Monrose ou le Libertin par fatalité/II/32

Lécrivain et Briard (p. 184-190).
Deuxième partie, chapitre XXXII


CHAPITRE XXXII

AMBASSADE. COMMENT ELLE RÉUSSIT


« Vous comprenez, ma chère comtesse, que la nuit était avancée quand Lebrun eut fini ; je mourais de sommeil. Après lui avoir exprimé bien vivement combien j’étais touché de tout ce qu’il avait fait pour moi, je remis au lendemain de conférer avec lui sur le parti qu’il y aurait à prendre. Il s’agissait de savoir quelles ouvertures on me ferait de la part de ma correspondante du Marais : vers dix heures son émissaire parut.

« Je vis un de ces êtres comme il y en a tant à Paris, et sur la physionomie desquels un connaisseur saisit à l’instant le résultat du mélange de la curiosité, de la prétention à l’estime et de l’hypocrisie. Cette classe de femmes comprend assez généralement les brocanteuses, les gardes-malades, les sages-femmes, les pourvoyeuses, toutes ces professions aboutissant, en dernière analyse, à se mêler des affaires d’autrui. Madame Prudent (ainsi se nommait la plénipotentiaire d’Armande) était une commère de cinquante-cinq à soixante ans, rangeant entre le peuple et la petite bourgeoisie ; un peu bourgeonnée, sauf à motiver quelque soupçon d’ancien catinisme ou d’actuelle ivrognerie ; ses petits yeux roux, très-observateurs, eurent pris, en un moment, la mesure de tout ce qui se voyait chez moi : je crus voir un huissier faisant dans son cerveau l’algébrique toisé du produit d’une saisie !

« Le désolant Lebrun, au regard fixe et terrible pour quiconque lui déplaît, fronçait son épais sourcil noir et faisait tout beau sur la commère, à peu près comme un chien d’arrêt qui, sans la présence du chasseur, se ruerait sur une proie.

« Comme madame Prudent, placée, après les contorsions polies que font les personnes de son état, ne parlait point encore, affectant, par son air inquiet, d’attendre que nous fussions tête à tête, je ne me gênai point de dire qu’elle pouvait entrer en matière, Lebrun, qui demeurait par mon ordre, n’étant point un onéreux témoin, puisqu’il connaissait parfaitement M. de la Bousinière, mademoiselle sa fille, MM. Béatin, Carvel, Saint-Lubin et consorts, ainsi que la marchande de tabac, l’allée, le jardin et la porte de derrière qui donne sur le cul-de-sac par lequel le frère de la demoiselle de la Bousinière avait eu le malheur d’être enlevé pour être conduit à la Force.

« À chacune de ces particularités, l’ambassadrice, graduellement assommée, ne pouvait éviter de faire un petit sursaut, et sa trogne était d’un cramoisi foncé quand je lui cédai la parole. La pauvre diablesse fut au moment de suffoquer. « Eh bien ! monsieur, dit-elle avec peu d’assurance, quoiqu’elle se fût enfin remise, puisque vous êtes si savant, vous ne devez guère être embarrassé de déclarer le parti que vous vous proposez de prendre. — Madame Prudent, répliquai-je, je croyais que c’était à mademoiselle Armande à prendre le sien, qui devrait être, ce me semble, de me laisser en repos, après toutefois que je lui aurai rendu le tendre gage du souvenir d’un moment qu’elle voulait bien souhaiter que je n’oubliasse jamais… Lebrun, donnez à madame une petite boîte qui est sous ce flambeau. » Lebrun, plus prudent, n’obéit point à cet ordre.

« — Comment l’entendez-vous, monsieur ! reprit alors la Prudent avec toute l’aigreur d’une rude commère ; je ne viens pas ici pour endurer des pasquinades ; il s’agit de savoir si vous épouserez l’honnête demoiselle que vous avez indignement subornée, ou si vous payerez, à l’échéance et sans éclat, la somme stipulée dans votre dédit !

« Nous nous regardions, Lebrun et moi, pétrifiés et doutant si nous ne rêvions point une aussi singulière aventure… « De grâce, madame, dis-je à l’intrigante, répétez-moi vos questions, auxquelles je suis sans doute excusable de n’avoir pas compris une parole. — Je vais faire mieux, monsieur ; je me suis prémunie d’une copie de votre écrit, dont l’original est déjà déposé chez M. Faussin, procureur au Châtelet, rue du Pet-au-Diable. Et puis, ce que vous savez a manqué à mademoiselle de la Bousinière : je vous déclare qu’elle est grosse de vos œuvres ! » Je fis remettre à Lebrun un papier que produisait madame Prudent ; il y lut ; « Je jure sur mon honneur d’épouser mademoiselle Armande-Félicité-Victorine Bousin, demoiselle de la Bousinière, et dans le cas où dans l’espace de trois mois je n’aurais pas réalisé ma promesse, je m’engage à compter entre les mains de ladite demoiselle une somme de dix mille écus en espèces ou papier valable. La présente somme toutefois rachetable par un contrat de quarante mille livres, au denier vingt, sans aucune retenue, hypothéqué sur tous mes biens. Fait à Paris, le… Signé Hippolyte Monrose de Kerlandec. »

« Je ne sais, chère comtesse, si ce fut l’atrocité de cette imposture ou le ridicule dont elle visait à me couvrir qui me fut le plus sensible au premier moment… « Voilà, monsieur, une pièce bien forte, dit Lebrun d’un ton railleur, qui ne pouvait au surplus offenser que la Prudent : il n’y a pas un moment à perdre. À votre place, je verrais dès aujourd’hui M. Faussin, et je me piquerais de dénouer cette grande aventure avant qu’elle pût faire le moindre éclat. — Je ne me rappelais pas, repris-je, avoir pris cet engagement solennel ; mais mademoiselle Armande, appuyée d’un titre aussi fort, doit être bien tranquille. Assurez la que je n’aurai garde de manquer à tenir religieusement tout ce que je lui ai promis. — Mais, monsieur… un mot de réponse à la lettre ? disait, l’osant à peine, la pauvre Prudent, qui se voyait démontée par mon apparente facilité. C’est surtout au sujet de son père qu’elle craint. Il sait tout : il a parlé de venir s’expliquer avec vous. Ce galant homme n’entendra peut-être pas à l’option que comporte le titre de sa fille : il voudra que son honneur soit lavé par le sacrement… — Madame Prudent, dis-je alors d’un ton qui ne permit plus à cette femme de jouer la comédie, ne vous mettez pas dans le cas fâcheux qu’il soit parlé de vous quand tout ceci s’éclaircira. — Comment, monsieur !… À qui croyez-vous parler ? Je suis une femme connue… » Elle allait sans doute entamer une belle kyrielle, mais je n’eus pas plutôt fait froidement un signe du doigt à Lebrun, qui s’approcha de mon oreille, que la commère, troublée, se lève et tourne les talons en marmottant de confuses réflexions ; nous ne fîmes pas semblant d’entendre ; elle gagna l’escalier et la porte, où Lebrun, arrivé aussitôt, dit devant elle, au suisse, de ne jamais la laisser rentrer, comme de ne recevoir désormais aucun papier pour moi, sans qu’il fît appeler quelqu’un de mes domestiques.

« Quel mécompte pourtant ! Comme, si j’avais pris l’alarme, la mission de madame Prudent devenait intéressante et de poids sans doute ! Quelle inépuisable source de commérages ! Que de pas de chez Armande chez moi ! de chez moi chez Armande ! et puis les obligations ! la reconnaissance ! Ce fatal Lebrun, avec ses soins et ses documents, avait désorganisé, dans le principe, toute la conjuration, et ruiné les espérances de la clique ! »