Monrose ou le Libertin par fatalité/II/40

Lécrivain et Briard (p. 229-235).
Deuxième partie, chapitre XL


CHAPITRE XL

COMMENT ARMANDE EST RÉCOMPENSÉE DE
SON RETOUR À LA VERTU. DÉNOUEMENT
DES INTRIGUES DU MARAIS


« Nous en étions à faire des réflexions presque morales sur toutes ces aventures, quand je vis entrer brusquement le grand-chanoine, le comte de l’hôtel garni. Ce maître fou trouvant fort à propos de jolies femmes et un déjeuner, se félicita beaucoup de son bonheur. « Chevalier, dit-il en riant, je venais pourtant vous confier quelque chose de bien malheureux qui m’arrive, et dont je comptais m’attrister avec vous, mais il n’y a pas moyen, quand je rencontre ici toutes les consolations qui peuvent quelque chose sur mon âme. Pour peu qu’au lieu de ce lavage et de ces fruits, vous me procuriez une bonne bouteille de vin de Bordeaux avec quelques tranches de jambon, je serai guéri, comme par enchantement, de toutes mes blessures. » Le bordeaux, le jambon furent bientôt à ses ordres. Quand il eut également bien cajolé ces dames et lesté son estomac, il trouva bon enfin de me parler de ce qui véritablement était l’objet de sa visite. « Sachez, dit-il, que milord Talmond, le plus déterminé pédéraste de l’Europe, vient de m’enlever mon… ou ma Nicette, comme vous l’entendrez… À cinq heures du matin on est parti pour Londres, d’où l’on doit incessamment prendre la route des Grandes-Indes, Talmond venant d’y obtenir un emploi supérieur. » Surcroît de bonheur pour moi ! Depuis l’aventure de Versailles, Nicette, dans Paris, m’était à charge. C’était encore beaucoup trop de Mimi, pour que je risquasse que les détails d’un honteux quart d’heure fussent divulgués ; mais du moins la principale moitié de mes dangers cessait au départ de Nicette.

« Tout en mangeant, le comte, après sa confidence, dont je le remerciai fort, dévorait des yeux tour à tour Armande et Juliette, celle-ci surtout. Il semblait dire : « Puisque je suis vacant, l’une de ces dames serait bien aimable si elle daignait se charger de moi. » Comme je le comprenais à merveille, l’idée me vint qu’Armande, aussi dans une situation critique, ne pouvait guère mieux faire que d’appartenir à un galant homme qui l’entretînt. J’arborai donc sur-le-champ le caducée, et… « Comte, lui dis-je, vous allez voir que votre visite n’aura pas été de pur hasard. N’est-ce pas, Juliette, que nous sommes, vous et moi, payés pour croire à la prédestination ? La Providence est une bonne mère qui, veillant avec soin sur les honnêtes créatures affligées, les rapproche souvent exprès, pour qu’elles n’aient plus qu’à s’accrocher et se consoler… Comte (lui montrant alors Armande), voilà mademoiselle qui vient d’essuyer de violents chagrins qu’elle n’a point mérités. (Il fallait bien mentir un peu, pour dorer la pilule.) Je vous connais assez tous deux pour être certain que vous feriez ensemble un excellent ménage. »

« À peine avais-je achevé, que le satyre décoré, dont les yeux lançaient déjà des éclairs, se lève et vient jeter amoureusement ses bras autour de la stupéfaite Armande, lui disant : « J’espère, bel ange, que vous ne dédirez pas mon ami ?… — Mais, monsieur… je n’ai pas l’honneur de vous connaître… — Tant mieux : nous y gagnerons le plaisir de nous étudier. » Je dis ce qu’il fallait pour encourager Armande. Juliette, pour qui ma négociation était un hommage, se mit de la partie, et prenant la main de sa protégée, elle l’unit avec celle du comte, qui, pour qu’il n’y eût plus à reculer, prit un bon baiser sur les lèvres d’Armande et lui mit au doigt un riche anneau. « Nous voilà mariés, dit-il ; l’amour et le temps feront le reste : n’en parlons plus. »

« Il était aisé de voir que cette brusque alliance enchantait secrètement une pauvre fille qui, deux heures plus tôt, se voyait à la merci du sort, et réduite à dépendre d’un homme qu’elle avait offensé ; la nécessité ne devait pas être, pour elle, un motif moins pressant que, pour le comte, la nouveauté et l’impossibilité de vivre sans être occupé d’une femme. Je fus au surplus fort content de la manière dont Armande se conduisit. Elle n’était réellement pas sans un fonds de délicatesse et même de dignité naturelle : avec de l’esprit et de l’éducation on est toujours convenablement en scène.

« Il y avait là mon forté-piano. Madame Faussin dit qu’Armande y était fort habile. Nous la priâmes de toucher ; elle le fit avec autant de grâce que de talent. Le comte, fou de musique, redoublait d’amour à chaque mesure d’une difficile sonate de Bach, son auteur favori, qu’Armande se trouva savoir par cœur. Elle chantait aussi : deux airs d’un bon choix, accompagnés avec esprit, achevèrent de tourner la tête du grand-chanoine. Il se prosterna, dit à sa nouvelle amante les choses les plus folles, lui jura d’être son esclave pour la vie et l’artisan de sa fortune, si elle voulait bien lui donner la préférence pour cet objet. Ils sont maintenant ensemble, ma chère comtesse. Armande, délivrée de sa galère, rendue à son vrai naturel, décèle à chaque instant de nouvelles qualités qui la font paraître plus aimable : elle s’occupe du parfait rétablissement de sa santé ; avec le calme intérieur et de douces affections, dont elle fut privée longtemps, elle recouvre aussi des charmes.

« Le même jour où j’avais vu ces dames chez moi, M. Faussin fut payé ; toute la paperasse fut anéantie. Carvel ne survécut à Béatin que trois jours, répétant, à l’occasion de Saint-Lubin, la même scène d’accusation et d’injures que le docteur avait donnée.

« Depuis lors je vis tranquille, partageant assez également mes galants devoirs entre Mimi, Juliette et mademoiselle de la Bousinière, l’une des folies du comte étant d’aimer les parties carrées, ou plus nombreuses, et d’y juger volontiers, comme spectateur, du degré de plaisir que ses maîtresses sont susceptibles de prendre.

« Nous avons un projet qui tend à me soulager, c’est d’arranger enfin un peu solidement ce pauvre plénipotentiaire avec madame Faussin, qui ne sera pas ruineuse, et qui se décidera d’autant plus aisément, que la brillante plaque de la petite Excellence a, comme un verre ardent, causé chez la procureuse un grand incendie, non d’amour, mais de vanité.

« Vous pensez bien, chère comtesse, qu’à la suite de tant d’orages, et le cœur vide au travers de cette phalange de femmes qui se sont succédé, je suis bien éloigné d’être heureux ; mais je suis du moins en passe de le devenir, n’ayant plus sur les bras de vils ennemis, ni de mauvaises aventures. Une seule de mes anciennes connaissances, Salizy, me menace peut-être encore de quelques chagrins ; mais j’espère que le sort, qui m’a soutenu dans ceux-ci, m’accordera la même protection pour que je puisse également me tirer d’affaire par la suite… Au surplus, je fais serment de fuir à jamais tout aventurier, toute femme, trop facile, et de renoncer à cette fatigante autant que dangereuse multiplicité d’exploits galants dont j’avais ci-devant la sottise de m’enorgueillir. En un mot, ma chère comtesse, je veux me rendre tout à fait digne de votre honorable amitié, ne me conduire que par vos conseils, et mériter peut-être de vous retrouver quelquefois sensible à des désirs que vous ne cessez de m’inspirer, mais dont je reconnais qu’avant d’avoir fait preuve d’une meilleure conduite, je n’ai pas le droit de vous prier d’agréer l’hommage. »

N’est-ce pas, cher lecteur, que je fis bien d’avoir jusqu’au bout de la dignité ? Je réprimai de mon mieux la très-piquante envie que j’eus un moment de mettre Monrose dans tous ses torts, en le récompensant d’avance d’une conversion qu’il n’eût pu dès lors s’empêcher d’effectuer, à moins de renoncer pour jamais à mon estime… Cependant il venait d’en trop dire en m’avouant qu’il avait encore parfois l’avantage de servir mademoiselle de la Bousinière. Je n’avais que faire de risquer peut-être… Enfin, je fus même fâchée d’avoir mis, comme on a vu, quelque chose au hasard à travers la confession du coupable.

Je vous quitte pour quelque temps, cher lecteur, ayant besoin de respirer après vous avoir conté tout ce fatras sans reprendre haleine.


FIN DE LA SECONDE PARTIE.