Monrose ou le Libertin par fatalité/II/33

Lécrivain et Briard (p. 191-195).
Deuxième partie, chapitre XXXIII


CHAPITRE XXXIII

APPARITION D’UN PÈRE NOBLE, ET CE QUE C’EST


« Ou le sieur de la Bousinière était le plus impudent des intrigants, ou il n’avait pas eu l’occasion de s’aboucher avec la Prudent ; car une heure après il se présenta demandant à me parler. Lebrun, appelé, conformément aux ordres qu’on venait de donner au suisse, vint me demander si je consentais à recevoir cet homme. J’avais trop d’intérêt à étudier ce nouveau personnage, pour qu’une audience lui fût refusée : je dis qu’on me l’amenât. »

« L’ignoble et criminel visage du prétendu gentilhomme était accompagné de cheveux qui n’avaient plus besoin de poudre, et qui, après avoir formé deux boucles mal peignées, se perdaient dans une bourse dont le chiffonnier eût dédaigné d’enrichir sa hotte. L’habit, comme l’avait dit la marchande de tabac, était noir, râpé, décousu sous une aisselle, et marqueté de taches. Une cravate blanche recouverte d’un vieux ruban noir, qui en dissimulait un peu la malpropreté, atteignait la grossière mousseline d’un jabot sali de tabac, comme le haut de l’habit et de la veste. Le noir équivoque d’une culotte de peau graisseuse et luisante était relevé d’une paire de bas de coton blanc, sales et rapetassés ; des souliers huileux à boucles d’étain complétaient cette parure, dont l’accessoire était l’épée de fer à large coquille, à la mode des tapageurs, et un petit chapeau déchiré, des angles duquel on voyait sortir les côtes d’un plumet jadis blanc, indice certain de la prétention du personnage à n’être point de roturière origine. Mon étoile ne me destinait-elle pas, dans cet homme, un beau-père bien ragoûtant !

« Moins perturbable que la Prudent : « Un homme comme moi ne s’explique point devant des valets, » dit le vieil escogriffe d’un ton à la Brisard[1] qui faillit, malgré mon humeur, me faire partir d’un éclat de rire. « Je vais écarter le témoin qui vous gêne, répondis-je. Lebrun, connaîtriez-vous quelque inspecteur de police que vous pourriez prier de se rendre chez moi sans délai ? — Je vais chez celui d’à-côté ! » dit en sortant Lebrun, qui souriait et comprenait bien que ma commission n’était que pour la frime. « Jeune homme, reprit l’insolent la Bousinière quand nous fûmes seuls, je veux bien ne pas vous faire sentir, avant d’y être réduit, à quel point vous vous exposez en manquant d’égards à un vieillard, de votre ordre, dont vous devriez plutôt songer à fléchir le juste ressentiment… Je ne veux pas avoir d’éternels reproches à me faire, et sans vous proposer de mesurer votre faible bras contre celui-ci, qui a déjà fait mordre la poussière à plusieurs de vos semblables, je veux dire à de jeunes étourdis, sans principes comme vous, je daignerai vous faciliter tous les moyens de réparer vos fautes. J’avoue que, malgré votre séduction, dont un billet, non moins honteux pour vous-même que pour ma fille et moi, ne lave point la tache, je venais vous apporter l’olivier de la paix ; mais votre ton léger a subitement changé mes idées, et voici mon dernier mot : épouser ma fille, ou vous préparer à recevoir de cette main, encore verte malgré le nombre des ans, la correction mortelle que méritent tous ces petits perturbateurs du repos des familles !… — Ailleurs que chez moi, lui répliquai-je indigné, votre repos personnel serait d’avance troublé par cent coups de bâton que mérite un homme de votre espèce, soit qu’il déshonore une véritable naissance par les infamies qu’on sait, soit qu’il en impose en se donnant pour ce qu’il ne fut peut-être jamais !… » Écumant de rage, mais pourtant quelque peu désorienté, le vieux rodomont riposta : « La même considération que vous venez de citer vous met dans ce moment à l’abri de tout ce que vous me mettez dans le cas de méditer contre vous : c’est ailleurs que dans votre demeure qu’il faudra vous apprendre ce que c’est que messire de la Bousinière ! » Il se retirait furieux. « Oui, lui criai-je, les registres de la police vont m’en instruire, infailliblement ! »

« Ce désastreux Lebrun ! c’était encore lui qui, pour m’avoir donné la clef de toutes ces intrigues, était cause que je venais de démonter, comme avec la Prudent, les batteries d’un homme qui se croyait bien formidable quand il avait osé mettre le pied sur le seuil de ma porte ! »

Ici Monrose s’aperçut enfin du dégoût que me causait le récit de toute cette ignoble aventure. Depuis longtemps je l’écoutais sans avoir jeté à travers son récit la moindre réflexion qui pût l’assurer que j’y prenais encore intérêt : il m’offrit de m’épargner le reste de sa confession fastidieuse ; mais je l’aimais trop pour ne pas le plaindre en secret. Je brûlais de savoir comment il sortirait de cette fange ; d’ailleurs, je le voyais toucher de bien près au temps où nous étions ; je le priai donc de continuer sa narration ; il le fit dans ces termes.


  1. Le Goût, pour assurer l’immortel succès des drames, fit naître un jour un talent que pendant bien des années on admira sur la scène française, et qui l’a même enrichie d’un emploi non connu jusqu’alors. Dès que dans quelque pièce un homme d’un certain âge venait débiter, du ton de la chaire, de grands mots sentencieux, pousser des soupirs, des exclamations, étendre les bras, etc., et qu’en se retournant il laissait voir une crinière blanche flottante sur les épaules, on s’écriait : « C’est le père noble ! » À la vérité, des cheveux longs n’étaient, dans la société, dévolus qu’aux gens de robe et aux fripiers des halles, mais au théâtre ils étaient l’indispensable uniforme du sentiment. Point de bon drame sans un pleureur, nommé père noble. Il y en avait de robe, d’épée, de finance. Le père de famille était, bien entendu, un père noble. MM. Vanderk, de Mélac, etc., pères nobles. Ce dernier, fidèle aux cheveux épars, n’y dérogeait pas même pour voler de Lyon à Paris en poste. Voilà de grands moyens au moins ! En un mot, personne n’osait parler morale au théâtre avec une bourse à cheveux : pas même le colonel Clainville, à qui, par grâce, à cause de son état militaire, on tolérait la perruque ronde, mais point de catogan, point de bourse, pas même un pauvre petit crapaud ! Ah ! ce fut bien alors qu’on atteignit, en France, le nec plus ultrà de l’art dramatique ! (Note du censeur.)