Monrose ou le Libertin par fatalité/II/29

Lécrivain et Briard (p. 166-171).
Deuxième partie, chapitre XXIX


CHAPITRE XXIX

OÙ MONROSE FAIT D’INTÉRESSANTES, MAIS PÉNIBLES DÉCOUVERTES


« C’est toujours Lebrun qui me parle, comtesse. « Il est très-inutile, mon cher maître, de vous expliquer comment dès le lendemain la petite regrattière acquitta l’espèce de parole qu’elle m’avait donnée. C’était la veille du premier billet que vous reçûtes de cette Colombine du bal, de laquelle vous aviez d’abord l’air de perdre l’esprit, et dont alors nous étions, vous et moi, bien éloignés de soupçonner qu’un jour elle se trouverait être la dame verte du souper de la chaussée d’Antin. »

« Ici Lebrun s’interrompant : « À propos, monsieur le chevalier, me dit-il, vous négligez furieusement ces braves dames !… » Je ne voulais lui donner à ce sujet aucune satisfaction. Fortement occupé dans cet instant d’un plus pressant intérêt, je lui imposai silence sur le chapitre de mes belles hospitalières, et le conjurai de continuer à me parler de Carvel.

« Lebrun obéit. « Carvel, dit-il, est perdu pour moi dans le moment où nous touchons : en attendant que je vous le retrouve, permettez-moi, monsieur le chevalier, de vous rappeler qu’à cette époque vous donniez comme un vrai fou dans les passades ; que vous éleviez au troisième ciel votre mercure tonsuré ; que si, visant de loin à le faire casser aux gages, j’osais vous faire très-respectueusement quelques remontrances au sujet des périlleuses fortunes qu’il vous procurait, vous m’envoyiez, mais le plus amicalement du monde, à tous les diables ; que si j’opposais au courtage du dangereux abbé celui de l’honnête M. d’Aspergue, qui me semblait vous pourvoir plus décemment, vous faisiez des gorges-chaudes de ses folles, de ses pédantes, avec lesquelles, à bon compte, vous trouviez très-doux de coucher : à travers une ivresse où vous sembliez vous complaire, j’aurais eu mauvaise grâce à venir vous ennuyer du danger de vos rapports avec un Saint-Lubin, et des méchantes intentions d’un Carvel !

« Celui-ci, je l’avais, comme j’ai déjà dit, tout à fait perdu de vue depuis notre petit souper. Cependant, l’idée de cet homme enlevé la même nuit au Marais me trottait dans la tête. Ne serait-ce point Carvel ?

« Au bout de six jours, je fis un tour à la Force et m’informai. Non-seulement c’était bien Carvel qu’on avait arrêté, mais il s’agissait encore de le transférer incessamment à Bicêtre. Ce renseignement me fit honte de demander à le voir. Je revins sur mes pas et restai tranquille, n’allant plus au Marais que pour les beaux yeux de ma brunette, dont les faveurs valaient encore incomparablement mieux que son tabac.

« Un beau jour enfin, au moment où je pensais le moins à Carvel, je le rencontrai, débiffé, mal en point, qui rêvait appuyé sur le parapet de la terrasse des Tuileries. « — Comment ! te voilà ! lui dis-je, en m’annonçant par un coup sur l’épaule sans lequel il ne m’aurait point aperçu. — Ah ! c’est toi, Lebrun ? — Je t’ai cru mort ! — Autant vaut presque : n’ai-je pas frisé Bicêtre ! Ah ! je m’y serais tué ! » Je feignis une extrême surprise et le priai de me conter ses malheurs.

« — Tu sais, me dit-il, que la nuit de notre souper dans la rue des Boucheries, je devais joindre quelque part mon ami Saint-Lubin ? Il s’agissait d’une toute petite mystification, afin d’accélérer le mariage d’un provincial fort épris avec une jeune personne qui l’aimait aussi de tout son cœur. Il semblait que cette négociation, les parties étant si bien d’accord, dût ne souffrir aucune difficulté. Point du tout : je ne sais quel scrupule était survenu subitement au galant. Il voulut se dédire. Je représentais un frère ; je fus prié par le père, l’homme de grand sens, de chambrer un peu l’inconstant, et de lui faire entendre raison : il ne s’agissait nullement d’une affaire. Il me suivit sans répugnance, et seul, au fond d’un jardin où il y a certain cabinet qui débouche sur un cul-de-sac. Il fallait, pour mon malheur, que le maudit domestique de mon homme conçût quelque injurieux soupçon, et que, connaissant le local, il vînt par dehors se mettre à portée du lieu de notre conférence. Comme en effet l’entêtement négatif du provincial commençait à la rendre orageuse, l’indiscret domestique alla chercher la garde, un commissaire : tout cela n’est pas loin. On vint frapper à la porte de par le roi ; je refusai d’ouvrir ; on fit violence ; la porte céda ; je comptais sur un pistolet que je ne me trouvai point ; il fallut obéir à la force. Nous fûmes conduits chez un commissaire… On eut l’injustice d’y décider que j’irais en prison, tandis qu’on laissait libre celui qui m’avait tenu les mêmes propos et fait les mêmes menaces !

« Cependant cette misère pouvait n’avoir aucunes suites ; mais un maudit fiacre rapportant le lendemain chez son inspecteur mon fatal pistolet, des suppôts de chicane, qui ne demandent qu’à voir du crime même où il n’y en a point, se fourrèrent dans la tête qu’une arme à feu, par miracle oubliée, n’avait pas été apportée sans quelque perfide dessein… Ce fut alors qu’épluchant ma rixe avec toute leur passion accoutumée, ils parvinrent à y voir de quoi mériter Bicêtre… J’étais perdu si le père de la jeune personne, grand charlatan de probité, et qui a de petites protections à la police, si Armande elle-même qui, lorsqu’elle en prend la peine, devient l’image frappante de la candeur et de la vertu, si ces honnêtes personnes, dis-je, ne s’étaient donné les plus grands mouvements pour que l’affaire s’assoupît. Toute prétention cessant, de leur part, à se prévaloir de ce que le provincial avait promis, et celui-ci certifiant que je n’avais point menacé sa vie, de laquelle d’ailleurs il disait qu’il ne m’eût pas fait bon marché, tout le monde ainsi d’accord, dis-je, le père et la fille désavouant, bien entendu, l’excès de zèle qui m’avait fait usurper les faux titres de fils et de frère, on m’a remis hier en liberté. L’équitable Armande, à qui, par mon attention à ne la point compromettre, j’avais épargné le voyage de Saint-Martin, a fait les choses à merveille, et si tu me vois l’oreille basse aujourd’hui, mon cher Lebrun, crois que ce n’est pas moins l’effet de l’extrême reconnaissance qu’Armande n’a cessé de me témoigner toute la nuit, que celui du trop frugal et peu sensuel ordinaire de la Force. »

« Ô ma chère comtesse ! me dit ici Monrose honteux jusqu’aux larmes, quel tissu d’intrigues me développaient déjà les confidences de Lebrun ! Mais ce n’était pas tout : il avait bien d’autres noirceurs à m’apprendre ! » Je vais continuer à le faire parler : lecteur, nous accorderez-vous bien encore un peu de complaisance ?