose. L’artiste, en un mot, était, dans son genre, aussi fait pour plaire que le militaire dans le sien. C’est à regret, cher lecteur, que je suis entrée dans tous ces détails, qui d’ailleurs ont l’air de me faire partager la scène ; mais vous reconnaîtrez que je ne pouvais vous épargner tout cela.

Notre quatuor vécut d’abord isolé pendant plusieurs jours, moi jouissant du bonheur d’avoir à tout instant sous ma main deux êtres que ci-devant je n’avais pu voir qu’à bâtons rompus, le seigneur Monrose s’accommodant à la sourdine de deux charmantes soubrettes, sur la conduite desquelles je fermais volontiers les yeux, puisque depuis plus de six mois que probablement on était ensemble, mais moins décidément, sur le même pied, tout s’était passé sans scandale, et que j’étais toujours convenablement servie ; nous étions, dis-je, isolés de la sorte depuis plus d’une semaine, lorsqu’un beau jour à différentes heures arrivèrent deux voitures : l’une nous amenait Liesseval avec son goutteux commandeur ; l’autre nous donnait la charmante surprise de voir d’Aiglemont avec sa jolie moitié. Je n’avais pas souhaité de me lier avec cette dernière à Paris, de peur que ses alentours ne la prévinssent contre moi, qui, bien que comtesse et riche, ne laissais pas d’avoir, comme tout le monde, mes détracteurs tout prêts à répéter dans l’occasion que j’avais été… ce dont on a l’injustice de blâmer une femme, quoique pourtant on trouve infiniment doux qu’elle le soit. Une connaissance sujette, en ville, à mille inconvénients, n’en avait aucun à la campagne. La marquise, contre laquelle, je ne sais pourquoi, je m’étais un peu prévenue en dépit de l’éloge constant que m’en faisait son époux, fit au premier instant ma conquête. Si je ne craignais pas d’excéder les gens à force de tracer des portraits, j’en placerais ici un bien intéressant, et dont j’aurais infiniment de plaisir à faire plus qu’une esquisse. Mais je me contenterai de dire qu’à la plus fraîche santé de brune claire, madame d’Aiglemont joignait la régularité et la noblesse des traits, l’élégance de la taille et cet aimant physionomique auquel du moins il n’échappe pas un suffrage, s’il ne fixe pas toujours les désirs. Il ne faut point demander si monsieur mon neveu trouva cette nouvelle beauté tout à fait à son gré ! Je l’en vis frappé, mais s’enveloppant en aspirant politique, parce qu’il y avait certains frais d’admiration de faits en faveur de mon Aglaé, dont les appas tracassaient d’autant plus vivement notre ardent enfant gâté, que, pour la première fois, il lui arrivait qu’on n’eût encore fait aucune attention à son surprenant mérite.


  1. Il n’y a plus que de grossiers ignorants qui croient qu’une vestale était un être sourd en tout point au cri de la nature. — Non, messieurs, les vestales n’étaient pas de la monstrueuse insensibilité que votre préjugé leur suppose ; elles aimaient, elles désiraient ; elles avaient de voluptueuses jouissances : leur vœu consistait seulement à ne point souffrir que le souffle d’un être masculin souillât leur flamme épurée. Nos Saphos modernes seraient de véritables vestales, si elles s’en tenaient à leurs féminins mystères ; il en existe quelques-unes de ce genre, mais fort rares, dans cette Babylone qu’on nomme Paris. Du reste, Il faut avouer que la plupart font feu de tout bois, ce qui, loin de caractériser la vestale, est un fleuron de plus à la couronne de catin.
  2. Voyez Félicia, troisième partie, chap. XIV.