Monrose ou le Libertin par fatalité/III/01

Troisième partie, chapitre I


TROISIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER

ENTRETIEN. CE QUI S’ENSUIVIT, DIGRESSION
PHILOSOPHIQUE


Ordinairement je partais vers le milieu de mai pour ma délicieuse terre, et j’y passais, à poste fixe, les six beaux mois de l’année, ne rentrant à Paris que par caprice ou par nécessité ; pour lors je n’y séjournais qu’un ou deux jours tout au plus. N’eussé-je pas eu l’habitude de me partager ainsi, je n’aurais pas manqué cette fois de m’éloigner de bonne heure, persuadée que Monrose demanderait à me suivre, et que ce serait un moyen aussi infaillible que naturel de le soustraire à mille tentations dangereuses. En effet, voyant que je m’apprêtais à partir sans lui avoir même parlé de mon projet d’absence, il s’alarma fort et me demanda s’il avait le malheur d’être en disgrâce ? « Non, mais vous vous êtes si bien émancipé, que ne me regardant plus comme votre tutrice, je ne me serais pas cru permis de rien vous proposer qui pût vous contrarier. — Me contrarier ! comment ? — Le tumulte de Paris vous amuse trop… — Je le déteste. — Vous avez des liens… — Daignez me les citer. — Ne vous devez-vous pas à madame de Moisimont ? — J’aurais encore, j’en conviens, beaucoup de goût pour cette aimable folle, si elle ne m’associait pas je ne sais combien d’intendants, de financiers et de commis. Au surplus elle va partir. — Elle va partir ! — Elle vient de faire obtenir à son mari non pas un bon de fermier général, mais une assez jolie place qui vaudra trente ou trente-cinq mille livres de rente, à soixante lieues de Paris, et qui exige résidence. — Elle s’est donné bien de la peine… — Dites bien du plaisir pour arriver à son but ; cependant ces époux ne peuvent se transplanter avant que le nouveau directeur général se soit défait du cadeau bigarré dont enfin madame la baronne de Flakbach a trouvé bon de le récompenser. Oh ! certainement, je ne continuerai pas plus longtemps à courir les chances de ma faveur auprès d’une Mimi si répandue… — Eh bien ! vous resterez pour votre ami le grand-chanoine : vous lui êtes nécessaire, pour ajouter au piquant de sa jouissance actuelle, en la partageant. — Voilà de la méchanceté ; sachez, ma chère Félicia, qu’Armande elle-même a entrepris de le corriger des orgies, et que, grâce au bon esprit de cette fille, le plus pétulant et le plus indocile des hommes commence à lui obéir en toutes choses presque aveuglément. — Du moins ne voudriez-vous pas, en vous absentant, sacrifier la douceur de faire cocus à la fois un procureur au Châtelet et un ministre des cours étrangères ! — Vous me persiffliez d’une manière cruelle, et moi j’ai la bonhomie de vous répondre raisonnablement ! Sachez encore, méchante comtesse, que depuis que je connais à Juliette des rapports intimes avec le petit plénipotentiaire, toujours fumant et crachant, cette jolie procureuse ne m’inspire plus rien. — Ainsi, de ces trois femmes ?… — Armande s’est déjà volontairement effacée de ma liste : si je vois encore les deux autres sur l’ancien pied, c’est uniquement par bon procédé, et parce que je ne conçois pas qu’on puisse approcher d’une femme quelconque sans l’avoir. quand cela peut lui faire plaisir. — Vous avez raison, pas même la baronne de Flakbach ! On réussit bien dans ce monde avec ce beau système ! »

Il avait apparemment ce jour-là de grandes dispositions à l’indulgence ; car, au lieu de me bouder, il saute à mon cou, me dévore et me supplie de l’emmener à ma campagne. À travers ses doux propos, je suis étrangement brusquée ; mon déshabillé très-négligé le dispense des égards qu’impose parfois la parure ; on me pille, on m’insulte ; il me semble que je devrais me fâcher, mais avant que j’aie décidé si j’en ai réellement sujet, l’outrage est au comble. L’indignation et le plaisir ont également la vertu de couper la parole aux gens… Lecteurs, jugez lequel des deux put me rendre muette.

Un premier mouvement peut obtenir le pardon, mais sans le bien extrême qu’on me faisait, j’aurais été furieuse de la récidive réfléchie par laquelle on se vengeait, comme d’épigrammes, de ce qui n’était de ma part que de la morale fort de saison.

Bref, la paix se conclut. Il fut décidé que j’emmènerais à ma terre mon résipiscent neveu ; mais je fis mes conditions. En premier lieu, je prétendais n’être plus traitée comme une poule sur laquelle le coq se croit en droit de se jucher à tout propos. Ensuite, j’exigeai que, loin de se permettre désormais de ces boutades. Monrose n’osât même solliciter, mon intention étant qu’il dût absolument, soit à ma satisfaction, soit à mon caprice, les faveurs que je pourrais trouver bon d’accorder. L’ascendant de notre sexe sur quelqu’un d’ardent est infaillible ; il n’y a que les êtres froids que nous manquions, et qui, lorsqu’ils le veulent, usurpent sur nous un empire despotique. Au reste, j’avais un plan, et ma capitulation du moment en était la suite.

Jusqu’alors, j’avais fait mystère à mon neveu de deux fantaisies qui me refroidissaient beaucoup pour lui, quant aux détails de la galanterie ; tandis qu’en qualité de conseil, de juge, je lui arrachais l’aveu de ses faiblesses, ce n’était pas le cas de lui confesser les miennes. Mais je n’avais aucun intérêt à garder le secret aux dépens de notre amitié, dès que j’allais nécessairement lui faire connaître les objets de mon actuelle inclination ; ils me suivaient à ma terre ; je pouvais enfin lui dire tout.

Il apprit alors que depuis quelque temps je brûlais follement pour deux protégés, frère et sœur, enfants de différents lits, d’un des meilleurs amis de feu Sylvino ; je ne les avais jamais vus chez moi, précisément à cause de M. Monrose. Ce couple, aussi charmant de figure que doué de talents, m’avait été recommandé par le père, habile peintre, fixé depuis longtemps dans une grande ville de province. Le jeune Saint-Amand, de retour de Rome, peignait comme un ange ; Aglaé, quoique n’étant jamais sortie de Lyon, m’égalait sur le clavecin et la harpe, et chantait presque aussi bien que moi. Adorée de ces deux êtres non moins sensibles qu’aimables, je les aimais, je les avais… car il faut t’avouer, cher lecteur, que, depuis quelques années, mes recherches philosophiques sur les causes du bonheur et sur les différents moyens d’en étendre les bornes, m’avaient conduite à reconnaître que tout de bon notre sexe peut trouver dans son sein même des ressources infinies ; en un mot, j’avais tout à fait abattu depuis longtemps, par goût, la barrière que cette folle de Thérèse m’avait fait franchir autrefois par caprice[1].


  1. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre X, page 43.