Monrose ou le Libertin par fatalité/III/06

Lécrivain et Briard (p. 30-34).
Troisième partie, chapitre VI


CHAPITRE VI

JUSTIFICATION DE LA BARONNE. REVENANT
BON DE LA COMÉDIE. PROJET À DIGÉRER


Je dis deux mots en particulier à Liesseval au sujet de sa plus que galante aventure… Ne trouvez-vous pas, ami lecteur, que j’avais bonne grâce à faire ainsi de la morale ?

« — Est-ce bien à toi de te plaindre ! me répondit gaiement la baronne. Ah ! c’est plutôt à moi de te gronder pour m’avoir entourée de vrais égypans qui, du matin au soir, ne cessent de harceler les femmes. Vous voilà trois grandes inutiles, je veux dire les deux marquises et toi, qui, l’on ne sait pour quels intérêts particuliers, me laissez seule en butte à la fougue libertine de ces messieurs. Ils sont tous trois si beaux, si bien faits, si aimables, si caressants, qu’il m’est impossible d’en distinguer aucun… Je les aime donc tous trois à la folie. Pourrais-je, sans être injuste et sans me duper moi-même, leur partager inégalement mes bontés ? — Mais, ma chère, cette infamie à laquelle le commandeur vous a surprise ? — Pourquoi le vilain homme m’a-t-il lui-même pervertie à ce point ! J’en avais parlé confidemment à ces messieurs. Je m’étais récriée contre le goût abominable du vieillard, et me plaignais de ma complaisance, toujours vainement employée, comme d’un honteux supplice. Votre fou d’Aiglemont, qui se pique d’être un docteur, ne s’est-il pas mis à justifier le vœu du commandeur, pour me contrarier, et à soutenir que si cet homme avait eu tort, ce ne pouvait être que par une ambition qui ne sied plus aux gens de son âge !… À force d’agiter cette question, ni le marquis ni moi ne voulant céder, les choses, ma chère amie, en sont venues au point que vous savez, et d’Aiglemont gagnait sa cause quand mon vilain a eu la sottise de se montrer… — J’espère, interrompis-je, que du moins une autre fois tu fermeras tes portes ! »

Cependant de très-petits incidents tels que celui-là se perdaient dans le tourbillon des plaisirs que chaque jour voyait naître. Nous faisions excellente chère et force musique ; nous chassions, nous nous répandions dans les campagnes voisines ; enfin, nous jouions la comédie. J’étais grande coquette ; Aglaé, jeune amoureuse, en partage avec la charmante d’Aiglemont. Liesseval était une intéressante soubrette. Madame de Garancey, modestement, se bornait aux caractères[1], mais, habilissime, c’était elle qui nous mettait tous en scène, et nous ne pouvions avoir une meilleure directrice. Monrose était jeune premier ; d’Aiglemont, petit-maître ; Garancey, raisonneur ; Saint-Amand, valet, et il s’en acquittait fort bien. Monseigneur enfin était chargé des rôles à manteau. Nous jouiions solennellement, et pour toute la banlieue, une fois la semaine ; à la suite du spectacle il y avait souper et bal. Les autres jours nous nous exercions à remplir des canevas, toujours très-ingénieux, que nous fournissait la riche imagination de madame de Garancey. Plusieurs de ces croquis étaient susceptibles de devenir d’excellentes pièces.

Oh ! si dans les sociétés les plus châtiées, sous les yeux des pères, des mères, des maris, il est rare que l’amusement de la comédie n’amène pas des imbroglio de galanterie souvent poussée au plus loin, comment la même cause n’aurait-elle pas produit des effets encore plus violents chez nous, qui ne comptions qu’à peine trois personnes de mon sexe, je veux dire Aglaé avec les deux marquises, et une seule de l’autre, Saint-Amand, qui ne fussent point… un rigoriste dirait corrompues, mais je dis au courant !

Certain jour, après une vive répétition des Fausses infidélités, les acteurs revenant du théâtre, qui était au delà des bosquets, s’y dispersèrent, et il y eut entre eux un sérieux engagement. Tandis que Félicia-Dorimène réalisait le dénoûment avec Garancey-Valsin, plus loin, la répétitrice en titre, madame de Garancey, consolait le disgracié Mondor, notre prélat… Mais le pis… le criminel, c’est qu’en même temps, moitié figue, moitié raisin, le brûlant d’Orvigny-Monrose épousa brusquement, sur un gazon, d’Aiglemont-Angélique[2].

Ô Thalie ! combien ce pacte réel avec Vénus ne te fit-il pas d’honneur ! Tu ne cesses de faire, en faveur de la déesse de Paphos, des arrangements charmants auxquels tout le monde s’intéresse ; et puis les choses en restent là ! Cette fois du moins tu ne mâchas point à vide… Comment, à travers tant de soins qu’on se donne pour perfectionner les beaux-arts, n’a-t-on pas imaginé de prescrire aux amants de consommer tout de bon, après la chute de la toile, tous ces mariages de comédie ! De quel surcroît de feu l’avant-goût d’une félicité réelle n’allumerait-il pas les acteurs ! Quel redoublement d’attention n’apporterait pas le public à suivre une action qu’il saurait n’être pas tout à fait illusoire ! Et que ne donneraient pas certains amateurs pour assister plus particulièrement à l’apostille des pièces !… Auteurs, acteurs, public et directeurs, tous ne gagneraient-ils pas infiniment à cette charmante innovation !… Mais je suis bien folle de noyer étourdiment, dans une gazette qui courra bientôt le monde, une admirable idée dont j’aurais pu sans doute me faire grand honneur en la développant dans un beau mémoire soumis à l’examen des académies !… Puisse du moins cette donnée porter bonheur à quelqu’un de nos metteurs en œuvre, si communs à présent, dont l’unique métier, au défaut d’idées propres, est de trafiquer de celles d’autrui ! Mais ne faut-il pas que tout le monde vive !


  1. L’art dramatique a, comme tous les autres, sa nomenclature particulière. Ici les caractères signifient les rôles de mères, tantes, gouvernantes, etc. C’est pour l’étranger qu’on entre dans un détail qu’en France chacun sait par cœur.
  2. Pour bien entendre ce passage, il faut avoir présent le dénoûment des Fausses infidélités.